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les géographes placent le premier méridien; quels mots sont usités dans une langue morte, et toutes les choses de cette nature; quels autres moyens que les livres pourraient nous y conduire? Et qui pourra rien ajouter de nouveau à ce qu'ils nous en apprennent, puisqu'on ne veut savoir que ce qu'ils contiennent? C'est l'autorité seule qui nous en peut éclaircir. Mais où cette autorité a la principale force, c'est dans la théologie, parce qu'elle y est inséparable de la vérité, et que nous ne la connaissons que par elle : de sorte que pour donner la certitude entière des matières les plus incompréhensibles à la raison, il suffit de les faire voir dans les livres sacrés; (comme pour montrer l'incertitude des choses les plus vraisemblables, il faut seulement faire voir qu'elles n'y sont pas comprises) parce que ses principes sont au-dessus de la nature et de la raison, et que, l'esprit de l'homme étant trop faible pour y arriver par ses propres efforts, il ne peut parvenir à ces hautes intelligences2 s'il n'y est porté par une force toute-puissante et surnaturelle.

Il n'en est pas de même des sujets qui tombent sous le sens ou sous le raisonnement : l'autorité y est inutile; la raison seule a lieu d'en connaître. Elles ont leurs droits séparés : l'une avait tantôt tout l'avantage; ici l'autre règne à son tour. Mais comme les sujets de cette sorte sont proportionnés à la portée de l'esprit, il trouve une liberté tout entière de s'y étendre: sa fécondité inépuisable produit continuellement, et ses inventions peuvent être tout ensemble sans fin et sans interruption 3.

C'est ainsi que la géométrie, l'arithmétique, la musique, la physique, la médecine, l'architecture, et toutes les sciences qui sont soumises à l'expérience et au raisonnement, doivent être augmen

1 « Pas comprises. » Je crois qu'il y a là une insinuation contre ce que Pascal appelle ailleurs (XXIV, 47, second fragment) l'opinion de Copernic. Pascal reconnaît qu'il n'y a rien de plus vraisemblable pour la raison; mais l'Ecriture n'en parle pas, puisqu'elle dit sans explication que Josué arrêta le soleil; donc cette opinion est au moins incertaine. Voir, sur les sentiments de Pascal à ce sujet, la longue note sur le paragraphe XXIV, 17. Voir aussi un passage de la dix-huitième Provinciale. 2 « Intelligences. » C'est-à-dire à ces hautes conceptions; on n'emploie plus ce

mot en ce sens.

3 « Sans fin et sans interruption. » Quelle magnifique expression du travail et du progrès continu de la raison humaine! Quelle différence de ce langage à celui du paragraphe 4er des Pensées !

tées pour devenir parfaites. Les anciens les ont trouvées seulement ébauchées par ceux qui les ont précédés; et nous les laisserons à ceux qui viendront après nous en un état plus accompli que nous ne les avons reçues. Comme leur perfection dépend du temps et de la peine, il est évident qu'encore que notre peine et notre temps nous eussent moins acquis que leurs travaux, séparés des nôtres 2, tous deux néanmoins joints ensemble doivent avoir plus d'effet que chacun en particulier.

L'éclaircissement de cette différence doit nous faire plaindre l'aveuglement de ceux qui apportent la seule autorité pour preuve dans les matières physiques, au lieu du raisonnement ou des expériences; et nous donner de l'horreur pour la malice des autres, qui emploient le raisonnement seul dans la théologie au lieu de l'autorité de l'Écriture et des Pères. Il faut relever le courage de ces gens timides qui n'osent rien inventer en physique, et confondre l'insolence de ces téméraires qui produisent des nouveautés en théologie. Cependant le malheur du siècle est tel, qu'on voit beaucoup d'opinions nouvelles en théologie, inconnues à toute l'antiquité, soutenues avec obstination et reçues avec applaudissement; au lieu que celles qu'on produit dans la physique, quoiqu'en petit nombre, semblent devoir être convaincues de fausseté dès qu'elles choquent tant soit peu les opinions reçues: comme si le respect qu'on a pour les anciens philosophes était de devoir, et que celui que l'on porte aux plus anciens des Pères était seulement de bienséance! Je laisse aux personnes judicieuses à remarquer l'importance de cet abus qui pervertit l'ordre des sciences avec tant d'injustice; et je crois qu'il y en aura peu qui ne souhaitent que cette..... s'applique à d'autres matières, puisque les inventions nouvelles sont infaillible

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« Parfaites. » C'est-à-dire plus parfaites; ce mot n'a ici qu'un sens relatif, car on n'atteint jamais la limite.

