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TROIS DISCOURS DE PASCAL

SUR LA CONDITION DES GRANDS.

Ces discours ont été publiés par Nicole en 4670, et réimprimés en 4674. On les trouve, dans les Essais de morale, à la suite du traité De la Grandeur. Il les a fait précéder d'un préambule que nous reproduirons d'abord.

« Une des choses sur lesquelles feu M. Pascal avait plus de vues était >> l'instruction d'un prince que l'on tâcherait d'élever de la manière la >> plus proportionnée à l'état où Dieu l'appelle, et la plus propre pour le » rendre capable d'en remplir tous les devoirs et d'en éviter tous les >> dangers. On lui a souvent ouï dire qu'il n'y avait rien à quoi il désirât >> plus de contribuer s'il y était engagé, et qu'il sacrifierait volontiers sa » vie pour une chose si importante. Et comme il avait accoutumé d'écrire » les pensées qui lui venaient sur les sujets dont il avait l'esprit occupé, » ceux qui l'ont connu se sont étonnés de n'avoir rien trouvé dans celles >> qui sont restées de lui, qui regardât expressément cette matière, quoi» que l'on puisse dire en un sens qu'elles la regardent toutes, n'y ayant » guère de livres qui puissent plus servir à former l'esprit d'un prince » que le recueil que l'on en a fait.

»Il faut donc ou que ce qu'il a écrit de cette matière ait été perdu, ou » qu'ayant ces pensées extrêmement présentes, il ait négligé de les écrire. » Et comme par l'une et l'autre cause le public s'en trouve également » privé, il est venu dans l'esprit d'une personne, qui a assisté à trois dis>> cours assez courts qu'il fit à un enfant de grande condition, et dont »> l'esprit, qui était extrêmement avancé, était déjà capable des vérités » les plus fortes, d'écrire neuf ou dix ans après (a) ce qu'il en a retenu. Or, » quoiqu'après un si long temps il ne puisse pas dire que ce soient les >> propres paroles dont M. Pascal se servit alors, néanmoins tout ce qu'il >> disait faisait une impression si vive sur l'esprit, qu'il n'était pas possible » de l'oublier. Et ainsi il peut assurer que ce sont au moins ses pensées » et ses sentiments. >>

Nicole lui-même est évidemment cette personne qui avait assisté à ces discours, et qui les a rédigés de mémoire longtemps après. Et malgré son témoignage si remarquable sur la profonde impression que faisait cette grande parole, et sur l'impossibilité de l'oublier, il est clair que ce n'est plus la voix même de Pascal, mais celle de Nicole que nous entendons. En effet, on ne retrouvera pas ici, comme on la retrouvait dans l'entretien qui précède, la fierté et la véhémence du style de Pascal, si ce n'est dans quelques traits détachés, dont la hardiesse ou la brusquerie avait frappé davantage l'imagination de Nicole, et était restée dans sa mémoire.

Cette phrase de Nicole: Et comme par l'une et l'autre cause le public s'en trouve également privé, il est venu dans l'esprit d'une person ne, etc.,

(a) Dans la première édition, Nicole avait mis sept ou huit.

fait voir que Nicole n'a songé à rédiger ces discours que vers le temps de la première édition des Pensées, c'est-à-dire à l'époque même où il les a données au public; et comme ils remontaient à neuf ou dix ans, ils sont donc des dernières années de la vie de Pascal. On a supposé, et cette supposition a été admise généralement, que le jeune seigneur auquel s'adressait Pascal était le duc de Roannez; mais cela ne peut pas être. Le duc était né vers 4630 (a); on ne peut donc se le représenter, vers 1664 ou 4662, comme un enfant très-avancé pour son âge, suivant les termes de Nicole. On ne gagne rien en reculant ces entretiens, comme on a voulu le faire, jusqu'à la date de 4652: car le duc de Roannez aurait eu déjà vingt-deux ans. Il n'avait que sept ans de moins que Pascal; il s'était lié avec lui, comme voisin et comme amateur de bel esprit et de science, dans un temps où Pascal vivait comme tout le monde, et n'avait point autorité pour prêcher ainsi. Il est clair que Pascal n'a pu tenir ce langage que depuis sa retraite à Port Royal, et c'est ainsi que Nicole a pu se trouver présent à ces entretiens. Et il fallait bien, ce me semble, que celui à qui ces discours s'adressaient ne fût qu'un enfant, comme le dit Nicole, pour qu'on se permit de lui faire la leçon de ce ton âpre et despotique. Si Nicole lui-même a dit quelque part (Lettre à M. de Sévigné sur les Pensées) que son amour-propre n'aimait pas à être régenté si fièrement, à plus forte raison un jeune duc et pair déjà homme eût trouvé mauvais, je crois, qu'on lui dit en face, et devant un tiers, ces vérités dures et durement présentées. Mais un enfant pouvait écouter cela comme il écoutait une leçon en classe ou un catéchisme.

