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détourne, nous tente de penser ailleurs? Tout cela est mauvais, et né avec nous1.

56.

2

Il est faux 2 que nous soyons dignes que les autres nous aiment : il est injuste que nous le voulions. Si nous naissions raisonnables, et indifférents, et connaissant nous et les autres, nous ne donnerions point cette inclination à notre volonté. Nous naissons pourtant avec elle; nous naissons donc injustes: car tout tend à soi. Cela est contre tout ordre: il faut tendre au général; et la pente vers soi est le commencement de tout désordre, en guerre, en police', en économie, dans le corps particulier de l'homme 3. La volonté est donc dépravée.

Si les membres des communautés naturelles et civiles tendent au bien du corps, les communautés elles-mêmes doivent tendre à un autre corps plus général, dont elles sont membres. L'on doit donc tendre au général. Nous naissons donc injustes et dépravés.

6

Qui ne hait en soi son amour-propre, et cet instinct qui le porte à se faire Dieu, est bien aveuglé. Qui ne voit que rien n'est si opposé à la justice et à la vérité? Car il est faux que nous méritions cela; et il est injuste et impossible d'y arriver, puisque tous demandent la même chose. C'est donc une manifeste injustice où nous sommes nés, dont nous ne pouvons nous défaire, et dont il faut nous défaire.

Cependant aucune religion' n'a remarqué que ce fût un péché, ni que nous y fussions nés, ni que nous fussions obligés d'y résister, ni n'a pensé à nous en donner les remèdes'.

1

<< Et né avec nous. » Donc notre nature actuelle est mauvaise, donc elle est donc y a eu le péché originel. Voir 56.

déchue,

2 « Il est faux. »> 8. P. R., IX. Cf. 39, troisième fragment.

3 « Donc injustes. » C'est une démonstration du péché originel.

4

<< En police. » En organisation politique; c'est le sens que ce mot avait autrefois.

5

« De l'homme. » Voir les divers fragments qui composent le paragraphe 59.

6 « Qui ne hait. » 44. P. R., IX.

7

«Se faire Dieu. C'est-à-dire à rapporter tout à soi, à se faire la fin de toute chose.

8

9

« Aucune religion. » Que la nôtre, bien entendu, comme a mis ailleurs Pascal.

« Les remèdes. » C'est-à-dire la grâce, et les sacrements qui la dispensent.

57.

1

Guerre intestine de l'homme entre la raison et les passions. S'il n'avait que la raison sans passions... S'il n'avait que les passions 2 sans raison... Mais ayant l'un et l'autre, il ne peut être sans guerre, ne pouvant avoir la paix avec l'un qu'ayant guerre avec l'autre. Aussi il est toujours divisé, et contraire à lui-même.

Si c'est un aveuglement surnaturel de vivre sans chercher ce qu'on est, c'en est un terrible de vivre mal en croyant Dieu '.

58.

Il est indubitable' que, que l'âme soit mortelle ou immortelle, cela doit mettre une différence entière dans la morale; et cependant les philosophes ont conduit la morale indépendamment de cela'. Ils délibèrent de passer une heure'. Platon, pour disposer au christianisme '.

Le dernier acte' est sanglant, quelque belle que soit la comédie 1o en tout le reste. On jette enfin de la terre sur la tête, et en voilà pour jamais 11.

1 « Guerre intestine. » 1. P. R., IX. Cf. 12, page 301, note 2.

2

« Que les passions. » Il est facile d'achever ces phrases. Au premier cas, l'homme ne serait pas troublé par les tentations dans sa sagesse; au second cas, il ne le serait pas dans ses plaisirs par les remords.

3 « Si c'est. » 65. P. R., 1x.

4 « En croyant Dieu. Il est difficile de dire si cette pensée s'adresse aux pécheurs en général, ou si elle ne serait pas dirigée en particulier contre ceux qui suivent la morale relâchée des casuistes.

5 « Il est indubitable. » 73. P. R., XXIX.

« De cela. Cf. IX, page 433.

"

<< Une heure. » C'est-à-dire, quand ils délibèrent sur la manière de conduire la vie présente, sans autre vue que cette vie même, qui est si courte, c'est comme s'ils délibéraient sur la manière de passer une heure de temps.

D

8 & Au christianisme. » C'est-à-dire, Platon est bon pour disposer au christianisme. Platon essaie en effet d'établir la morale sur la croyance à l'immortalité de l'âme, à la fin de la République et du Gorgias.