2 a Des nôtres. » Grande concession, où se marque un respect profond pour le génie des Grecs.

3 « Et des Pères. » Ceci est un trait contre le probabilisme des Jésuites. Voir, dans les Pensées, XXIV, 41.

4 « Les opinions reçues. » Il ne faut pas croire que Pascal entende parler des préjugés théologiques qui opposaient aux inventions des physiciens, d'un Copernic ou d'un Galilée, par exemple, l'autorité de l'Ecriture. On a vu que Pascal n'est pas du tout favorable à la doctrine du mouvement de la terre. Il ne parle ici que de l'autorité des anciens philosophes, c'est-à-dire d'Aristote.

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« Que cette. » Cette liberté, cette fécondité d'invention; on voit bien le sens.

ment des erreurs dans les matières que l'on profane impunément1; et qu'elles sont absolument nécessaires pour la perfection de tant d'autres sujets incomparablement plus bas, que toutefois on n'oserait toucher.

Partageons avec plus de justice notre crédulité et notre défiance, et bornons ce respect que nous avons pour les anciens. Comme la raison le fait naître, elle doit aussi le mesurer 2; et considérons que s'ils fussent demeurés dans cette retenue de n'oser rien ajouter aux connaissances qu'ils avaient reçues, ou que ceux de leur temps eussent fait la même difficulté de recevoir les nouveautés qu'ils leur offraient, ils se seraient privés eux-mêmes et leur postérité du fruit de leurs inventions. Comme ils ne se sont servis de celles qui leur avaient été laissées que comme de moyens pour en avoir de nouvelles, et que cette heureuse hardiesse leur avait ouvert le chemin aux grandes choses, nous devons prendre celles qu'ils nous ont acquises de la même sorte, et à leur exemple en faire les moyens et non pas la fin de notre étude, et ainsi tâcher de les surpasser en les imitant. Car qu'y a-t-il de plus injuste que de traiter nos anciens avec plus de retenue qu'ils n'ont fait ceux qui les ont précédés, et d'avoir pour eux ce respect inviolable qu'ils n'ont mérité de nous que parce qu'ils n'en ont pas eu un pareil pour ceux qui ont eu sur eux le même avantage?..

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Les secrets de la nature sont cachés; quoiqu'elle agisse toujours, on ne découvre pas toujours ses effets: le temps les révèle d'âge en age, et quoique toujours égale en elle-même, elle n'est pas toujours également connue. Les expériences qui nous en donnent l'intelligence multiplient continuellement; et, comme elles sont les seuls principes de la physique, les conséquences multiplient à proportion. C'est de cette façon que l'on peut aujourd'hui prendre d'autres sentiments et de nouvelles opinions sans mépriser....", sans ingratitude, puisque les premières connaissances qu'ils nous ont données ont servi de degrés aux nôtres, et que dans ces avantages nous leur sommes redevables de l'ascendant que nous avons sur

1 « Impunément. » C'est-à-dire dans les matières que traitent les casuistes.

2 « Le mesurer. » Combien cet argument est ingénieux, et combien il est irrésistible! Que peut-on répondre à cela?

3 « Un pareil. » Même remarque à faire.

4 « Sans mépriser. » Sans mépriser les opinions des anciens, leurs travaux, leur génie.

eux; parce que s'étant élevés jusqu'à un certain degré où ils nous ont portés, le moindre effort nous fait monter plus haut, et avec moins de peine et moins de gloire nous nous trouvons au-dessus d'eux. C'est de là que nous pouvons découvrir des choses qu'il leur était impossible d'apercevoir. Notre vue a plus d'étendue, et quoiqu'ils connussent aussi bien que nous tout ce qu'ils pouvaient remarquer de la nature, ils n'en connaissaient pas tant néanmoins, et nous voyons plus qu'eux.

