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ne le voit pas. Les raisons qui, étant vues de loin, paraissent borner notre vue, mais quand' on y est arrivé, on commence à voir encore au delà. Rien n'arrête la volubilité de notre esprit. Il n'y a point, dit-on, de règle qui n'ait quelque exception, ni de vérité si générale qui n'ait quelque face par où elle manque. Il suffit qu'elle ne soit pas absolument universelle, pour nous donner sujet d'appliquer l'exception au sujet présent, et de dire: Cela n'est pas toujours vrai; donc il y a des cas où cela n'est pas. Il ne reste plus qu'à montrer que celui-ci en est; et c'est à quoi on est bien maladroit ou bien malheureux si on n'y trouve quelque jour 2.

3

35.

La charité n'est pas un précepte figuratif. Dire que JESUSCHRIST, qui est venu ôter les figures pour mettre la vérité, ne soit venu que mettre la figure de la charité, pour ôter la réalité qui était auparavant; cela est horrible. Si la lumière est ténèbres, que seront les ténèbres 5?

36.

Combien les lunettes nous ont-elles découvert d'ètres qui n'é

« Mais quand. Encore une anacoluthe. Il faut construire comme s'il n'y avait pas de mais.

2 « Quelque jour. Ce fragment doit être rapproché de ceux qui composent l'article XXIII. Pascal en veut à ceux qui résistent au miracle de la sainte Epine. Les ennemis de Port Royal disaient: Il est vrai qu'en général un miracle témoigne que Dieu est pour ceux en faveur de qui il s'opère, mais cela n'est pas toujours ainsi, et il permet quelquefois que le démon fasse des miracles. Et les incrédules disaient: Il est vrai qu'en général une guérison subite d'un mal invétéré n'est pas dans la nature, mais pourtant il peut se faire qu'il arrive quelque chose de semblable naturellement. Voir aussi XIII, 5.

3 « La charité. » 455. P. R., xxví. Sur la charité, voir xv1, 43.

4 « Cela est horrible. » Pascal attaque ici la doctrine d'après laquelle le sacrement suffisait pour remettre le péché, sans la charité ou l'amour de Dieu, doctrine qu'on imputait aux Jésuites (voir la dixième Provinciale, et la douzième Epitre de Boileau). Toute l'Eglise admet que sans le secours du sacrement, le pécheur ne peut être pardonné que s'il a une contrition parfaite, qui suppose une parfaite charité, tandis qu'avec ce secours il suffit d'une contrition imparfaite ou attrition. Mais il faut pourtant que dans l'attrition même il y ait un certain degré de charité. Autrement il se trouverait qu'avant Jésus-Christ, comme il n'y avait pas de sacrement, il fallait aimer Dieu pour être sauvé; mais que depuis Jésus-Christ cela ne serait plus nécessaire. Jésus-Christ ne serait donc venu que pour mettre le sacrement comme une figure de la charité, à la place de la charité même.

• « Les ténèbres. » Matthieu, v1, 22: « Ton œil est la lampe de ton cœur...; si » donc ton œil est malade, tout ton corps sera dans la nuit. Si ce qui est lumière en toi devient ténèbres, ce qui était ténèbres, que sera-t-il done?» Pascal veut dire: Si les prêtres eux-mêmes, si les directeurs des consciences sont aveugles en ce qui regarde la charité, que sera-ce donc du monde?

• Combien les lunettes. » 225. Manque dans P. R.

taient point pour nos philosophes d'auparavant! On entreprenait méchamment l'Écriture sainte sur le grand nombre des étoiles1, en disant: Il n'y en a que mille vingt-deux 2, nous le savons'.

37.

L'homme est ainsi fait, qu'à force de lui dire qu'il est un sot, il le croit; et, à force de se le dire à soi-même, on se le fait croire '. Car l'homme fait lui seul une conversation intérieure, qu'il importe de bien régler Corrumpunt mores bonos colloquia prava. Il faut se tenir en silence autant qu'on peut, et ne s'entretenir que de Dieu qu'on sait être la vérité ; et ainsi on se le persuade à soi-même.

8

38.

Quelle différence entre un soldat et un chartreux, quant à l'obéissance? Car ils sont également obéissants et dépendants, et dans des exercices également pénibles. Mais le soldat espère toujours devenir maître, et ne le devient jamais (car les capitaines et princes

1 « Des étoiles. » Jérém., XXXIII, 22: « Ainsi qu'on ne saurait compter les étoiles » du ciel, ni les sables du rivage, ainsi je multiplierai la race de David mon servi»teur. Cf. Gen., xv, 5; XXII, 47, etc.

2

« Mille vingt-deux. » C'est le nombre des étoiles comprises dans le catalogue de Ptolémée, d'après les observations d'Hipparque. Mais on lit dans le Cosmos, t. 1, page 169 de la traduction de M. H. Faye : « On porte par estime à 18 millions » le nombre des étoiles que le télescope permet de distinguer dans la voie lactée. >> Pour se faire une idée de la grandeur de ce nombre, ou plutôt pour s'aider d'un >> terme de comparaison, il suffit de se rappeler que nous ne voyons pas à l'œil nu, >> sur toute la surface du ciel, plus de 8000 étoiles; tel est en effet le nombre des » étoiles comprises entre la première et la sixième grandeur. >>

3 « Nous le savons. » Les éditeurs de Port Royal, qui ont supprimé cette pensée, ne l'approuvaient pas sans doute, et nous avons cité ailleurs (17), à propos du mouvement de la terre, un passage de Malebranche qui soutient au contraire que l'Ecriture parle pour se faire entendre, et comme on parle ordinairement, sans dessein de nous instruire de la physique. Comment en effet Pascal ne s'est-il pas fait l'objection du système de Copernic, à propos duquel aussi on entreprenait méchamment l'Ecriture? ou comment conciliait-il la pensée qu'il exprime ici avec son indifférence sur cette question?

