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LITTÉRAIRE,

PHILOSOPHIQUE,

CRITIQUE, etc.

JUIN 1771.

Paris, 1er juin 1771.

IL est mort au mois de février dernier, dans le village de Vitry, situé à une lieue de Paris, entre cette capitale et Choisy, une femme âgée de plus de quatre-vingts ans, qui occupait une petite maison depuis plusieurs années, et y vivait dans la plus profonde retraite. Le roman qu'on a débité sur son compte est des plus incroyables, et bien loin d'avoir aucun caractère d'authenticité, il a au contraire toutes les marques de réprobation qu'un récit puisse renfermer; cependant il s'est trouvé ici depuis long-temps, assez généralement répandu, et il s'est renouvelé à l'occasion de la mort de l'héroïne. On a fait, au mois d'avril dernier, la vente de ses effets,

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et beaucoup de curieux et d'oisifs se sont rendus à Vitry pour assister à un inventaire qui avait excité leur attention. Ce qu'il y a de sûr, c'est que l'héroïne du roman vivait à Vitry, entièrement isolée; elle n'allait chez personne et ne recevait personne chez elle, et le soin constant qu'elle prit pour rester obscure favorisait infiniment les bruits qui couraient sur son compte: Quoi qu'il en soit, voici une relation qu'on fabriqua à son sujet il y a environ dix ans, et que sa mort a fait renouveler depuis quelques

mois.

CONTE qui n'en est pas un.

« Personne n'ignore que le czar Pierre-leGrand eut un fils indigne de lui, à qui il fit épouser la princesse d'Allemagne la plus accomplie de la maison de Brunswick, sœur de l'impératrice, femme de Charles VI.

>> Le caractère du Czarowitz ne fut pas adouci par les grâces, la vertu et l'esprit de cette princesse. I la maltraitait souvent, et, chose incroyable! il l'empoisonna jusqu'à neuf fois; mais elle fut toujours secourue si à propos et si efficacement, qu'elle en revint. Ce monstre voulant consommer son crime à quelque prix que ce fût, lui donna un jour de si furieux coups de pied dans le ventre, qu'elle tomba évanouie et noyée dans son sang, parce qu'elle était grosse de huit mois.

>>> Ses femmes accoururent, et le barbare Cza

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rowitz partit pour se rendre à une maison de campagne, bien persuadé qu'il apprendrait sa mort le lendemain. Malheureusement pour cette princesse, le czar était alors dans une de ces tournées qu'il a faites dans toute l'Europe: éloignée et du czar et de sa propre famille, la princesse se voyait livrée à un prince féroce, maître absolu dans une cour esclave, au moment de succomber sous le fer et le poison, et ne pouvant fuir, parce qu'elle était gardée dans son palais comme dans une prison.

>> Dans cette extrémité, elle tira parti des cruels traitemens qu'elle avait soufferts, en se servant d'un moyen que lui suggéra la comtesse de Konigsmark, mère du maréchal de Saxe : ses femmes furent gagnées, et on la supposa morte. On la mit promptement et secrètement dans une bière, pour dérober au public, disaiton, la connaissance des mauvais traitemens qu'elle avait reçus la veille du Czarowitz. On manda sa mort à son époux, qui ordonna de l'enterrer bien vite et sans cérémonie ; les courriers furent dépêchés, et toute l'Europe porta le deuil d'une bûche.

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Cependant la princesse se sauva avec un vieux domestique de confiance que lui donna la comtesse de Konigsmark, et vint à Paris, où elle se tint cachée quelque temps; mais craignant toujours d'être reconnue, elle partit pour la Louisiane avec ce domestique qui passait pour son père, et une femme pour la servir.

» A son arrivée dans cette colonie, elle excite bientôt la curiosité et l'admiration de tous les habitans.

» Un officier nommé d'Auban, la reconnaît. Il avait sollicité autrefois de l'emploi à Pétersbourg, et y avait vu tous les jours la princesse. Tout incroyable que lui paraît cet événement, il ne peut en douter. Il a la prudence de n'en rien témoigner, et cherche à se rendre utile à ce père, qui se dit allemand, et prétend avoir une somme suffisante pour former un petit établissement. D'Auban se charge de tout, réunit ses fonds aux fonds de cette étrangère, achète des esclaves, et monte une habitation en société.

» Enfin il n'y peut plus tenir; et un jour, plein de tendresse et d'admiration, il avoue à la princesse qu'il la connaît. Le premier mouvement de cette infortunée fut celui du désespoir; mais se rassurant sur l'épreuve qu'elle avait faite de la prudence de d'Auban, elle lui en marque sa reconnaissance, et lui fait jurer qu'il garderait inviolablement ce funeste secret. Quelque temps après, les gazettes d'Europe apprirent la catastrophe arrivée en Russie, et la mort du Czarowitz. La princesse morte civilement en Europe ne voulut plus y retourner. Son vieux domestique venait de mourir: l'amour de M. d'Auban, quoique couvert du voile de l'attachement et du respect le plus profond, n'avait pas échappé à sa pénétration; elle n'avait que lui pour consolateur et confident; elle en fit son mari.

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