Page images
PDF
EPUB

sent pas leur corruption. S'ils se sentent pleins de sentiments pour l'aimer et l'adorer, et qu'ils y trouvent leur joie principale, qu'ils s'estiment bons, à la bonne heure. Mais s'ils s'y trouvent répugnants, s'ils n'ont1 aucune pente qu'à se vouloir établir dans l'estime des hommes, et que pour toute perfection ils fassent seulement que, sans forcer les hommes, ils leur fassent trouver leur bonheur à les aimer, je dirai que cette perfection est horrible. Quoi! ils ont connu Dieu, et n'ont pas désiré uniquement que les hommes l'aimassent; [mais] que les hommes s'arrêtassent à eux ; ils ont voulu être l'objet du bonheur volontaire 2 des hommes !

61.

Il est vrai qu'il y a de la peine en entrant dans la piété. Mais cette peine ne vient pas de la piété qui commence d'être en nous, mais de l'impiété qui y est encore. Si nos sens ne s'opposaient pas à la pénitence, et que notre corruption ne s'opposât pas à la pureté de Dieu, il n'y aurait en cela rien de pénible pour nous. Nous ne souffrons qu'à proportion que le vice, qui nous est naturel, résiste à la grâce surnaturelle. Notre cœur se sent déchiré entre ces efforts contraires. Mais il serait bien injuste d'imputer cette violence à Dieu qui nous attire, au lieu de l'attribuer au monde qui nous retient. C'est comme un enfant, que sa mère arrache d'entre les bras des voleurs, doit aimer dans la peine qu'il souffre, la violence amoureuse et légitime de celle qui procure sa liberté, et ne détester que la violence impétueuse et tyrannique de ceux qui le retiennent injustement. La plus cruelle guerre que Dieu puisse faire

5

1 « S'ils n'ont. » Dans le manuscrit, s'il n'a.

2 « Volontaire. » Singulière expression pour dire, l'objet donné par la volonté des hommes au désir de bonheur qui est en eux.

3

« Des hommes. » Qui sont ces philosophes, condamnés si durement? P. R. a mis: Les platoniciens, et même Epiclète et ses sectateurs. C'est surtout, je pense, Epictète et les stoïciens que Pascal a en vue. Mais comment ont-ils mérité ces reproches? Epictete au contraire s'élève avec force contre ceux qui veulent être admirés, qui prétendent qu'on crie derrière eux: O les grands philosophes! (Entretiens, 1, 21.)-Est-ce donc que Pascal veut dire que le sage même qui parle ainsi ne pense pas ainsi au fond du cœur, et qu'il n'y a pas de perfection humaine qui soit dépouillée de cet amour-propre, qui la rend horrible? Je crois que ce qui l'indigne surtout, c'est que les sages, étant ainsi, ne connaissent pas leur corruption, qu'ils regardent cette nature, dont l'amour-propre est inséparable, comme saine, qu'ils n'y voient pas la lèpre du péché originel. C'est là qu'il veut aboutir.

4 « Il est vrai.» 94. Manque dans P. R.

« Amoureuse. » Que ces tendresses ont de charme, ainsi jetées à travers une logique d'airain!

aux hommes en cette vie est de les laisser sans cette guerre qu'il est venu apporter. « Je suis venu apporter la guerre, » dit-il; et, pour instruire de cette guerre1 : « Je suis venu apporter le fer et le » feu. 2 » Avant lui, le monde vivait dans une fausse paix'.

62.

