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le fort et puissant ennemi qui la maîtrise, et prenez ensuite les trésors qui y sont. Seigneur, prenez mes affections que le monde avait volées; volez vous-même ce trésor, ou plutôt reprenez-le, puisque c'est à vous qu'il appartient, comme un tribut que je vous dois, puisque votre image y est empreinte1. Vous l'y aviez formée, Seigneur, au moment de mon baptême qui est ma seconde naissance; mais elle est tout effacée. L'idée du monde y est tellement gravée, que la vôtre n'est plus connaissable. Vous seul avez pu créer mon âme; vous seul pouvez la créer de nouveau; vous seul y avez pu former votre image, vous seul pouvez la reformer, et y réimprimer votre portrait effacé, c'est-à-dire JÉSUS-CHRIST mon Sauveur, qui est votre image et le caractère2 de votre substance.

V. O mon Dieu! qu'un cœur est heureux qui peut aimer un objet si charmant, qui ne le déshonore point', et dont l'attachement lui est si salutaire! Je sens que je ne puis aimer le monde sans vous déplaire, sans me nuire et sans me déshonorer; et néanmoins le monde est encore l'objet de mes délices. O mon Dieu ! qu'une âme est heureuse dont vous êtes les délices, puisqu'elle peut s'abandonner à vous aimer, non-seulement sans scrupule, mais encore avec mérite! Que son bonheur est ferme et durable, puisque son attente ne sera point frustrée, parce que vous ne serez jamais détruit, et que ni la vie ni la mort ne la sépareront jamais de l'objet de ses désirs; et que le même moment qui entraînera les méchants avec leurs idoles dans une ruine commune, unira les justes avec vous dans une gloire commune; et que comme les uns périront avec les objets périssables auxquels ils se sont attachés, les autres subsisteront éternellement dans l'objet éternel et subsistant par soi-même auquel ils se

gile, Matth., XII, 29: « Comment quelqu'un peut-il entrer dans la maison du fort, » et piller les objets qui lui appartiennent, si auparavant il ne lie le fort, pour pou» voir ensuite piller sa maison? »

« Y est empreinte. » Autre allusion à l'Évangile. Les Pharisiens demandent à Jésus s'il faut ou non payer le tribut à César. « Et Jésus leur dit :... Montrez-moi la » pièce d'argent qu'on donne pour le tribut... Quelle est cette image et cette légende? > Ils répondirent: Celle de César. Et il leur dit : Rendez donc à César ce qui est à » César, et à Dieu ce qui est à Dieu. » Matth., XXII, 49.

2 « Le caractère. » Au sens latin, la marque, l'empreinte.

3 « Qui ne le déshonore point.» Ne pas être déshonoré, abaissé, ç'a été toujours la première ambition de Pascal, même dans l'amour profane. Voir le Discours sur les passions de l'amour : « On s'élève par cette passion, et on devient toute gran» deur. >>

« Jamais détruit. »> Cf. XXIV. 16, second fragment, et 39, troisième fragment.

sont étroitement unis! Oh! qu'heureux sont ceux qui avec une liberté entière et une pente invincible de leur volonté aiment parfaitement et librement ce qu'ils sont obligés d'aimer nécessairement !

VI. Achevez, ô mon Dieu, les bons mouvements que vous me donnez. Soyez-en la fin comme vous en êtes le principe. Couronnez vos propres dons; car je reconnais que ce sont vos dons. Oui, mon Dieu; et bien loin de prétendre que mes prières aient du mérite qui vous oblige de les accorder de nécessité, je reconnais très-humblement qu'ayant donné aux créatures mon cœur, que vous n'aviez formé que pour vous, et non pas pour le monde, ni pour moi-même, je ne puis attendre aucune grâce que de votre miséricorde, puisque je n'ai rien en moi qui vous y puisse engager, et que tous les mouvements naturels de mon cœur, se portant vers les créatures ou vers moi-même, ne peuvent que vous irriter. Je vous rends donc grâces, mon Dieu, des bons mouvements que vous me donnez, et de celui même que vous me donnez de vous en rendre grâces.

VII. Touchez mon cœur du repentir de mes fautes, puisque sans cette douleur intérieure, les maux extérieurs dont vous touchez mon corps me seraient une nouvelle occasion de péché. Faites-moi bien connaître que les maux du corps ne sont autre chose que la punition et la figure tout ensemble des maux de l'âme. Mais, Seigneur, faites aussi qu'ils en soient le remède, en me faisant considérer, dans les douleurs que je sens, celle que je ne sentais pas dans mon âme, quoique toute malade et couverte d'ulcères. Car, Seigneur, la plus grande de ses maladies est cette insensibilité et cette extrême faiblesse, qui lui avait ôté tout sentiment de ses propres misères. Faites-les-moi sentir vivement, et que ce qui me reste de vie soit une pénitence continuelle pour laver les offenses que j'ai commises.

