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les entendent ; et au lieu qu'on ne peut débrouiller tous les replis de ce nœud si embarrassé qu'en tirant l'un des bouts que les géomètres assignent, ils en ont marqué un nombre étrange d'autres où ceuxlà se trouvent compris, sans qu'ils sachent lequel est le bon. Et ainsi, en nous montrant un nombre de chemins différents qu'ils disent nous conduire où nous tendons, quoiqu'il n'y en ait que deux qui y mènent (il faut savoir les marquer en particulier); on prétendra que la géométrie, qui les assigne certainement, ne donne que ce qu'on avait déjà des autres, parce qu'ils donnaient en effet la même chose et davantage, sans prendre garde que ce présent perdait son prix par son abondance, et qu'il ôtait en ajoutant.

Rien n'est plus commun que les bonnes choses: il n'est question que de les discerner; et il est certain qu'elles sont toutes naturelles et à notre portée, et même connues de tout le monde. Mais on ne sait pas les distinguer. Ceci est universel. Ce n'est pas dans les choses extraordinaires et bizarres que se trouve l'excellence de quelque genre que ce soit. On s'élève pour y arriver, et on s'en éloigne : il faut le plus souvent s'abaisser. Les meilleurs livres sont ceux que ceux qui les lisent croient qu'ils auraient pu faire. La nature, qui seule est bonne, est toute familière et commune.

Je ne fais donc pas de doute que ces règles, étant les véritables, ne doivent être simples, naïves, naturelles, comme elles le sont. Ce n'est pas barbara et baralipton qui forment le raisonnement. Il ne faut pas guinder l'esprit; les manières tendues et pénibles le remplissent d'une sotte présomption par une élévation étrangère et par une enflure vaine et ridicule au lieu d'une nourriture solide et vigoureuse. Et l'une des raisons principales qui éloignent autant ceux qui entrent dans ces connaissances du véritable chemin qu'ils doivent sui

Et baralipton. » Des trois propositions dont se compose un syllogisme, chacune est ou universelle ou particulière, chacune est aussi ou affirmative ou négative. Désignant par A, E, les propositions universelles, affirmatives et négatives; par I, 0, les propositions particulières, affirmatives et négatives, les différentes formes possibles du syllogisme seront représentées par certaines combinaisons des lettres A, E, 1, 0, prises trois à trois. On a exprimé ces combinaisons par des mots où entrent ces voyelles, et afin de graver ces mots dans la mémoire, on les a liés ensemble, soit par le sens, comme dans cette phrase grecque :

TPARATA ETPARE PA÷181 Exlx0,

soit par le mètre, comme dans ce vers latin:

bArbArA cElArEnt dArII (ErIO bArAlIpton,

et autres semblables, composés de sons qui n'ont aucun sens. Voir les Logiques.

vre, est l'imagination qu'on prend d'abord que les bonnes choses sont inaccessibles, en leur donnant le nom de grandes, hautes, élevées, sublimes. Cela perd tout. Je voudrais les nommer basses, communes, familières ces noms-là leur conviennent mieux; je hais ces mots d'enflure1

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1 « Ces mots d'enflure. » Ici s'arrête ce morceau, qui est évidemment inachevé. Pascal a répondu seulement à la première des trois objections qu'il s'était faites.

Les idées exprimées dans ces deux derniers alinéas sont prises de Montaigne, 1, 25, page 254 : « On a grand tort de la peindre [la philosophie] inaccessible aux » enfants, et d'un visage renfrongné, sourcilleux et terrible... La plus expresse marque » de la sagesse, c'est une esiouissance constante... C'est baroco et baralipton qui >> rendent leurs supposts ainsi crottez et enfumez; ce n'est pas elle, etc. Et III, 5, p. 317: « Les sciences traictent les choses trop finement, d'une mode artificielle, et >> differente à la commune et naturelle... Je ne recognois pas chez Aristote la plus » part de mes mouvements ordinaires; on les a couverts et revestus d'une aultre robbe, pour l'usage de l'eschole. Dieu leur doint bien faire! Si i'estois du mes» tier, ie naturaliserois l'art autant comme ils artialisent la nature. »

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Rien n'est plus aimable et plus persuasif que le ton de Montaigne; mais celui de Pascal, dans ces dernières pages, est si tranchant et si dédaigneux qu'on s'en défie. On prend malgré soi le parti de ces logiciens qu'il accable. On admire, en dépit de lui, dans Aristote, l'analyse si curieuse, lors même qu'elle n'est pas utile pour la pratique, du mécanisme du raisonnement: on admire aussi cette critique déliée qui débrouille curieusement, un à un, tous les fils mêlés par les sophistes. Il faut avouer d'ailleurs que des principes aussi généraux que ceux de Pascal sont très-difficiles à appliquer dans l'occasion pour la plupart des esprits. Il est vrai pourtant qu'en dernière analyse tout se réduit à ces principes, et dans cette belle simplification éclate la supériorité du génie des modernes sur celui des anciens pour la méthode.

