Page images
PDF
EPUB

même, et qu'ainsi elles remplissent toute sa capacité. Je ne parle que des passions de feu, car pour les autres, elles se mêlent souvent ensemble, et causent une confusion très-incommode; mais ce n'est jamais dans ceux qui ont de l'esprit. Dans une grande âme tout est grand. L'on demande s'il faut aimer. Cela ne se doit pas demander, on le doit sentir. L'on ne délibère point là-dessus, l'on y est porté, et l'on a le plaisir de se tromper quand on consulte'.

La netteté d'esprit cause aussi la netteté de la passion; c'est pourquoi un esprit grand et net aime avec ardeur, et il voit distinctement ce qu'il aime.

Il y a de deux sortes d'esprits, l'un géométrique, et l'autre que l'on peut appeler de finesse 2. Le premier a des vues lentes, dures et inflexibles, mais le dernier a une souplesse de pensée qu'il applique en même temps aux diverses parties aimables de ce qu'il aime. Des yeux il va jusques au cœur, et par le mouvement du dehors il connaît ce qui se passe au dedans. Quand on a l'un et l'autre esprit tout ensemble, que l'amour donne de plaisir ! Car on possède à la fois Ja force et la flexibilité de l'esprit, qui est très-nécessaire pour l'éloquence de deux personnes.

Nous naissons avec un caractère d'amour dans nos cœurs, qui se développe à mesure que l'esprit se perfectionne, et qui nous porte à aimer ce qui nous parait beau sans que l'on nous ait jamais dit ce que c'est. Qui doute après cela si nous sommes au monde pour autre chose que pour aimer? En effet, on a beau se cacher, l'on aime toujours. Dans les choses même où il semble que l'on ait séparé l'amour, il s'y trouve secrètement et en cachette, et il n'est pas possible que l'homme puisse vivre un moment sans cela.

L'homme n'aime pas à demeurer avec soi'; cependant il aime : il faut donc qu'il cherche ailleurs de quoi aimer. Il ne le peut trouver que dans la beauté; mais comme il est lui-même la plus belle

« Quand on consulte. » On a le plaisir de sentir la vivacité de la passion qui trompe le calcul de la raison.

2 « De finesse. » On se rappelle que cette distinction est le sujet d'un long paragraphe des Pensées (VII, 2).

3 « De plaisir. » Le cœur de Pascal s'ouvre et s'épanche dans ce passage. Et en effet qui a jamais mieux uni le don de sentir vivement et celui de redoubler et de multiplier la sensation par l'analyse? Plus tard, il aurait pu dire de même : Quand on a l'un et l'autre esprit tout ensemble, que la dévotion donne de plaisir !

4

« Avec soi. » Cf. iv, 1, p. 51.

créature que Dieu ait jamais formée, il faut qu'il trouve dans soimême le modèle de cette beauté qu'il cherche au dehors. Chacun peut en remarquer en soi-même les premiers rayons'; et selon que l'on s'aperçoit que ce qui est au dehors y convient ou s'en éloigne, on se forme les idées de beau ou de laid sur toutes choses. Cependant quoique l'homme cherche de quoi remplir le grand vide qu'il a fait en sortant de soi-même, néanmoins il ne peut pas se satisfaire par toutes sortes d'objets. Il a le cœur trop vaste; il faut au moins que ce soit quelque chose qui lui ressemble, et qui en approche le plus près. C'est pourquoi la beauté qui peut contenter l'homme consiste non-seulement dans la convenance, mais aussi dans la ressemblance: elle la restreint et elle l'enferme dans la différence du sexe 2.

La nature a si bien imprimé cette vérité dans nos âmes, que nous trouvons cela tout disposé; il ne faut point d'art ni d'étude; il semble même que nous ayons une place à remplir dans nos cœurs et qui se remplit effectivement. Mais on le sent mieux qu'on ne le peut dire. Il n'y a que ceux qui savent brouiller et mépriser leurs idées qui ne le voient pas.

Quoique cette idée générale de la beauté soit gravée dans le fond de nos âmes avec des caractères ineffaçables, elle ne laisse pas que

1

« Les premiers rayons. » Pascal surtout les trouvait en lui : « Son portrait est » là, pour nous dire quel était son noble visage. Ses grands yeux lançaient des » flammes. M. Cousin, en parlant ainsi, renvoie au beau portrait gravé par Edelinck, dans les Hommes illustres de Perrault, t. I.