Mais quel était cet enfant? Je ne saurais le dire. On pourrait penser au jeune prince de Guemené, que sa mère faisait élever par messieurs de Port Royal (voir page 152, note 5); mais le prince de Guemené n'avait pas sept ans à la mort de Pascal, et quoiqu'on nous parle d'un esprit extrémement avancé et déjà capable des vérités les plus fortes, on hésite à croire que des paroles en effet si fortes aient été adressées à un si jeune enfant (b). Quoi qu'il en soit, il semble que Pascal devait avoir bien de la peine à se proportionner à l'enfance et à la toucher; il n'y a rien de maternel dans son génie. Voici ces trois discours :

I.

Pour entrer dans la véritable connaissance de votre condition, considérez-la dans cette image:

Un homme est jeté par la tempête dans une île inconnue [cf. XI, 8], dont les habitants étaient en peine de trouver leur roi, qui s'était perdu; et ayant beaucoup de ressemblance de corps et de visage avec ce roi, il est pris pour lui, et reconnu en cette qualité par tout ce peuple. D'abord il ne savait quel parti prendre; mais il se

(a) Il n'avait guère que vingt-quatre ans, dit le Recueil d'Utrecht, lorsque M. Pascal s'étant donné à Dieu, lui persuada d'entrer dans les mêmes sentiments que lui, et de se mettre sous la conduite de M. Singlin. Or on sait que cette conversion de Pascal est de 1654. (Le prince de Guemené paraît avoir été assez matériel et assez épais : La spéculation, dit madame de sévigné, ne lui dissipe point les esprits (Lettre du 6 décembre 1679). d.

résolut enfin de se prêter à sa bonne fortune. Il reçut tous les respects qu'on lui voulut rendre, et il se laissa traiter de roi.

Mais comme il ne pouvait oublier sa condition naturelle, il songeait, en même temps qu'il recevait ces respects, qu'il n'était pas ce roi que ce peuple cherchait, et que ce royaume ne lui appartenait pas. Ainsi il avait une double pensée [cf. v, 2, et XXIV, 90] : l'une par laquelle il agissait en roi, l'autre par laquelle il reconnaissait son état véritable, et que ce n'était que le hasard qui l'avait mis en la place où il était. Il cachait cette dernière pensée, et il découvrait l'autre. C'était par la première qu'il traitait avec le peuple, et par la dernière qu'il traitait avec soi-même.

Ne vous imaginez pas que ce soit par un moindre hasard que vous possédez les richesses dont vous vous trouvez maître, que celui par lequel cet homme se trouvait roi. Vous n'y avez aucun droit de vous-même et par votre nature, non plus que lui : et non-seulement vous ne vous trouvez fils d'un duc, mais vous ne vous trouvez au monde que par une infinité de hasards. Votre naissance dépend d'un mariage, ou plutôt de tous les mariages de ceux dont vous descendez. Mais ces mariages, d'où dépendent-ils ? D'une visite faite par rencontre, d'un discours en l'air, de mille occasions imprévues.

Vous tenez, dites-vous, vos richesses de vos ancêtres; mais n'estce pas par mille hasards que vos ancêtres les ont acquises et qu'ils les ont conservées? Mille autres, aussi habiles qu'eux, ou n'en ont pu acquérir, ou les ont perdues après les avoir acquises. Vous imaginez-vous aussi que ce soit par quelque voie naturelle que ces biens ont passé de vos ancêtres à vous? Cela n'est pas véritable. Cet ordre n'est fondé que sur la seule volonté des législateurs qui ont pu avoir de bonnes raisons, mais dont aucune n'est prise d'un droit naturel que vous ayez sur ces choses. S'il leur avait plu d'ordonner que ces biens, après avoir été possédés par les pères durant leur vie, retourneraient à la république après leur mort, vous n'auriez aucun sujet de vous en plaindre1.

1

<< De vous en plaindre. » Pour qu'on n'ait pas à se plaindre, il ne suffit pas qu'il plaise aux législateurs de faire ainsi, il faut encore qu'ils aient de bonnes raisons, comme disait Pascal tout à l'heure. Car tout est là, pour ceux du moins qui croient à l'autorité de la raison humaine. Pascal fait profession de n'y pas croire; et son incrédulité à l'égard de la propriété n'est qu'une conséquence de son scepticisme universel. Comment serait-elle pour lui de droit naturel, puisqu'il n'y a point de droit naturel, et que rien n'est juste de soi (Pensées, 111, 8, vi, 40, etc.)? Il ne

Ainsi tout le titre par lequel vous possédez votre bien n'est pas un titre de nature, mais d'un établissement humain. Un autre tour d'imagination dans ceux qui ont fait les lois vous aurait rendu pauvre; et ce n'est que cette rencontre du hasard qui vous a fait naitre avec la fantaisie des lois favorable à votre égard, qui vous met en possession de tous ces biens [cf. vi, 7 et 50].