Les réflexions qui ouvrent ce fragment, sur ce que Pascal appelle l'art d'agréer, et qui n'est autre chose que l'éloquence, quoique bien courtes et trop chagrines, sont peut-être ce qui s'y trouve de plus original. Pascal y fait ressortir merveilleusement la mobilité des vouloirs humains, et par suite (car c'est là sa pensée intérieure et dernière) l'impuissance de la raison, soit pour persuader, soit pour gouverner, la vanité de la pure logique et de la pure sagesse. Les racines de sa rhétorique sont les mêmes que celles de sa théologie. On lit encore, à la page 65 du manuscrit des Pensées : « Inconstance. On croit toucher des orgues ordinaires en » touchant l'homme. Ce sont des orgues, à la vérité, mais bizarres, changeantes, va»riables [ici ces mots barrés dont les tuyaux ne se suivent pas par degrés con» joints]. Ceux qui ne savent toucher que les ordinaires, ne feraient pas d'accords » sur celles-là. Il faut savoir où sont les tuyaux. » Et page 430: « Eloquence qui » persuade par douceur, non par empire; en tyran, non en roi. » La raison est un roi, qui commande par une autorité légitime; mais la douceur, c'est-à-dire la corruption, est une violence comme une autre, qui ne convient qu'à un tyran.

D

DES PREMIERS TEMPS AVEC CEUX D'AUJOURD'HUI '.

Dans les premiers temps, les chrétiens étaient parfaitement instruits dans tous les points nécessaires au salut; au lieu que l'on voit aujourd'hui une ignorance si grossière qu'elle fait gémir tous ceux qui ont des sentiments de tendresse pour l'Église.

On n'entrait alors dans l'Église qu'après de grands travaux et de longs désirs on s'y trouve maintenant sans aucune peine, sans soin et sans travail.

On n'y était admis qu'après un examen très-exact. On y est reçu maintenant avant qu'on soit en état d'être examiné.

On n'y était reçu alors qu'après avoir abjuré sa vie passée, qu'après avoir renoncé au monde, et à la chair, et au diable. On y entre maintenant avant qu'on soit en état de faire aucune de ces choses.

Enfin il fallait autrefois sortir du monde pour être reçu dans l'Église au lieu qu'on entre aujourd'hui dans l'Église au même temps que dans le monde. On connaissait alors par ce procédé une distinction essentielle du monde d'avec l'Église. On les considérait comme deux contraires, comme deux ennemis irréconciliables, dont l'un persécute l'autre sans discontinuation, et dont le plus faible en apparence doit un jour triompher du plus fort; en sorte que de ces deux partis contraires on quittait l'un pour entrer dans l'autre; on abandonnait les maximes de l'un pour embrasser les maximes de l'autre; on se dévêtait des sentiments de l'un pour se revêtir des sentiments de l'autre; enfin on quittait, on renonçait, on abjurait le monde où l'on avait reçu sa première naissance, pour se vouer tota

1 « Ceux d'aujourd'hui. » Ce fragment a été publié pour la première fois par Bossut. M. Faugère en a donné un texte plus exact d'après les manuscrits du P. Guerrier. Rien n'en indique la date. Ce passage: « On fréquente les sacrements, » et on jouit des plaisirs du monde, » peut paraître inspiré par le livre de la Fréquente communion. L'esprit général du morceau est bien l'esprit de réforme que le jansénisme portait dans la religion, mais sans cet accent de protestation et d'opposition qui perce ailleurs (XXIV, 93, dans les Pensées). Ici Pascal n'accuse point la discipline présente de l'Eglise, et il ne s'exprime qu'avec respect. Ce morceau paraît donc antérieur aux Provinciales.

lement à l'Église où l'on prenait comme sa seconde naissance; et ainsi on concevait une différence épouvantable entre l'un et l'autre ; au lieu qu'on se trouve maintenant presque au même temps dans l'un et dans l'autre ; et le même moment qui nous fait naître au monde nous fait renaître dans l'Église; de sorte que la raison survenant ne fait plus de distinction de ces deux mondes si contraires. Elle est élevée dans l'un et dans l'autre tout ensemble. On fréquente les sacrements, et on jouit des plaisirs du monde; et ainsi, au lieu qu'autrefois on voyait une distinction essentielle entre l'un et l'autre, on les voit maintenant confondus et mêlés, en sorte qu'on ne les discerne plus.