Dieu ne regarde que l'intérieur : l'Église ne juge que par l'extérieur. Dieu absout aussitôt qu'il voit la pénitence dans le cœur; l'Église, quand elle la voit dans les œuvres. Dieu fera une Église pure au dedans, qui confonde par sa sainteté intérieure et toute spirituelle l'impiété intérieure des sages superbes et des pharisiens: et l'Église fera une assemblée d'hommes, dont les mœurs extérieures soient si pures, qu'elles confondent les mœurs des païens. S'il y en a d'hypocrites, mais si bien déguisés qu'elle n'en reconnaisse pas le venin, elle les souffre; car, encore qu'ils ne soient pas reçus de Dieu, qu'ils ne peuvent tromper, ils le sont des hommes, qu'ils trompent. Et ainsi elle n'est pas déshonorée par leur conduite, qui paraît sainte. Mais vous voulez que l'Église ne juge, ni de l'intérieur, parce que cela n'appartient qu'à Dieu, ni de l'extérieur, parce que Dieu ne s'arrête qu'à l'intérieur; et ainsi, lui ôtant tout choix des hommes, vous retenez dans l'Église les plus débordés, et ceux qui la déshonorent si fort, que les synagogues des Juifs et les sectes des philosophes les auraient exilés comme indignes, et les auraient abhorrés comme impies ".

1

63.

La loi n'a pas détruit la nature; mais elle l'a instruite : la grâce

« De cette guerre. » De ce que c'est que cette guerre.

2 « Le fer et le feu. » Matth., x, 34: Nolite arbitrari quia pacem venerim millere in terram: non veni pacem mittere sed gladium. Et Luc, XII, 49 : Ignem veni mittere in terram, et quid volo nisi ut accendatur?

3 « Fausse paix. » P. R. a peut-être retranché ce fragment, comme pouvant rappeler les luttes que la rigueur janséniste avait soutenues contre une direction de conscience trop accommodante et trop molle. Les mêmes idées se retrouvent dans les lettres de Pascal à Mile de Roannez.

4 « Dieu ne regarde.» 93. En titre Sur les confessions et absolutions sans marques de regret. Manque dans P. R.

5 << Mais vous voulez. » Cela s'adresse aux Jésuites. Voir la dixième Provinciale. Ce qui suit ne subsiste plus dans l'autographe, mais a été conservé dans la Copie.

6 « Comme impies. » Je ne connais pas dans Pascal même de morceau plus fort de raisonnement que celui-ci. Ces distinctions; ces antithèses, donnent une clarté irrésistible.

7 « La loi. » 85. Manque dans P. R.

n'a pas détruit la loi 1; mais elle l'a fait exercer. La foi reçue au baptême est la source de toute la vie 2 du chrétien et des convertis.

On se fait une idole de la vérité même; car la vérité hors de la charité n'est pas Dieu, c'est son image, et une idole, qu'il ne faut point aimer, ni adorer, et encore moins faut-il aimer et adorer son contraire, qui est le mensonge.

5

64.

Tous les grands divertissements sont dangereux pour la vie chrétienne; mais, entre tous ceux que le monde a inventés, il n'y en a point qui soit plus à craindre que la comédie. C'est une représentation si naturelle et si délicate des passions, qu'elle les émeut et les fait naître dans notre cœur, et surtout celle de l'a

1 « Détruit la loi. » Cela est pris de saint Paul, Rom. III, 34. Voir tout ce chapitre, 2 « Toute la vie. » C'est-à-dire que dans la vie du chrétien, rien n'est de la nature; tout est de la grâce, attachée à la foi.

3 « On se fait. » 85. Manque dans P. R.

D

▲ « Le mensonge. » On lit encore à la même page du manuscrit : « Je puis bien >> aimer l'obscurité totale; mais, si Dieu m'engage dans un état à demi obscur, ce » peu d'obscurité qui y est me déplait, et, parce que je n'y vois pas le mérite d'une > entière obscurité, il ne me plaît pas. C'est un défaut, et une marque que je me fais » une idole de l'obscurité, séparée de l'ordre de Dieu. Or il ne faut adorer que >> son ordre. Quand je cherche à interpréter ces deux fragments, je crois reconnaltre que Pascal y a mis l'expression des tourments de sa pensée, tels qu'il les éprouvait en creusant ces terribles questions de la grâce. Tantôt il s'irrite de ne pas voir clairement la vérité, de ne pouvoir la faire sortir aussi évidente en théologie qu'en mathématiques; et puis il se reproche cette plainte, car il ne s'agit pas de bien résoudre un problème, mais d'être chrétien. Cependant, s'il ne faut pas adorer la doctrine, la vérité spéculative, s'il ne faut pas l'aimer plus que Dieu, encore moins faut-il préférer à ce Dieu le mensonge; c'est-à-dire que, pour échapper aux obscurités de la grâce, il ne faut pas la sacrifier, et se faire pélagien. Dans d'autres moments, Pascal se sent résigné aux ténèbres; mais, par un autre orgueil, il voudrait que les ténèbres fussent complètes. Il est fâché, en quelque sorte, de trouver des raisons contre le pélagianisme; il voudrait se reposer dans l'anéantissement de sa raison, dans la soumission toute pure; et fermer ses yeux, qui, en s'ouvrant, ne trouvent qu'une lumière traversée d'ombres :

