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ses planètes, sa terre, en la même proportion que le monde visible; dans cette terre, des animaux, et enfin des cirons, dans lesquels il retrouvera ce que les premiers ont donné; et trouvant encore dans les autres la même chose, sans fin et sans repos, qu'il se perde dans ces merveilles, aussi étonnantes dans leur petitesse que les autres par leur étendue; car qui n'admirera que notre corps, qui tantôt n'était pas perceptible dans l'univers, imperceptible lui-même dans le sein du tout, soit à présent un colosse, un monde, ou plutôt un tout, à l'égard du néant où l'on ne peut arriver?

Qui se considérera de la sorte s'effraiera de soi-même, et se considérant soutenu dans la masse que la nature lui a donnée, entre ces deux abîmes de l'infini et du néant, il tremblera dans la vue de ces merveilles ; et je crois que sa curiosité se changeant en admiration, il sera plus disposé à les contempler en silence qu'à les rechercher avec présomption.

Car enfin qu'est-ce que l'homme dans la nature ? Un néant à l'égard de l'infini, un tout à l'égard du néant : un milieu entre rien et tout. Infiniment éloigné de comprendre les extrêmes, la fin des

celui-ci, et dans un ordre si réglé, et sans embarras; surtout, en des villes si serrées, » l'on devrait bien craindre, pour le danger des embrasements, de faire des feux » de joie, et de fondre des canons et des cloches. Pensez aussi qu'en cet univers » de si peu d'étendue il se trouverait des géomètres de votre sentiment, qui feraient » un monde aussi petit au prix du leur que l'est celui que vous formez en comparai» son du nôtre, et que ces diminutions n'auraient point de fin. Je vous en laisse >> tirer la conséquence... » Il y a beaucoup de bon seus dans tout ce badinage; mais Pascal tenait à ses vues, et il les défend avec éloquence dans un des fragments nouvellement connus (xxv, 3, cf. ibid., 63).

« Ont donné ; et trouvant. » P. R.: Ont donné, trouvant encore... sans repos. Qu'il se perde, etc. P. R. coupe trop souvent les larges périodes de Pascal.

2 « A l'égard du néant. » P. R à l'égard de la dernière petitesse. C'est une glose pour expliquer et préparer le mot de néant, qui revient plus bas. On a craint que ce mot ne fût pas d'abord assez clair pour ceux qui ne sont pas familiers avec la langue des mathématiques; car Pascal parle ici cette langue, suivant laquelle l'infiniment petit est égal à zéro. Voir la note à la fin de l'article.

3. S'effraiera de soi-même. » P. R. a mis s'effraiera sans doute de se voir comme suspendu dans la masse que la nature lui a donnée, entre ces deux abimes de l'infini et du néant dont il est également éloigné. Il tremblera, etc Combien le texte de Pascal est plus énergique! S'effraiera de soi-même, que cela est vif et fort! Et ces belles expressions, se considérant soutenu, dans la masse que la nature lui a donnée, entre ces deux abimes de l'infini et du néant, combien il vaut mieux qu'elles ne forment qu'une incise, qui laisse la phrase suspendue, et qui aboutit à, il tremblera! C'est encore une période malheureusement coupée. Et cela peut-être uniquement pour éviter la petite faute du mot considérer répété.

▲ Infiniment éloigné. » P. R.: Il est infiniment éloigné des deux extrêmes, et son étre n'est pas moins distant du néant d'où il est tiré que de l'infini, etc. La phrase ainsi conçue n'est que la répétition inutile de celle qui la précède; au contraire, la

choses et leur principe sont pour lui invinciblement cachés dans un secret impénétrable; également incapable de voir le néant d'où il est tiré, et l'infini où il est englouti.

Que fera-t-il donc, sinon d'apercevoir quelque apparence du milieu des choses, dans un désespoir éternel de connaître ni leur principe ni leur fin? Toutes choses sont sorties du néant et portées jusqu'à l'infini. Qui suivra ces étonnantes démarches '? L'auteur de ces merveilles les comprend; tout autre ne le peut faire.

Manque d'avoir contemplé ces infinis, les hommes se sont portés témérairement à la recherche de la nature, comme s'ils avaient quelque proportion avec elle.