De là vient qu'on ne voyait autrefois entre les chrétiens que des personnes très-instruites; au lieu qu'elles sont maintenant dans une ignorance qui fait horreur; de là vient qu'autrefois ceux qui avaient été régénérés par le baptème, et qui avaient quitté les vices du monde pour entrer dans la piété de l'Eglise, retombaient si rarement de l'Église dans le monde; au lieu qu'on ne voit maintenant rien de plus ordinaire que les vices du monde dans le cœur des chrétiens. L'Église des saints se trouve toute souillée par le mélange des méchants; et ses enfants, qu'elle a conçus et nourris dès l'enfance dans son sein, sont ceux-là mêmes qui portent dans son cœur, c'est-àdire jusqu'à la participation de ses plus augustes mystères, le plus cruel de ses ennemis, l'esprit du monde, l'esprit d'ambition, l'esprit de vengeance, l'esprit d'impureté, l'esprit de concupiscence: et l'amour qu'elle a pour ses enfants l'oblige d'admettre jusque dans ses entrailles le plus cruel de ses persécuteurs.

Mais ce n'est pas l'Église à qui on doit imputer les malheurs qui ont suivi un changement de discipline si salutaire, car elle n'a pas changé d'esprit, quoiqu'elle ait changé de conduite. Ayant donc vu que la dilation du baptême laissait un grand nombre d'enfants dans la malédiction d'Adam, elle a voulu les délivrer de cette masse de perdition en précipitant le secours qu'elle leur donne; et cette bonne mère ne voit qu'avec un regret extrême que ce qu'elle a pro

1 « Qui fait horreur. » Voir des réflexions semblables, quoique moins amères, à la fin des Dialogues de Fénelon sur l'éloquence, et dans les Discours de Fleury. 2 « La dilation. » Le fait de différer.

3 « Masse de perdition. >> Cette expression de masse est prise de saint Paul, I Cor., v, 6, etc. (massa dans la Vulgate).

curé pour le salut de ces enfants est devenu l'occasion de la perte des adultes. Son véritable esprit est que ceux qu'elle retire dans un âge si tendre de la contagion du monde, prennent des sentiments tout opposés à ceux du monde. Elle prévient l'usage de la raison pour prévenir les vices où la raison corrompue les entraînerait; et avant que leur esprit puisse agir, elle les remplit de son esprit, afin qu'ils vivent dans une ignorance du monde et dans un état d'autant plus éloigné du vice qu'ils ne l'auront jamais connu. Cela paraît par les cérémonies du baptême; car elle n'accorde le baptême aux enfants qu'après qu'ils ont déclaré, par la bouche des parrains, qu'ils le désirent, qu'ils croient, qu'ils renoncent au monde et à Satan. Et comme elle veut qu'ils conservent ces dispositions dans toute la suite de leur vie, elle leur commande expressément de les garder inviolablement, et ordonne, par un commandement indispensable, aux parrains d'instruire les enfants de toutes ces choses; car elle ne souhaite pas que ceux qu'elle a nourris dans son sein soient aujourd'hui moins instruits et moins zélés que les adultes qu'elle admettait autrefois au nombre des siens; elle ne désire pas une moindre perfection dans ceux qu'elle nourrit que dans ceux qu'elle reçoit.. Cependant on en use d'une façon si contraire à l'intention de l'Église, qu'on n'y peut penser sans horreur. On ne fait quasi plus de réflexion sur un aussi grand bienfait, parce qu'on ne l'a jamais souhaité, parce qu'on ne l'a jamais demandé, parce qu'on ne se souvient pas même de l'avoir reçu..

Mais comme il est évident que l'Église ne demande pas moins de zèle dans ceux qui ont été élevés domestiques de la foi que dans ceux qui aspirent à le devenir, il faut se mettre devant les yeux l'exemple des catéchumènes, considérer leur ardeur, leur dévotion, leur horreur pour le monde, leur généreux renoncement au monde; et si on ne les jugeait pas dignes de recevoir le baptême sans ces dispositions, ceux qui ne les trouvent pas en eux.

Il faut donc qu'ils se soumettent à recevoir l'instruction qu'ils auraient eue s'ils commençaient à entrer dans la communion de l'Eglise; il faut de plus qu'ils se soumettent à une pénitence continuelle, et qu'ils aient moins d'aversion pour l'austérité de leur mortification,

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Domestiques de la foi, » Latinisme, qui sont de la maison.

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