Quæsivit.... lucem, ingemuitque reperta.

Tel était le trouble de Pascal janseniste, et peut-être même, en certains moments plus rares, celui de Pascal chrétien. Voilà comme il le surprenait en lui-même, et voilà comme il l'étouffait.

5 « Tous les grands. » Copie. Manque dans P. R.

6 « La comédie. » C'est-à-dire le théâtre en général. Bossuet prend ce mot dans le même sens dans ses Maximes et réflexions sur la comédie. Tout le monde le prenait ainsi alors, comme on dit aujourd'hui même, les comédiens, en parlant de toute espèce d'acteurs, et comme on dit encore quelquefois, la comédie française. Pascal veut parler surtout des tragédies, car c'est où l'amour est le plus pur et le plus touchant.

mour principalement lorsqu'on le représente fort chaste et fort honnête. Car plus il paraît innocent aux âmes innocentes, plus elles sont capables d'en être touchées. Sa violence plait à notre amour-propre, qui forme aussitôt un désir de causer les mêmes effets, que l'on voit si bien représentés; et l'on se fait en même temps une conscience fondée sur l'honnêteté des sentiments qu'on y voit, qui éteint la crainte des âmes pures, lesquelles s'imaginent que ce n'est pas blesser la pureté, d'aimer d'un amour qui leur semble si sage. Ainsi l'on s'en va de la comédie le cœur si rempli de toutes les beautés et de toutes les douceurs de l'amour, l'âme et l'esprit si persuadés de son innocence, qu'on est tout préparé à recevoir ses premières impressions, ou plutôt à chercher l'occasion de les faire naître dans le cœur de quelqu'un, pour recevoir les mêmes plaisirs et les mêmes sacrifices que l'on a vus si bien dépeints dans la comédie1.

65.

... Les opinions 2 relâchées plaisent tant aux hommes, qu'il est étrange que les leurs déplaisent. 3. C'est qu'ils ont excédé toute borne. Et, de plus, il y a bien des gens qui voient le vrai, et qui

1 « Dans la comédie.» Pascal avait vu cela dans Corneille, qu'il a cité ailleurs encore au sujet de l'amour (vi, 43). Cette violence dans une passion honnête et chaste, ces douceurs qui sont en même temps des beautés, cette ardeur de sacrifices, ce plaisir orgueilleux de dominer dans un cœur, c'est bien l'amour comme le concevait Corneille, comme devait le sentir l'âme fière et forte de Pascal, et comme en effet il le figure dans le Discours sur les passions de l'amour. On n'en connaissait pas d'autre dans le monde distingué de ce temps, dans ce monde que Pascal avait traversé étant jeune, qui prétendait surtout à l'élévation du cœur et aux sentiments généreux, et voulait intéresser dans la passion la vertu même. Plus tard, quand Bossuet écrivait sur la comédie, tout était changé; Racine régnait au lieu de Corneille, et les esprits sévères qui condamnaient toute passion étaient moins frappés des dangers de l'orgueil que de ceux de la tendresse. Bossuet, qui ne connaissait pas le fragment de Pascal, a oublié dans ses réflexions, parmi tant de développements pleins de force, cet attrait si bien démêlé ici, le désir de causer les mêmes effets que l'on voit représentés, de recevoir les mêmes plaisirs et les mêmes sacrifices. C'est peut-être le seul point qu'il n'ait pas touché dans son admirable écrit, car il faut bien l'avouer pour admirable, quoi que nous fasse souffrir la manière indigne dont Molière y est traité.