C'est une chose étrange qu'ils ont voulu comprendre les principes des choses, et de là arriver jusqu'à connaître tout, par une présomption aussi infinie que leur objet. Car il est sans doute qu'on ne peut former ce dessein sans une présomption ou sans une capacité infinie, comme la nature.

phrase de Pascal ajoute quelque chose à ce qu'il a dit d'abord. Elle part de ce que l'homme est un milieu entre rien et tout, pour conclure que sa connaissance aussi est nécessairement incapable d'atteindre aux deux bouts des choses.

« Le néant d'où il est tiré. » Non pas seulement dans le sens où on dit qu'il a été créé de rien, mais dans ce sens qu'il est formé d'éléments dont les éléments eux-mêmes se réduisent à l'infiniment petit ou à rien. - « Englouti. » Image d'une admirable énergie.

2 « Qui suivra. » P. R.: Qui peut suivre ? Ce tour est moins vif.

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« Ces étonnantes démarches. » Expression pleine d'imagination, qui peint comme un mouvement des choses elles-mêmes ce qui n'est que le mouvement de notre esprit, passant de la conception de l'atome infiniment petit à celle du tout infiniment grand. Comme l'intervalle est rempli par une série continue, ce mouvement n'est pas un saut brusque, c'est une démarche, mais combien hardie et étonnante ! Par l'emploi du pluriel, toutes choses, comme dit Pascal, semblent s'animer et se mouvoir à la fois.

« Tout autre. » P. R.: nul autre. Ce léger changement altère pourtant la pensée de Pascal. Le tour négatif nul autre indique seulement que personne ne peut comprendre ces merveilles; le tour positif tout autre indique de plus qu'il y en a qui l'essaient (ce sont les philosophes), mais qu'ils sont impuissants.

5 « Manque d'avoir contemplé. » On dirait aujourd'hui faute d'avoir contemple. P. R. supprime cette phrase et tout ce qui suit jusqu'à l'alinéa qui commence par Bornés en tout genre, c'est-à-dire tout ce qui aboutit à condamner la philosophie naturelle et le système de Descartes.

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« Qu'ils ont voulu.» Bossut : Que les hommes aient voulu. Le subjonctif est plus conforme à la grammaire, mais il ne dit pas positivement qu'en effet les hommes ont voulu cela. Et de là.» De là est supprimé dans Bossut. Il est nécessaire, car les philosophes n'ont pas prétendu tout d'abord connaître tout, mais seulement les principes des choses (voir plus loin), d'où ensuite ils ont cru pouvoir atteindre le reste.

Quand on est instruit1, on comprend que la nature ayant gravé son image et celle de son auteur dans toutes choses, elles tiennent presque toutes de sa double infinité. C'est ainsi que nous voyons que toutes les sciences sont infinies en l'étendue de leurs recherches; car qui doute que la géométrie, par exemple, a une infinité d'infinités de propositions à exposer? Elles sont aussi infinies dans la multitude et la délicatesse de leurs principes; car qui ne voit que ceux qu'on propose pour les derniers ne se soutiennent pas d'eux-mêmes, et qu'ils sont appuyés sur d'autres qui en ayant d'autres pour appui ne souffrent jamais de dernier?

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Mais nous faisons des derniers qui paraissent à la raison comme on fait dans les choses matérielles, où nous appelons un point indivisible celui au delà duquel nos sens n'aperçoivent plus rien, quoique divisible infiniment et par sa nature.

De ces deux infinis de sciences, celui de grandeur est bien plus sensible, et c'est pourquoi il est arrivé à peu de personnes de prétendre connaître toutes choses. Je vais parler de tout, disait Démocrite".

Mais l'infinité en petitesse est bien moins visible. Les philoso

D

1 « Ayant gravé. » Bossut : portant l'empreinte de son auteur gravée dans toutes choses. La nature, gravant elle-même dans les choses son image, est une personnification qui a paru sans doute hasardée; mais, si elle n'est pas très-logique, elle est belle à l'imagination. D'ailleurs, dans tout ce qui précède, ce n'est pas Dieu seulement, c'est la nature elle-même qu'on a considérée comme doublement infinie. * Elles sont. » C'est-à-dire les sciences. Dans Bossut, elle sera, qui ne se rapporte qu'à la géométrie. » Aussi a-t-il isolé la phrase, car qui doute, par un point mis devant le car. Mais ce sont les sciences qui sont infinies de deux manières, d'une part dans leurs conséquences, de l'autre dans leurs principes.