2 « Du sexe. » C'est-à-dire que la beauté consiste en la ressemblance, mais en une ressemblance restreinte et enfermée dans la différence du sexe, assujettie à la condition de cette différence. Elle, c'est la beauté; elle la restreint, veut dire, elle la suppose restreinte. Mais pourquoi la restriction du sexe? comment la concilier avec cette théorie platonicienne, d'après laquelle l'amour n'est qu'une aspiration vers l'idée de la beauté? Qu'a de commun le sexe avec l'idée pure? Aussi Platon, dans ses imaginations, n'en tient aucun compte, et sa métaphysique trop large accueille toutes les dépravations des mœurs grecques. Par une heureuse inconséquence, Pascal abandonne ici Platon pour rentrer dans la nature. Pour mettre d'accord la nature et la théorie, il faudrait renverser la définition, et dire que le sexe ne délimite pas seulement nos désirs, mais qu'il en est le principe même. C'est au sexe que l'amour va tout d'abɔrd, puis dans le sexe, il s'attache de préférence à la beauté.

[ocr errors]

3 Mépriser leurs idées. » Qui sont ces gens qui savent brouiller el mépriser leurs idées? Ce sont ceux qui n'ont pas ce qu'on appelle aujourd'hui le sens psychologique; raisonneurs subtils qui ne s'attachent qu'au syllogisme, et qui méconnaissent l'observation, pour qui les faits de conscience sont comme s'ils n'étaient pas; qui brouillent et effacent ces notions premières déposées en chacun par la nature, et sur l'évidence desquelles toute connaissance morale est établie.

de recevoir de très-grandes différences dans l'application particulière, mais c'est seulement pour la manière d'envisager ce qui plaît. Car l'on ne souhaite pas nûment une beauté, mais l'on y désire mille circonstances qui dépendent de la disposition où l'on se trouve; et c'est en ce sens que l'on peut dire que chacun a l'original de sa beauté, dont il cherche la copie dans le grand monde'. Néanmoins les femmes déterminent souvent cet original. Comme elles ont un empire absolu sur l'esprit des hommes, elles y dépeignent ou les parties des beautés qu'elles ont, ou celles qu'elles estiment, et elles ajoutent par ce moyen ce qui leur plaît à cette beauté radicale 2. C'est pourquoi il y a un siècle pour les blondes, un autre pour les brunes, et le partage qu'il y a entre les femmes sur l'estime des unes ou des autres fait aussi le partage entre les hommes dans un même temps sur les unes et sur les autres. La mode même et les pays règlent souvent ce que l'on appelle beauté. C'est une chose étrange que la coutume se mêle si fort de nos passions 3. Cela n'empêche pas que chacun n'ait son idée de beauté sur laquelle il juge des autres, et à laquelle il les rapporte; c'est sur ce principe qu'un amant trouve sa maîtresse plus belle, et qu'il la propose comme exemple.

La beauté est partagée en mille différentes manières. Le sujet le plus propre pour la soutenir c'est une femme. Quand elle a de l'esprit, elle l'anime' et la relève merveilleusement. Si une femme veut plaire, et qu'elle possède les avantages de la beauté, ou du moins une partie, elle y réussira; et même, si les hommes y prenaient tant soit peu garde, quoiqu'elle n'y tâchât point, elle s'en

D

« Le grand monde. Pourquoi le grand monde? est-ce parce que Pascal aime une dame de haute condition, comme il va le faire entendre plus loin, et qu'il ne conçoit que de nobles amours? Ou plutôt n'est-ce pas que cette expression est prise ici dans un autre sens qu'on ne la prend d'ordinaire, pour dire simplement le grand nombre, la foule du monde?

2 « Radicale. » Qui est comme la racine, le noyau, en fait de beauté.

3

« De nos passions. » On reconnaît les idées de Pascal sur l'empire de la coutume. Voir particulièrement v1, 5: a Comme la mode fait l'agrément, aussi fait-elle >> la justice. >>

« La soutenir.» Ce mot exprime simplement le rapport d'un sujet à ses qualités.

« Elle l'anime.» Elle anime sa beauté par son esprit.

Tant soit peu garde. » C'est-à-dire, pourvu seulement que les hommes fassent attention à elle.

ferait aimer. Il y a une place d'attente dans leur cœur; elle s'y logerait.

L'homme est né pour le plaisir : il le sent, il n'en faut point d'autre preuve. Il suit donc sa raison en se donnant au plaisir. Mais bien souvent il sent la passion dans son cœur sans savoir par où elle a commencé.

Un plaisir vrai ou faux peut remplir également l'esprit. Car qu'importe que ce plaisir soit faux, pourvu que l'on soit persuadé qu'il est vrai1?

A force de parler d'amour, on devient amoureux. Il n'y a rien si aisé. C'est la passion la plus naturelle à l'homme.

L'amour n'a point d'àge; il est toujours naissant. Les poëtes nous l'ont dit; c'est pour cela qu'ils nous le représentent comme un enfant. Mais sans lui rien demander, nous le sentons 2.