« Les opinions.» 429. En titre, Montalte. Louis de Montalte est le nom sous lequel les Provinciales furent recueillies en un même volume. Cela suffit pour indiquer l'intention de ce fragment. Manque dans P. R.

3 « Déplaisent. » La Bruyère a dit au contraire (De la Chaire): « La morale > douce et relâchée tombe avec celui qui la prêche; elle n'a rien qui réveille, » et qui pique la curiosité d'un homme du monde, qui craint moins qu'on ne pense > une doctrine sévère, ét qui l'aime même dans celui qui fait son devoir en l'an» nonçant. »

n'y peuvent atteindre'. Mais il y en a peu qui ne sachent que la pureté de la religion est contraire à nos corruptions. Ridicule de dire qu'une récompense éternelle est offerte à des mœurs escobartines 2.

66.

[ocr errors]

Le silence' est la plus grande persécution: jamais les saints ne se sont tus. Il est vrai qu'il faut vocation, mais ce n'est pas des arrêts du Conseil qu'il faut apprendre si l'on est appelé, c'est de la nécessité de parler. Or, après que Rome a parlé, et qu'on pense qu'elle a condamné la vérité, et qu'ils l'ont écrit ; et que les livres qui ont dit le contraire sont censurés, il faut crier d'autant plus haut qu'on est censuré plus injustement, et qu'on veut étouffer la parole plus violemment, jusqu'à ce qu'il vienne un pape qui écoute les deux parties, et qui consulte l'antiquité pour faire justice. Aussi, les bons papes trouveront encore l'Église en clameurs.

1

[ocr errors]

8

L'Inquisition et la Société 10, les deux fléaux de la vérité.

... Que ne les accusez-vous d'arianisme? Car ils ont dit que

« N'y peuvent atteindre. » Dans leur conduite.

27 << Escobartines. » Conformes aux principes équivoques d'Escobar. Sur Escobar, voir les Provinciales, et particulièrement les cinquième et sixième.

3 « Le silence. » 99. Manque dans P. R., ainsi que le fragment qui suit. Il n'y en a pas où éclate davantage la violence du combat au fort duquel Pascal est mort. 4 « Du Conseil. » Un arrêt du Conseil, du 12 août 1660, avait soumis à l'examen d'une commission d'évêques et de docteurs le livre intitulé, Ludovici Montaltii litteræ provinciales, etc., c'est-à-dire les Provinciales, mises en latin par Nicole, et accompagnées de notes et de dissertations. Cette traduction latine avait popularise les Provinciales, comme dit fort bien M. Sainte-Beuve, en les faisant lire hors de France même par tout le monde ecclésiastique et savant. Sur le rapport des commissaires, un autre arrêt, du 23 septembre, condamna le livre à être lacéré et brûlé par l'exécuteur de la haute justice, ce qui fut fait à Paris le 14 octobre suivant.

• « Qu'on pense. » Qu'on pense généralement, que le gros du monde pense.

6 « Qu'elle a condamné. » Qu'il a, dans le manuscrit. En écrivant Rome, il avait dans la pensée le pape.

7 « Qu'ils l'ont écrit.» Les Jésuites. Il faut se rappeler, pour entendre Pascal, quelle était la tactique de son parti. On soutenait que le pape avait bien pu condamner avec autorité cinq propositions comme hérétiques, mais qu'il s'était trompé en donnant ces cinq propositions comme prises dans Jansénius; que la doctrine de Jansénius n'était que la pure doctrine de la grâce, la tradition de saint Augustin, enfin la vérité, laquelle n'avait pu être condamnée. Et quand les Jésuites écrivaient, avec le pape lui-même, que les propositions condamnées étaient bien celles de Jansénius, c'était écrire, suivant Pascal, que le pape avait condamné la vérité. Pascal lui-même désavoua plus tard cette tactique: voir la note 47 sur sa Vie. L'antiquité. La tradition de saint Augustin et des Pères.

[ocr errors]

a

9

[ocr errors]

L'Inquisition. Voir plus loin.

10 « La Société. » Abréviation usitée pour la société de Jésus.

« PreviousContinue »