Page images
PDF
EPUB

moitié, en sorte qu'il parcoure le même espace dans le double du temps, et ce dernier mouvement encore? Car serait-ce un pur repos? Et comment se pourrait-il que ces deux moitiés de vitesse, qui seraient deux repos, fissent la première vitesse? Enfin un espace, quelque petit qu'il soit, ne peut-il pas être divisé en deux, et ces moitiés encore? Et comment pourrait-il se faire que ces moitiés fussent indivisibles sans aucune étendue, elles qui jointes ensemble ont fait la première étendue?

Il n'y a point de connaissance naturelle dans l'homme qui précède celles-là, et qui les surpasse en clarté. Néanmoins, afin qu'il y ait exemple de tout, on trouve des esprits excellents en toutes autres choses, que ces infinités choquent, et qui n'y peuvent en aucune sorte consentir.

Je n'ai jamais connu personne qui ait pensé qu'un espace ne puisse être augmenté. Mais j'en ai vu quelques-uns, très-habiles d'ailleurs, qui ont assuré qu'un espace pouvait être divisé en deux parties indivisibles, quelque absurdité qu'il s'y rencontre. Je me suis attaché à rechercher en eux quelle pouvait être la cause de

i « Qu'il s'y rencontre. » Il s'agit ici du chevalier de Méré, qui niait absolument la divisibilité à l'infini, et qui s'était expliqué là-dessus avec Pascal dans une longue et curieuse lettre (nous en avons cité un passage page 5, note 5). Dans une lettre à Fermat (de juillet 4651), Pascal s'exprime encore ainsi sur Méré: « Il a très» bon esprit, mais il n'est pas géomètre; c'est, comme vous savez, un grand dé» faut; et même il ne comprend pas qu'une ligne mathématique soit divisible à » l'infini, et croit fort bien entendre qu'elle est composée de points en nombre fini, » et jamais je n'ai pu l'en tirer: si vous pouviez le faire, on le rendrait parfait. Mais quoique Pascal parle ici de lignes mathématiques, et que Méré, en effet, mêle dans sa lettre ce qui regarde l'espace et ce qui regarde les corps, ce n'était pas sans doute la divisibilité infinie de l'espace, mais celle des corps qui lui répugnait. S'il ne fait pas la distinction de l'étendue simple et de la matière étendue, c'est que Pascal ne la fait pas non plus, et confond ces deux choses tout comme Descartes (a). Voici donc devant nous la question obscure et troublante de la divisibilité de la matière je voudrais la toucher rapidement sans m'y enfoncer, s'il est possible.

On peut combattre de deux manières la thèse de la divisibilité de la matière à l'infini. Les uns, tout en reconnaissant que le plus petit corps imaginable sera toujours étendu, et par conséquent toujours divisible par la pensée, soutiennent qu'il ne le sera pas en réalité; en autres termes, que l'atome n'a que des parties idéales, lesquelles ne sont pas séparables les unes des autres : ils croient qu'il existe un minimum de matière, et que lorsqu'on y est arrivé, aucune diminution et par conséquent aucune division n'est possible. D'autres, plus subtils et plus hardis, pensent que ce qui est étendu ne saurait être indivisible; que, du moment qu'un corps est à la fois ici et là, ce qui est là est indépendant de ce qui est ici, et peut toujours en être séparé par une force suffisante. Suivant eux, la matière, en tant qu'objet d'une expérience effective ou imaginable, n'est autre chose qu'une suite de phénomènes se produisant distinctement les uns

(a) Cela paraît dans ce morceau mème, et plus encore dans le premier fragment des

Pensées.

cette obscurité, et j'ai trouvé qu'il n'y en avait qu'une principale, qui est qu'ils ne sauraient concevoir un continu divisible à l'infini : d'où ils concluent qu'il n'y est pas divisible. C'est une maladie naturelle à l'homme de croire qu'il possède la vérité directement; et de là vient qu'il est toujours disposé à nier tout ce qui lui est incompréhensible; au lieu qu'en effet il ne connaît naturellement que le mensonge1, et qu'il ne doit prendre pour véritables que les choses dont le contraire lui parait faux. Et c'est pourquoi, toutes les fois qu'une proposition est inconcevable, il faut en suspendre le jugement et ne pas la nier à cette marque, mais en examiner le contraire; et si on le trouve manifestement faux, on peut hardiment affirmer la première, tout incompréhensible qu'elle est. Appliquons cette règle à notre sujet.