Cependant il est étrange de quelle sorte on révère leurs sentiments. On fait un crime de les contredire et un attentat d'y ajouter, comme s'ils n'avaient plus laissé de vérités à connaitre. N'estce pas là traiter indignement la raison de l'homme, et la mettre en parallèle avec l'instinct des animaux, puisqu'on en ôte la principale différence, qui consiste en ce que les effets du raisonnement augmentent sans cesse, au lieu que l'instinct demeure toujours dans un état égal? Les ruches des abeilles étaient aussi bien mesurées il y a mille ans qu'aujourd'hui, et chacune d'elles forme cet hexagone aussi exactement la première fois que la dernière. Il en est de même de tout ce que les animaux produisent par ce mouvement occulte 1. La nature les instruit à mesure que la nécessité les presse; mais cette science fragile se perd avec les besoins qu'ils en ont comme ils la reçoivent sans étude, ils n'ont pas le bonheur de la conserver; et toutes les fois qu'elle leur est donnée, elle leur est nouvelle, puisque, la nature n'ayant pour objet que de maintenir les animaux dans un ordre de perfection bornée, elle leur inspire cette science nécessaire toujours égale, de peur qu'ils ne tombent dans le dépérissement, et ne permet pas qu'ils y ajoutent, de peur qu'ils ne passent les limites qu'elle leur a prescrites. Il n'en est pas de même de l'homme, qui n'est produit que pour l'infinité. Il est dans l'ignorance au premier âge de sa vie; mais il s'instruit sans cesse dans son progrès : car il tire avantage non-seulement de sa propre expérience, mais encore de celle de ses prédécesseurs; parce qu'il garde toujours dans sa mémoire les connaissances qu'il s'est une fois acquises, et que celles des anciens lui sont toujours présentes dans les livres qu'ils en ont laissés. Et comme il conserve ces connaissances, il peut aussi les augmenter

1 « Occulte. » « Ils le font toujours, et jamais autrement, dit ailleurs Pascal (xxv, 44, note).

facilement; de sorte que les hommes sont aujourd'hui en quelque sorte dans le même état où se trouveraient ces anciens philosophes, s'ils pouvaient avoir vieilli jusques à présent, en ajoutant aux connaissances qu'ils avaient celles que leurs études auraient pu leur acquérir à la faveur de tant de siècles. De là vient que, par une prérogative particulière, non-seulement chacun des hommes s'avance de jour en jour dans les sciences, mais que tous les hommes ensemble У font un continuel progrès à mesure que l'univers vieillit, parce que la même chose arrive dans la succession des hommes que dans les âges différents d'un particulier. De sorte que toute la suite des hommes, pendant le cours de tant de siècles, doit être considérée comme un même homme 1 qui subsiste toujours et qui apprend continuellement d'où l'on voit avec combien d'injustice nous respectons l'antiquité dans ses philosophes; car, comme la vieillesse est l'âge le plus distant de l'enfance, qui ne voit que la vieillesse dans cet homme universel ne doit pas être cherchée dans les temps proches de sa naissance, mais dans ceux qui en sont les plus éloignés? Ceux que nous appelons anciens étaient véritablement nouveaux en toutes choses, et formaient l'enfance des hommes proprement; et comme nous avons joint à leurs connaissances l'expérience des siècles qui les ont suivis, c'est en nous que l'on peut trouver cette antiquité que nous révérons dans les autres 2.

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1 « Comme un même homme. »> « Cette belle comparaison a été reproduite par » Fontenelle dans sa Digression sur les anciens et les modernes. » Note de M. Faugère. Fontenelle dit : « Un bon esprit cultivé est, pour ainsi dire, composé de » tous les esprits des siècles précédents; ce n'est qu'un même esprit, qui s'est » cultivé pendant tout ce temps-là. Ainsi, cet homme, qui a vécu depuis le com>> mencement du monde jusqu'à présent, a eu son enfance, etc. »> Lorsque Fontenelle publia sa Digression sur les anciens et les modernes, à la suite de ses Eglogues et de son Discours sur l'Eglogue (1688), le morceau de Pascal n'avait pas paru. Fontenelle avait-il eu l'occasion de le lire en manuscrit? Mais soit que l'on compare tel ou tel passage, ou l'ensemble des deux écrits, quelle distance entre Pascal et Fontenelle! Tout le bel esprit de l'académicien est froid, petit, sophistique même dans le vrai, et le présentant sous un jour faux. Ici, tout est lumière, chaleur, élévation, c'est la vérité dans sa splendeur. Cette plainte sur la raison indignement traitée et rabaissée jusqu'à l'instinct, cette vue large de l'action continuelle de la nature dans les espèces animales, ce mot sur l'homme, qui n'est produit que pour l'infinité, cet homme universel, qui subsiste toujours et qui apprend continuellement, voilà des traits de Pascal. La grandeur des choses fait la grandeur de la phrase. Et la fin des deux écrivains ne differe pas moins que leur style: l'un est un penseur qui veut faire reconnaître les droits de la raison humaine; l'autre est un poete (puisque cela s'appelle ainsi ) qui prétend prouver que la poésie de Théocrite et de Virgile n'est rien au prix de celle de ses Eglogues.

2 Dans les autres. » C'est une suite de conclusions toujours surprenantes et toujours inévitables.- Baillet dit, dans sa Vie de Descartes, vIII, 40, que, dans des

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