3. Et la délicatesse. » C'est-à-dire que ces principes sont de plus en plus déliés, de moins en moins complexes. La définition du solide suppose celle de la surface, qui suppose celle de la ligne, qui supposerait celle du point.

♦ « Qui paraissent. » C'est le mot propre, et non pas qui apparaissent, mot dont on abuse trop aujourd'hui, et qu'on devrait réserver pour ce qui a vraiment le caractère d'une apparition.

s « Démocrite. » Montaigne, Apol., p. 102: « De mesme impudence est cette pro» messe du livre de Democritus : Je m'en voys parler de toutes choses. » D'après

Cicéron, Acad., II, 23. Le texte grec est dans Sextus Empiricus, VII, 265: Λέγω τάδε περὶ τῶν συμπάντων.

Après cet alinéa venait le suivant, qui se trouve barré dans le manuscrit :

Mais, outre que c'est peu d'en parler simplement, sans prouver et connaître, il >> est néanmoins impossible de le faire, la multitude infinie des choses nous étant si › cachée, que tout ce que nous pouvons exprimer par paroles ou par pensées n'en est » qu'un trait invisible. D'où il paraît combien est sot, vain et ignorant ce titre de » quelques livres De omni scibili. »

6. Mais l'infinité.» 355. Ce qui suit se trouve sur une feuille qui porte en titre : Disproportion de l'homme, H., 2 (voir la note première, page 4). Avant ces mots,

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phes ont bien plutôt prétendu d'y arriver; et c'est là où tous ont achoppé1. C'est ce qui a donné lieu à ces titres si ordinaires, « Des » principes des choses, » « Des principes de la philosophie, » et aux semblables, aussi fastueux en effet, quoique non en apparence, que cet autre qui crève les yeux‘, De omni scibili'.

On se croit naturellement bien plus capable d'arriver au centre des choses que d'embrasser leur circonférence. L'étendue visible du

Mais l'infinité, Pascal avait écrit cette phrase, qu'il a barrée: On voit d'une première vue que l'arithmétique seule fournit des propriétés sans nombre, et chaque science de même.

1 « Ont achoppé. » Bossut: ont choppé. C'est de la forme achopper (qui manque dans le Dictionnaire de l'Académie) que vient le substantif achoppement.

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« Des principes. » C'est le titre du célèbre ouvrage de Descartes : Principia philosophia.

3 «En effet.

C'est-à-dire en réalité.

4 « Qui crève les yeux. » C'est-à-dire dont l'orgueil, dont la présomption saute aux yeux, crève les yeux. Pascal avait mis d'abord : qui blesse la vue. Plus l'expression est familière, plus elle est méprisante, et plus elle condamne la science et ses prétentions.

5 « De omni scibili. » C'est-à-dire de tout ce qui peut se savoir. « C'est le titre > des thèses que Jean Pic de la Mirandole soutint avec grand éclat à Rome, à l'âge » de vingt-quatre ans. » (Note de l'édition Bossut.)

Cette note n'est pas bien exacte. Pic de la Mirandole, étant venu à Rome en 1486 (il n'avait pas encore vingt-quatre ans), publia une liste de 900 conclusions ou propositions qu'il s'engageait à soutenir publiquement contre tous les savants qui se présenteraient pour les attaquer; mais il ne les soutint pas, ses ennemis ayant dénoncé au pape quelques-unes de ses propositions, et lui ayant fait défendre toute discussion publique. Ces thèses ne sont pas rangées sous un titre général, tel que De omni scibili. Il les a fait précéder d'un préambule de quelques lignes, qui annonce qu'elles se rapportent à la dialectique, à la morale, à la physique, aux mathématiques, à la métaphysique, à la théologie, à la magie, à la science de la cabale, et qu'elles se divisent en deux sortes de propositions, les unes qui lui appartiennent, les autres qui ont été produites par des savants chaldéens, arabes, hébreux, grecs, égyptiens et latins. Elles sont distribuées par séries. La série des thèses mathématiques qui lui sont propres commence par onze propositions, dont la onzième est ainsi conçue: Per numeros habetur via ad omnis scibilis investigationem et intellectionem, ad cujus conclusionis verificationem polliceor me ad infra scriptas LXXIV quæstiones per viam numerorum responsurum. C'est-à-dire : « La voie des nombres peut conduire » à la découverte et à l'intelligence de tout ce qui tombe sous la connaissance; et » pour vérifier cette proposition, je m'engage à répondre par la voie des nombres >> aux 74 questions ci-dessous. » Voici quelques-unes de ces 74 questions: 4. S'il y a un Dieu; 2. S'il est infini; 3. S'il est la cause universelle;... 25. Si la création du monde extérieur procède nécessairement de l'essence divine qui est substance en trois personnes... (OEuvres de Pic de la Mirandole, Bâle, 4601, page 67). — Remarquons pourtant que l'omne scibile marque plutôt la vanité extraordinaire d'un homme, qu'une trop grande confiance dans les forces de l'esprit humain en général, puisque par cette expression même on distingue ce qui peut être connu de ce qui ne peut pas l'être.