9 « Le dernier acte. » 63. P. R., xxix.

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La comédie. » C'est-à-dire la pièce, comique ou tragique. Cf. 64.

11 « Pour jamais. » Peut-on se détacher un moment d'une telle pensée pour s'arrêter à la forme? Elle est d'un genre de beauté bien rare. Elle joint à la dignité de l'éloquence française, non-seulement une familiarité forte, comme dans Bossuet, mais je ne sais quel sombre accent, et quelle poésie sourde et pénétrante. Cela est classique et shakspearien tout ensemble; rien n'est plus discret, et rien n'est plus fort. Pascal sans doute a rapporté cette pensée d'un cimetière : le bruit des pelletées tombant sur la bière lui était resté au cœur.

59.

Dieu ayant fait le ciel et la terre, qui ne sentent point le bonheur de leur être, il a voulu faire des êtres qui le connussent, et qui composassent un corps de membres pensants 2. Car nos membres ne sentent point le bonheur de leur union, de leur admirable intelligence, du soin que la nature a d'y influer les esprits, et de les faire croître et durer. Qu'ils seraient heureux s'ils le sentaient, s'ils le voyaient! Mais il faudrait pour cela qu'ils eussent intelligence pour le connaître, et bonne volonté pour consentir à celle de l'âme universelle. Que si, ayant reçu l'intelligence, ils s'en servaient à retenir en eux-mêmes la nourriture, sans la laisser passer aux autres membres, ils seraient non-seulement injustes, mais encore misérables, et se haïraient plutôt que de s'aimer : leur béatitude, aussi bien que leur devoir, consistant à consentir à la conduite de l'âme entière à qui ils appartiennent, qui les aime mieux qu'ils ne s'aiment eux-mêmes.

4

Être membre, est n'avoir de vie, d'être et de mouvement que par l'esprit du corps et pour le corps. Le membre séparé, ne voyant plus le corps auquel il appartient, n'a plus qu'un être périssant et mourant.

Cependant il croit être un tout, et ne se voyant point de corps dont il dépende, il croit ne dépendre que de soi, et veut se faire centre et corps lui-même. Mais n'ayant point en soi de principe de vie, il ne fait que s'égarer, et s'étonne dans l'incertitude de son être ; et sentant bien qu'il n'est pas corps, et cependant ne voyant

1 << Dieu ayant fait. » 149. En titre, Morale. Manque dans P. R.

2 « Membres pensants. » Nous avons déjà cité saint Paul, qui dit que nous ne faisons qu'un corps en Jésus-Christ, que nous sommes les membres de ce corps. Cf. 22. 3 « Les esprits. » Influer est ici un verbe actif d'y faire circuler les esprits. On entendait par les esprits certains fluides subtils qu'on supposait circulant dans les nerfs, et y portant la sensibilité et la vie. Cf. xxv, 10.

4 « Universelle. » Pourquoi universelle? Est-ce qu'il veut parler, non de la volonté intelligente et personnelle qui est en chacun de nous, mais du principe vital qui anime à la fois tout le monde physique? C'est plutôt que l'âme unique de chaque homme, gouvernant à la fois tous ses membres, peut être appelée universelle par rapport aux membres. C'est le sens indiqué par ces mots qu'on trouve plus loin, l'âme entière à qui ils appartiennent.

sa Être membre. » 149. Manque dans P. R.

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« Et sentant bien. Cet et répond à celui qui suit: d'une part sentant bien..., de l'autre ne voyant point...

point qu'il soit membre d'un corps. Enfin, quand il vient à se connaître, il est comme revenu chez soi, et ne s'aime plus que pour le corps; il plaint ses égarements passés.

Il ne pourrait pas par sa nature aimer une autre chose, sinon pour soi-même et pour se l'asservir, parce que chaque chose s'aime plus que tout. Mais en aimant le corps', il s'aime soi-même 2, parce qu'il n'a d'être qu'en lui, par lui et pour lui: qui adhæret Deo unus spiritus ests.

4

Le corps aime la main; et la main, si elle avait une volonté, devrait s'aimer de la même sorte que l'âme l'aime". Tout amour qui va au delà est injuste.

Adhærens Deo unus spiritus est'. On s'aime, parce qu'on est membre de Jésus-Christ. On aime Jésus-Christ, parce qu'il est le corps dont on est membre. Tout est un, l'un est l'autre, comme les trois personnes.

9

Pour régler l'amour qu'on se doit à soi-même, il faut s'imaginer un corps plein de membres pensants, car nous sommes membres du tout, et voir comment chaque membre devait s'aimer, etc...