VIII. Seigneur, bien que ma vie passée ait été exempte de grands crimes, dont vous avez éloigné de moi les occasions1, elle vous a été néanmoins très-odieuse par sa négligence continuelle, par le mauvais usage de vos plus augustes sacrements, par le mépris de votre parole et de vos inspirations, par l'oisiveté et l'inutilité totale de mes actions et de mes pensées, par la perte entière du temps

1 « Les occasions. » Les fautes contre la chasteté sont de ces grands crimes dans le langage de la piété chrétienne. C'est donc ici un témoignage précieux de la pureté de la jeunesse de Pascal.

que vous ne m'aviez donné que pour vous adorer, pour rechercher en toutes mes occupations les moyens de vous plaire, et pour faire pénitence des fautes qui se commettent tous les jours, et qui même sont ordinaires aux plus justes; de sorte que leur vie doit être une pénitence continuelle sans laquelle ils sont en danger de déchoir de leur justice. Ainsi, mon Dieu, je vous ai toujours été contraire. IX. Oui, Seigneur, jusqu'ici j'ai toujours été sourd à vos inspirations, j'ai méprisé vos oracles; j'ai jugé au contraire de ce que vous jugez; j'ai contredit aux saintes maximes que vous avez apportées au monde du sein de votre père éternel, et suivant lesquelles vous jugerez le monde. Vous dites: Bienheureux sont ceux qui pleurent, et malheur à ceux qui sont consolés'! Et moi j'ai dit: Malheureux ceux qui gémissent, et très-heureux ceux qui sont consolés! J'ai dit : Heureux ceux qui jouissent d'une fortune avantageuse, d'une réputation glorieuse et d'une santé robuste! Et pourquoi les ai-je réputés heureux, sinon parce que tous ces avantages leur fournissaient une facilité très-ample de jouir des créatures, c'est-à-dire de vous offenser! Oui, Seigneur, je confesse que j'ai estimé la santé un bien 2, non pas parce qu'elle est un moyen facile pour vous servir avec utilité, pour consommer plus de soins et de veilles à votre service, et pour l'assistance du prochain; mais parce qu'à sa faveur je pouvais m'abandonner avec moins de retenue dans l'abondance des délices de la vie, et en mieux goûter les funestes plaisirs3. Faites-moi la grâce, Seigneur, de réformer ma raison corrompue, et de conformer mes sentiments aux vôtres. Que je m'estime heureux dans l'affliction, et que dans l'impuissance d'agir au dehors, vous purifiiez tellement mes sentiments qu'ils ne répugnent plus aux vôtres; et qu'ainsi je vous trouve au dedans de moi-même, puisque je ne puis vous chercher au dehors à cause de ma faiblesse. Car, Seigneur, votre royaume est dans vos

1 « Consolés. » Luc, vi, 21, 24.

2 «La santé un bien.» Ce sont là les choses qui faisaient dire à Bayle: « Il y » a même des pays dans la chrétienté où il n'y a peut-être pas un homme qui ait >> seulement ouï parler des maximes de ce philosophe chrétien. » Voir les notes sur la Vie de Pascal, par madame Perier, note 48.

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3 « Les funestes plaisirs. » On croirait entendre un Salomon nageant dans les richesses et les voluptés, et non le fils d'un grave et digne magistrat, lequel partage sa jeunesse entre les devoirs et les amusements d'une vie bourgeoise, et la science qui est sa seule passion.

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« Au dehors.» En assistant le prochain, en servant l'Église, etc.

Fidèles ; et je le trouverai dans moi même, si j'y trouve votre esprit et vos sentiments.