Je ne veux pas dire qu'ils ne vous appartiennent pas légitimement, et qu'il soit permis à un autre de vous les ravir; car Dieu, qui en est le maître, a permis aux sociétés de faire des lois pour les partager; et quand ces lois sont une fois établies, il est injuste de les violer. C'est ce qui vous distingue un peu de cet homme qui ne posséderait son royaume que par l'erreur du peuple; parce que Dieu n'autoriserait pas cette possession et l'obligerait à y renoncer, au lieu qu'il autorise la vôtre. Mais ce qui vous est entièrement commun avec lui, c'est que ce droit que vous y avez n'est point fondé, non plus que le sien, sur quelque qualité et sur quelque mérite qui soit en vous et qui vous en rende digne. Votre âme et votre corps sont d'eux-mêmes indifférents à l'état de batelier ou à celui de duc; et il n'y a nul lien naturel qui les attache à une condition plutôt qu'à une autre.

Que s'ensuit-il de là? que vous devez avoir, comme cet homme dont nous avons parlé, une double pensée; et que si vous agissez extérieurement avec les hommes selon votre rang, vous devez reconnaître, par une pensée plus cachée mais plus véritable, que vous n'avez rien naturellement au-dessus d'eux. Si la pensée publique vous élève au-dessus du commun des hommes, que l'autre vous abaisse et vous tienne dans une parfaite égalité avec tous les hommes; car c'est votre état naturel.

Le peuple qui vous admire ne connaît pas peut-être ce secret [ef. v, 2]. Il croit que la noblesse est une grandeur réelle, et il considère presque les grands comme étant d'une autre nature que les autres. Ne leur découvrez pas cette erreur, si vous voulez; mais n'abusez pas de cette élévation avec insolence, et surtout ne vous

peut fonder la propriété, comme en général toute justice, que sur la seule volonté de Dieu, du Dieu qu'il croit et qu'il enseigne. Aujourd'hui, c'est uniquement sur les bonnes raisons que s'appuient les défenseurs les plus autorisés de la propriété et de l'héritage, et c'est, je crois, un assez ferme appui. Quant aux priviléges auxquels manqueraient les raisons, il faudrait les laisser tomber sans les défendre.

méconnaissez pas vous-même en croyant que votre être a quelque chose de plus élevé que celui des autres.

Que diriez-vous de cet homme qui aurait été fait roi par l'erreur du peuple, s'il venait à oublier tellement sa condition naturelle, qu'il s'imaginât que ce royaume lui était dû, qu'il le méritait et qu'il lui appartenait de droit? Vous admireriez sa sottise et sa folie. Mais y en a-t-il moins dans les personnes de condition qui vivent dans un si étrange oubli de leur état naturel?

Que cet avis est important! Car tous les emportements, toute la violence et toute la vanité des grands vient de ce qu'ils ne connaissent point ce qu'ils sont : étant difficile que ceux qui se regarderaient intérieurement comme égaux à tous les hommes, et qui seraient bien persuadés qu'ils n'ont rien en eux qui mérite ces petits avantages que Dieu leur a donnés au-dessus des autres, les traitassent avec insolence. Il faut s'oublier soi-même pour cela, et croire qu'on a quelque excellence réelle au-dessus d'eux en quoi consiste cette illusion que je tâche de vous découvrir.

II.

Il est bon, Monsieur, que vous sachiez ce que l'on vous doit, afin que vous ne prétendiez pas exiger des hommes ce qui ne vous est pas dû; car c'est une injustice visible et cependant elle est fort commune à ceux de votre condition, parce qu'ils en ignorent la

nature.

Il y a dans le monde deux sortes de grandeurs; car il y a des grandeurs d'établissement et des grandeurs naturelles. Les grandeurs d'établissement dépendent de la volonté des hommes qui ont cru avec raison devoir honorer certains états et y attacher certains respects. Les dignités et la noblesse sont de ce genre. En un pays on honore les nobles, en l'autre les roturiers [cf. v1, 62]; en celui-ci les aînés, en cet autre les cadets. Pourquoi cela? parce qu'il a plu aux hommes. La chose était indifférente avant l'établissement: après l'établissement elle devient juste, parce qu'il est injuste de la troubler.

Les grandeurs naturelles sont celles qui sont indépendantes de la fantaisie des hommes, parce qu'elles consistent dans les qualités

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