Si les pieds et les mains avaient une volonté particulière, jamais ils ne seraient dans leur ordre qu'en soumettant cette volonté particulière à la volonté première qui gouverne le corps entier. Hors de

«En aimant le corps. » Le corps dont il n'est qu'un membre, c'est-à-dire Dieu, Jésus-Christ...

2 « Soi-même. » Pascal répète cela dans les deux fragments qui suivent, et corrige ainsi la dureté de ce qu'il a tant dit, qu'il faut se hair. Voir 54.

VI,

17:

3 Spiritus est. » Qui autem adhæret domino unus spiritus est. I Cor., Ne savez-vous pas que celui qui s'attache à une courtisane, ne fait qu'un corps » avec elle?... Et celui qui s'attache à Dieu, ne fait qu'un esprit avec lui. »

« Le corps. » 449. P. R., XXVIII. P. R. met: « L'âme aime la main. » Mais alors la figure du corps et des membres n'est plus suivie. Pascal va bien dire, de la même sorte que l'âme l'aime, mais c'est qu'il oppose la volonté du corps entier, ou l'âme, à la volonté particulière de la main.

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6 « Spiritus est. » Voir au fragment précédent.

8

7 «Est l'autre. » Et non, est en l'autre, comme a mis P. R.

« Comme les trois personnes. » Retranché par P. R., peut-être comme n'étant pas théologiquement assez exact.

« Pour régler l'amour. » 265. En titre: Membres. Commencer par là. P. R., XXVIII. P. R. ne donne que le second alinéa, en le fondant avec le fragment qui précède.

là, ils sont dans le désordre et dans le malheur; mais en ne voulant que le bien du corps, ils font leur propre bien.

Il faut n'aimer que Dieu et ne haïr que soi.

Si le pied avait toujours ignoré qu'il appartint au corps, et qu'il y eût un corps dont il dépendît, s'il n'avait eu que la connaissance et l'amour de soi, et qu'il vint à connaître qu'il appartient à un corps duquel il dépend, quel regret, quelle confusion de sa vie passée, d'avoir été inutile au corps qui lui a influé sa vie 2, qui l'eût anéanti s'il l'eût rejeté et séparé de soi, comme il se séparait de lui! Quelles prières d'y être conservé! et avec quelle soumission se laisserait-il gouverner à la volonté qui régit le corps, jusqu'à consentir à être retranché s'il le faut! Ou il perdrait sa qualité de membre; car il faut que tout membre veuille bien périr pour le corps, qui est le seul pour qui tout est3.

4

Pour faire que les membres soient heureux, il faut qu'ils aient une volonté, et qu'ils la conforment au corps.

La concupiscence 5 et la force sont la source de toutes nos actions: la concupiscence fait les volontaires; la force, les involontaires.

...

60.

Ils croient que Dieu est seul digne d'être aimé et admiré, et ont désiré d'être aimés et admirés des hommes, et ils ne connais

2

1 << Il faut. » 199. Inédit jusqu'à ce temps.

<< Influé sa vie. » Influer est verbe actif; voir le premier fragment.

3 « Pour qui tout est. » Il faut avouer que les traits que présente ce fragment sont bizarres, et P. R. a pu craindre qu'on n'en fùt choquè. Ce pied qui est plein de confusion de sa vie passée, et tout ce qui suit, cela étonne. Mais quand on songe que sous cette image dédaigneuse c'est lui-même que Pascal figure, que c'est lui qui est ce membre indigne, si confus, si repentant, que c'est lui qui prie, qui se soumet, qui consent à être retranché et à périr, ce qui semblait étrange n'est plus qu'élevé et touchant. Au reste, l'idée de cette prosopopée est prise d'un verset de la première épitre aux Corinthiens (XII, 15): « Si le pied vient à dire, Puisque je ne suis pas » la main, je ne suis plus du corps; ne sera-t-il plus du corps pour cela? » Voir tout le chapitre.

4 « Pour faire. » Même page. Manque aussi dans les éditions.

5 «La concupiscence. » 232. En titre, Raison des effets. P. R. XxIx.

6 << Nos actions. » P. R. ajoute, purement humaines, et c'est bien ainsi que l'entend Pascal. Il n'étudie ici que la nature, sans la grâce; il cherche la raison des effets naturels. Cf. l'article v, 2.

? « Ils croient. » 194. En titre, Philosophes. P. R. XXIX.

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