X. Mais, Seigneur, que ferai-je pour vous obliger à répandre votre esprit sur cette misérable terre2? Tout ce que je suis vous est odieux, et je ne trouve rien en moi qui vous puisse agréer. Je n'y vois rien, Seigneur, que mes seules douleurs, qui ont quelque ressemblance avec les vôtres. Considérez donc les maux que je souffre et ceux qui me menacent. Voyez d'un œil de miséricorde les plaies que votre main m'a faites, ô mon Sauveur, qui avez aimé vos souffrances en la mort! ô Dieu qui ne vous êtes fait homme que pour souffrir plus qu'aucun homme pour le salut des hommes! ô Dieu, qui ne vous êtes incarné après le péché des hommes et qui n'avez pris un corps que pour y souffrir tous les maux que nos péchés ont mérités! ò Dieu, qui aimez tant les corps qui souffrent, que vous avez choisi pour vous le corps le plus accablé de souffrances qui ait jamais été au monde! Ayez agréable mon corps, non pas pour lui-même, ni pour tout ce qu'il contient, car tout y est digne de votre colère, mais pour les maux qu'il endure, qui seuls peuvent être dignes de votre amour. Aimez mes souffrances, Seigneur, et que mes maux vous invitent à me visiter. Mais pour achever la préparation de votre demeure, faites, ô mon Sauveur, que si mon corps a cela de commun avec le vôtre qu'il souffre pour mes offenses, mon âme ait aussi cela de commun avec la vôtre, qu'elle soit dans la tristesse pour les mêmes offenses; et qu'ainsi je souffre avec vous, et comme vous, et dans mon corps, et dans mon âme, pour les péchés que j'ai commis3.

XI. Faites-moi la grâce, Seigneur, de joindre vos consolations à mes souffrances, afin que je souffre en chrétien. Je ne demande pas d'être exempt des douleurs, car c'est la récompense des saints; mais je demande de n'être pas abandonné aux douleurs de la nature sans les consolations de votre esprit; car c'est la malédiction des Juifs et des païens. Je ne demande pas d'avoir une plénitude de consolation sans aucune souffrance; car c'est la vie de la gloire".

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1 « Dans vos Fidèles. » Cf. XXIV, 39, second fragment.

« Misérable terre. » Allusion à une parabole de l'Évangile. Cf. p. 415, note 5.

3 << Que j'ai commis. » Voir, sur cette union du chrétien malade avec Jésus souffrant et triste jusqu'à la mort, le Mystère de Jésus.

« De la gloire. » De l'état de gloire, de la vie du ciel. Nous avons déjà rencon

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Je ne demande pas aussi d'être dans une plénitude de maux sans consolation; car c'est un état de judaïsme1. Mais je demande, Seigneur, de ressentir tout ensemble et les douleurs de la nature pour mes péchés, et les consolations de votre esprit par votre grâce; car c'est le véritable état du christianisme. Que je ne sente pas des douleurs sans consolation; mais que je sente des douleurs et de la consolation tout ensemble, pour arriver enfin à ne sentir plus que vos consolations sans aucune douleur. Car, Seigneur, vous avez laissé languir le monde dans les souffrances naturelles sans consolation 2, avant la venue de votre Fils unique vous consolez maintenant et vous adoucissez les souffrances de vos Fidèles par la grâce de votre Fils unique; et vous comblez d'une béatitude toute pure vos saints dans la gloire de votre Fils unique. Ce sont les admirables degrés par lesquels vous conduisez vos ouvrages. Vous m'avez tiré du premier : faites-moi passer par le second, pour arriver au troisième. Seigneur, c'est la grâce que je vous demande.

XII. Ne permettez pas que je sois dans un tel éloignement de vous, que je puisse considérer votre âme triste jusqu'à la mort, et votre corps abattu par la mort pour mes propres péchés, sans me réjouir de souffrir et dans mon corps et dans mon âme. Car qu'y a-t-il de plus honteux, et néanmoins de plus ordinaire dans les chrétiens et dans moi-même, que tandis que vous suez le sang pour l'expiation de nos offenses, nous vivons dans les délices; et que des chrétiens qui font profession d'être à vous, que ceux qui par le baptême ont renoncé au monde pour vous suivre, que ceux qui ont juré solennellement à la face de l'Église de vivre et de mourir avec vous, que ceux qui font profession de croire que le monde vous a persécuté et crucifié, que ceux qui croient que vous vous êtes exposé à la colère de Dieu et à la cruauté des hommes pour les racheter de leurs crimes; que ceux, dis-je, qui croient toutes ces

tré plusieurs fois cette expression. Cf. p. 145, note 2. De même, un peu plus loin, dans la gloire de votre Fils unique.

1 « De judaïsme. » Il s'agit de ce judaïsme qui est resté en dehors du Messie. Pour les saints personnages du judaïsme, Pascal les considère comme étant déjà des chrétiens, puisqu'ils vivaient dans l'attente du Christ, et tenaient à lui par la foi, l'espérance et la charité.

2 a Sans consolation. » Pascal entend cela du monde en tant que le monde demeurait étranger à Jesus-Christ; il parle des Paiens, et des Juifs purement juifs, des Juifs charnels, comme il les appelle ailleurs.

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