Il n'y a point de géomètre qui ne croie l'espace divisible à l'infini. On ne peut non plus l'être sans ce principe qu'être homme sans âme. Et néanmoins il n'y en a point qui comprenne une division infinie; et l'on ne s'assure de cette vérité que par cette seule raison, mais qui est certainement suffisante, qu'on comprend parfaitement qu'il est faux qu'en divisant un espace on puisse arriver à une partie indivisible, c'est-à-dire qui n'ait aucune étendue. Car qu'y a-t-il de plus absurde que de prétendre qu'en divisant toujours un espace, on arrive enfin à une division telle qu'en la divisant en deux, chacune des moitiés reste indivisible et sans aucune étendue, et qu'ainsi ces deux néants d'étendue fissent ensemble une étendue? Car je voudrais demander à ceux qui ont cette idée, s'ils conçoivent

des autres dans l'étendue. Et la divisibilité, à son tour, n'est autre chose que la distinction dans l'étendue de sorte que ce qui est perçu ou imaginé comme matière l'est toujours et nécessairement aussi comme divisible. Mais ces philosophes ajoutent que ce qui nous paraît ainsi ne nous apprend rien sur la nature réelle de la matière, sur ce qu'elle est en elle-même, sur ce je ne sais quoi par où les phénomènes sont possibles, par où les corps sont impénétrables, par où l'or est l'or et non autre chose, etc. Nous ne pouvons en rien affirmer, disent-ils, car nous ne connaissons pas les choses, mais l'aspect des choses dans notre entendement, les formes de notre pensée qui ne voit rien qu'à travers elle-même; et l'étendue n'est pour eux qu'une de ces formes. Ils croient, en un mot, que la divisibilité de la matière à l'infini n'est, après tout, que l'infinie divisibilité d'une intuition, d'une pure idée; mais que si nous pouvions pénétrer l'essence des êtres, nous trouverions là les principes fixes que notre pensée toujours flottante poursuit en vain.

« Que le mensonge. » On a déjà vu ce paradoxe dans les Pensées, vi, 60, mais nous le surprenons ici à sa source, qui ne peut être que la considération de l'infini. En effet, on n'arrive à l'affirmative: Ceci est infini, qu'au moyen de la négative: Il n'est pas vrai que ceci soit fini. Mais cela est tout simple, puisque l'idée d'infini est une négation, et il n'y a pas là grand mystère.

nettement que deux indivisibles1 se touchent: si c'est partout, ils ne sont qu'une même chose, et partant les deux ensemble sont indivisibles; et si ce n'est pas partout, ce n'est donc qu'en une partie : donc ils ont des parties, donc ils ne sont pas indivisibles 2. Que s'ils confessent, comme en effet ils l'avouent quand on les presse, que leur proposition est aussi inconcevable que l'autre, qu'ils reconnaissent que ce n'est pas par notre capacité à concevoir ces choses que nous devons juger de leur vérité, puisque ces deux contraires étant tous deux inconcevables, il est néanmoins nécessairement certain que l'un des deux est véritable 3.

Mais qu'à ces difficultés chimériques, et qui n'ont de proportion qu'à notre faiblesse, ils opposent ces clartés naturelles et ces vérités solides s'il était véritable que l'espace fût composé d'un certain nombre fini d'indivisibles, il s'ensuivrait que deux espaces, dont chacun serait carré, c'est-à-dire égal et pareil de tous côtés, étant doubles l'un de l'autre, l'un contiendrait un nombre de ces indivisibles double du nombre des indivisibles de l'autre. Qu'ils retiennent bien cette conséquence, et qu'ils s'exercent ensuite à ranger des points en carrés jusqu'à ce qu'ils en aient rencontré deux dont l'un ait le double des points de l'autre; et alors je leur ferai céder tout ce qu'il y a de géomètres au monde. Mais si la chose est naturellement impossible, c'est-à-dire s'il y a impossibilité invincible à ranger des carrés de points, dont l'un en ait le double de l'autre, comme je le démontrerais en ce lieu-là mème si la chose méritait qu'on s'y arrêtât, qu'ils en tirent la conséquence".

Et pour les soulager dans les peines qu'ils auraient en de certaines rencontres, comme à concevoir qu'un espace ait une infinité de divisibles, vu qu'on les parcourt en si peu de temps, pendant lequel on aurait parcouru cette infinité de divisibles, il faut les aver

1 « Deux indivisibles. » Qu'est-ce à dire? Deux portions de pur espace? ou plutôt deux atomes réels, deux petits corps?

2 « Pas indivisibles. » Il paraît plus prudent de dire seulement: Et si ce n'est pas partout, ce n'est donc qu'en une partie de leur étendue, donc cette étendue a des parties, donc elle n'est pas indivisible.

3 «Est véritable. » Des philosophes, au contraire, ont pensé que lorsque, sur une même question, la thèse et l'antithèse sont également inconcevables, c'est la marque que la question ne porte sur rien de réel, et qu'elle implique quelque illusion de notre esprit.

4 « La conséquence. » La conséquence est seulement que le point géométrique, et en général les figures géométriques pures sont des idées sans réalité.

tir qu'ils ne doivent pas comparer des choses aussi disproportionnées qu'est l'infinité des divisibles avec le peu de temps où ils sont parcourus: mais qu'ils comparent l'espace entier avec le temps entier, et les infinis divisibles de l'espace avec les infinis instants de ce temps; et ainsi ils trouveront que l'on parcourt une infinité de divisibles en une infinité d'instants, et un petit espace en un petit temps; en quoi il n'y a plus la disproportion qui les avait étonnés.