• « On se croit.

P. R. a donné cet alinéa, mais au titre xxx, à un tout autre endroit que celui où il avait placé le commencement du morceau. Bossut a fait comme P. R. (I, vi, 26).

monde nous surpasse visiblement; mais comme c'est nous qui surpassons les petites choses, nous nous croyons plus capables de les posséder; et cependant il ne faut pas moins de capacité1 pour aller jusqu'au néant que jusqu'au tout. I la faut infinie pour l'un et l'autre ; et il me semble que qui aurait compris les derniers principes des choses pourrait aussi arriver jusqu'à connaître l'infini. L'un dépend de l'autre, et l'un conduit à l'autre. Les extrémités se touchent et se réunissent à force de s'être éloignées, et se retrouvent en Dieu, et en Dieu seulement.

Connaissons donc notre portée; nous sommes quelque chose et ne sommes pas tout. Ce que nous avons d'être nous dérobe la connaissance des premiers principes, qui naissent du néant, et le peu que nous avons d'être nous cache la vue de l'infini.

Notre intelligence tient dans l'ordre des choses intelligibles le mème rang que notre corps dans l'étendue de la nature.

Bornés en tout genre, cet état3 qui tient le milieu entre deux extrêmes se trouve en toutes nos puissances.

Nos sens n'aperçoivent rien d'extrême. Trop de bruit nous assourdit; trop de lumière éblouit; trop de distance et trop de proximité empêche la vue; trop de longueur et trop de brièveté du discours l'obscurcit; trop de vérité nous étonne : j'en sais qui ne peuvent comprendre que qui de zéro ôte 4 reste zéro. Les pre

1 De capacité. » On se rappelle que Pascal avait d'abord intitulé tout le morceau Incapacité de l'homme; il a mis ensuite disproportion.

2 « Ce que nous avons d'être. » Voir la note à la fin de l'article. « Et le peu que nous avons d'être. » C'est-à-dire, le trop peu.

3 « Bornés en tout genre, cet état. » P. R., XXII. Tout ce qui suit, jusqu'à et la terre s'ouvre jusqu'aux abimes, a été rattaché immédiatement par les anciens éditeurs au commencement du morceau, et placé après l'alinéa: Que fera-t-il donc?

• Du discours l'obscurcit. » Discours est pris ici dans un sens très-général, comme le héros des Grecs; c'est tout ce qu'on dit ou ce qu'on écrit. Ainsi, page 6 : et que le dernier objet où il peut arriver soit maintenant celui de notre discours. C'est à-dire de nos réflexions, de notre raisonnement.

5 Trop de vérité. » Ce qui suit, jusqu'à pour nous, manque dans P. R., soit que les éditeurs n'aient pas approuvé la pensée de Pascal, soit qu'ils ne l'aient pas comprise. J'avoue qu'en effet je ne puis comprendre comment qui de zéro ôle quatre reste zéro. Dans la langue vulgaire, ôter quatre de zéro n'a aucun sens; et dans la langue mathématique, si de zéro on ôte quatre, il reste- - 4, et non pas zéro. Peutêtre en effet qu'il s'est trompé en écrivant, et que c'était là ce qu'il voulait mettre. Il aurait pu citer aussi la propriété des asymptotes; c'est là une vérité qui étonne beaucoup de gens. Mais cependant peut-on dire qu'il y ait jamais quelque part trop de vérité, trop d'évidence? Quand on s'étonne d'une vérité, est-ce parce qu'elle est trop vraie, trop évidente, ou seulement parce qu'elle est abstraite et ne tombe pas sous le sens?

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