L'amour donne de l'esprit, il se soutient par l'esprit. Il faut de l'adresse pour aimer. L'on épuise tous les jours les manières de plaire; cependant il faut plaire, et l'on plait '.

Nous avons une source d'amour-propre qui nous représente à nousmêmes comme pouvant remplir plusieurs places au dehors; c'est ce qui est cause que nous sommes bien aises d'être aimés. Comme on le souhaite avec ardeur, on le remarque bien vite et on le reconnait dans les yeux de la personne qui aime. Car les yeux sont les interprètes du cœur ; mais il n'y a que celui qui y a intérêt qui entend leur langage.

L'homme seul est quelque chose d'imparfait; il faut qu'il trouve un second pour être heureux. Il le cherche bien souvent dans l'égalité de la condition, à cause que la liberté et que l'occasion de se manifester s'y rencontrent plus aisément. Néanmoins l'on va quelquefois bien au-dessus, et l'on sent le feu s'agrandir quoiqu'on n'ose pas le dire à celle qui l'a causé".

Quand on aime une dame sans égalité de condition, l'ambition

« Qu'il est vrai. » On peut même dire que le plaisir est toujours vrai, car il est toujours vraiment plaisir. On ne peut entendre par plaisir faux que le plaisir que nous fait quelque chose qui ne devrait pas nous en faire.

2

« Nous le sentons. » Comment faut-il entendre cette phrase? Elle signifie peutêtre que nous nous sentons tout à coup amoureux sans avoir demandé à l'être.

3

« Et l'on plaît. »Voir ce que Pascal a dit ailleurs de l'art de plaire, qu'il savait si bien (p. 461).

4 • Places au dehors. » Sur cette pensée, cf. 1, 5.

S « Qui l'a causé. » Il est clair que Pascal exprime ici ce qu'il éprouve.

peut accompagner le commencement de l'amour; mais en peu de temps il devient le maître. C'est un tyran qui ne souffre point de compagnon; il veut être seul ; il faut que toutes les passions ploient et lui obéissent.

Une haute amitié remplit bien mieux qu'une commune et égale le cœur de l'homme; et les petites choses flottent dans sa capacité; il n'y a que les grandes qui s'y arrêtent et qui y demeurent.

L'on écrit souvent des choses que l'on ne prouve qu'en obligeant tout le monde à faire réflexion sur soi-même et à trouver la vérité dont on parle. C'est en cela que consiste la force des preuves de ce que je dis1.

Quand un homme est délicat en quelque endroit de son esprit, il l'est en amour. Car comme il doit être ébranlé 2 par quelque objet qui est hors de lui, s'il y a quelque chose qui répugne à ses idées, il s'en aperçoit, et il le fuit. La règle de cette délicatesse' dépend d'une raison pure, noble et sublime : ainsi l'on se peut croire délicat, sans qu'on le soit effectivement, et les autres ont le droit de nous condamner ". Au lieu que pour la beauté chacun a sa règle souveraine et indépendante de celle des autres. Néanmoins entre être délicat et ne l'être point du tout, il faut demeurer d'accord que, quand on souhaite d'être délicat, l'on n'est pas loin de l'être absolument. Les femmes aiment à apercevoir une délicatesse' dans les hommes; et c'est, ce me semble, l'endroit le plus tendre pour les gagner l'on est aise de voir que mille autres sont méprisables, et qu'il n'y a que nous d'estimables.

Les qualités d'esprit ne s'acquièrent point par l'habitude; on les

1 « De ce que je dis.» « C'est en cela que consistaient la logique et la rhéto>>rique de Pascal. » Note de M. Cousin. - Cf. xxv, 26: « Ce n'est pas dans Mon» taigne, mais dans moi, que je trouve tout ce que j'y vois. »

2 « Ebranlé. » Comme est ici dans le sens de lorsque, et le verbe doit exprime ce qui est sur le point de se faire. Comme il doit être ébranlé, c'est-à-dire, au mo ment qu'il va être ébranlé, qu'il est en disposition de l'être.

3 « De cette délicatesse. » C'est-à-dire de cette qualité, la délicatesse, prise en général.

4 « De nous condamner. » Puisqu'il y a une règle fondée sur la raison.

« Souveraine. » Cependant il y a un bon et un mauvais goût en fait de beauté, comme le dit ailleurs Pascal lui-même (VII, 21).

« Point du tout. » C'est-à-dire, la question n'étant pas si on est plus ou moins délicat (question insoluble), mais si on l'est ou si on ne l'est point.

« Une délicatesse. Un goût délicat, c'est-à-dire exigeant et difficile, qui ne se contente que de l'excellent, et méprise tout le reste.

« PreviousContinue »