Enfin, s'ils trouvent étrange qu'un petit espace ait autant de parties qu'un grand, qu'ils entendent aussi qu'elles sont plus petites à mesure; et qu'ils regardent le firmament au travers d'un petit verre, pour se familiariser avec cette connaissance, en voyant chaque partie du ciel en chaque partie du verre. Mais s'ils ne peuvent comprendre que des parties si petites, qu'elles nous sont imperceptibles, puissent être autant divisées que le firmament, il n'y a pas de meilleur remède que de les leur faire regarder avec des lunettes qui grossissent cette pointe délicate jusqu'à une prodigieuse masse d'où ils concevront aisément que par le secours d'un autre verre encore plus artistement taillé, on pourrait les grossir jusqu'à égaler ce firmament dont ils admirent l'étendue. Et ainsi ces objets leur paraissant maintenant très-facilement divisibles, qu'ils se souviennent que la nature peut infiniment plus que l'art 2. Car enfin qui les a assurés que ces verres auront changé la grandeur naturelle de ces objets, ou s'ils auront au contraire rétabli la véritable, que la figure de notre œil avait changée et raccourcie, comme font les lunettes qui amoindrissent'.

Il est fàcheux de s'arrêter à ces bagatelles ; mais il y a des temps de niaiser '.

« Les infinis divisibles. » Divisibles est le substantif, les divisibles en nombre infini.

a

2 « Plus que l'art. » Rien de plus ingénieux que cette démonstration de la prodigieuse divisibilité de la matière sensible.

3 « Qui amoindrissent. » Ici Pascal oublie que ce n'est point par la vue, mais par le toucher, que nous jugeons de la grandeur des choses. Il devrait bien aussi expliquer ce qu'il entend par la grandeur naturelle et véritable des corps, car cela est difficile à concevoir quand on n'admet pas d'éléments définitifs et de point d'arrêt. 4 a A ces bagatelles. » Ces bagatelles sont fort curieuses, mais les plus belles expériences ne sauraient livrer l'infini, puisqu'elles s'arrêtent aux bornes de nos sens. « Des temps de niaiser. » Expression suggérée sans doute par un passage cé lèbre de l'Ecclésiaste, quoiqu'elle n'en soit pas traduite précisément. Cf. page 300, note 5.

1

Il suffit de dire à des esprits clairs en cette matière que deux néants d'étendue ne peuvent pas faire une étendue. Mais parce qu'il y en a qui prétendent s'échapper à cette lumière par cette merveilleuse réponse, que deux néants d'étendue peuvent aussi bien faire une étendue que deux unités dont aucune n'est nombre font un nombre par leur assemblage; il faut leur repartir qu'ils pourraient opposer, de la même sorte, que vingt mille hommes font une armée, quoique aucun d'eux ne soit armée; que mille maisons font une ville, quoique aucune ne soit ville; ou que les parties font le tout, quoique aucune ne soit le tout; ou, pour demeurer dans la comparaison des nombres, que deux binaires font le quaternaire, et dix dizaines une centaine, quoique aucun ne le soit. Mais ce n'est pas avoir l'esprit juste que de confondre par des comparaisons si inégales la nature immuable des choses avec leurs noms libres et volontaires, et dépendant du caprice des hommes qui les ont composés. Car il est clair que pour faciliter les discours on a donné le nom d'armée à vingt mille hommes, celui de ville à plusieurs maisons, celui de dizaine à dix unités ; et que de cette liberté naissent les noms d'unité, binaire, quaternaire, dizaine, centaine, différents par nos fantaisies, quoique ces choses soient en effet de même genre par leur nature invariable, et qu'elles soient toutes proportionnées entre elles et ne different que du plus ou du moins, et quoique ensuite de ces noms, le binaire ne soit pas quaternaire, ni une maison une ville, non plus qu'une ville n'est pas une maison. Mais encore, quoique une maison ne soit pas une ville, elle n'est pas néanmoins un néant de ville; il y a bien de la différence entre n'être pas une chose et en être un néant.

Car, afin qu'on entende la chose à fond, il faut savoir que la seule raison pour laquelle l'unité n'est pas au rang des nombres est qu'Euclide et les premiers auteurs qui ont traité d'arithmétique, ayant plusieurs propriétés à donner qui convenaient à tous les nombres hormis à l'unité, pour éviter de dire souvent qu'en tout nombre, hors l'unité, telle condition se rencontre, ils ont exclu l'unité de la signification du mot de nombre, par la liberté que nous avons déjà dit qu'on a de faire à son gré des définitions. Aussi, s'ils eussent voulu, ils en eussent de même exclu le binaire et le

[blocks in formation]
« PreviousContinue »