4 « L'homme est. » 232. P. R., XXVIII.

« On se le fait croire. Et c'est où Pascal veut qu'on arrive, à mépriser la sagesse naturelle et la raison.

6 « Colloquia prava. » « Les mauvaises conversations corrompent les bonnes » mœurs. » I Cor., xv, 33. Colloquia mala, dans le texte.

2 « Qu'on sait être la vérité. » C'est-à-dire, on sait que la vérité est qu'il y a un Dieu. P. R. supprime à tort ces mots essentiels; Pascal n'a pu exiger qu'on s'efforcât de se persuader à soi-même ce qu'on ne saurait pas être la vérité. Cf. x, 4. « Quelle différence. » 146. P. R., XXVIII. — C'est une interrogation, et non une exclamation: Quelle différence y a-t-il ?

même sont toujours esclaves et dépendants); mais il l'espère toujours, et travaille toujours à y venir; au lieu que le chartreux fait vœu de n'être jamais que dépendant. Ainsi ils ne diffèrent pas dans la servitude perpétuelle, que tous deux ont toujours, mais dans l'espérance, que l'un a toujours, et l'autre jamais.

39.

La volonté propre1 ne se satisfera jamais, quand elle aurait pouvoir de tout ce qu'elle veut; mais on est satisfait dès l'instant qu'on y renonce. Sans elle, on ne peut être malcontent; par elle, on ne peut être content.

...

La vraie 2 et unique vertu est donc de se haïr3, car on est haïssable par sa concupiscence, et de chercher un être véritablement aimable, pour l'aimer. Mais, comme nous ne pouvons aimer ce qui est hors de nous ", il faut aimer un être qui soit en nous, et qui ne soit pas nous, et cela est vrai d'un chacun de tous les hommes. Or, il n'y a que l'Etre universel qui soit tel. Le royaume de Dieu est en nous; le bien universel est en nous-mêmes, et ce n'est pas nous ".

Il est injuste' qu'on s'attache à moi, quoiqu'on le fasse avec plaisir et volontairement. Je tromperais ceux à qui j'en ferais naître le désir; car je ne suis la fin de personne, et n'ai pas de quoi les satisfaire. Ne suis-je pas prêt à mourir? Et ainsi l'objet de leur attachement mourra donc. Comme je serais coupable de faire

1

« La volonté propre. Copie. P. R., XXVIII. — La volonté propre est appelée ainsi par opposition à celle qui s'abandonne à Dieu.

2

<< La vraie. » 443. Manque dans P. R.

3 « De se haïr. » Cf. 54, et ailleurs. C'est ici que Pascal a donné à sa pensée la forme la plus répugnante à la nature; mais voir le paragraphe 59.

4 « Hors de nous. » Il semble que Pascal devait expliquer cela davantage.

5 « Est en nous-mêmes. » Luc, XVII, 20: « Les Pharisiens lui demandant quand » viendrait le royaume de Dieu, il répondit : Le royaume de Dieu ne vient pas d'une >> manière qui se fasse remarquer. Et on ne dira point, Il est ici, ou, Il est là; dès » à présent le royaume de Dieu est parmi vous. »

« Et ce n'est pas nous. » Cf. I, 9, second fragment.

7 << Il est injuste. » 244. Ecrit de la main de Domat avec cette note: « Madame Pe>> rier a l'original de ce billet. » Madame Perier a cité ce fragment dans la Vie de son frère. P. R., xxvIII.

8 « Mourra donc. » Les éditeurs de P. R. ont effacé partout le je dans ce morceau : « Il est injuste qu'on s'attache à nous,» etc. Cf. vi, 20. Ils mettent ici : « Ne » sommes-nous pas prêts à mourir ? et ainsi l'objet de leur attachement mourrait. » Quelle froideur dans cette observation collective! Il mourrait, c'est l'objection de

croire une fausseté, quoique je la persuadasse doucement, et qu'on la crût avec plaisir, et qu'en cela on me fit plaisir de même, je suis coupable de me faire aimer1, et si j'attire les gens à s'attacher à moi. Je dois avertir ceux qui seraient prêts à consentir au mensonge, qu'ils ne le doivent pas croire, quelque avantage qui m'en revint; et de même, qu'ils ne doivent pas s'attacher à moi ; car il faut qu'ils passent leur vie et leurs soins à plaire à Dieu, ou à le chercher 2.

3

40.

C'est être superstitieux, de mettre son espérance dans les formalités; mais c'est être superbe, de ne vouloir s'y soumettre.

41.

Toutes les religions et les sectes du monde ont eu la raison naturelle pour guide. Les seuls chrétiens ont été astreints à prendre leurs règles hors d'eux-mêmes, et à s'informer de celles que JésusCHRIST a laissées aux anciens pour être transmises aux fidèles. Cette contrainte lasse ces bons pères. Ils veulent avoir, comme les

gens qui raisonnent. Il mourra donc, c'est la sentence de condamnation que Pascal prononce contre lui-même; nous entendons le cri de cette âme, qui contemple toute sa misère, mais qui au lieu de s'attacher dans cette détresse à l'amour des siens, le repousse par pitié et par respect pour eux, parce qu'elle sait que c'est une chose horrible de sentir s'écouler tout ce qu'on possède (16), et qu'elle voit bien qu'elle va s'écouler. Combien cette tristesse est haute et généreuse! La raison n'est pas là sans doute, ni la vraie vertu. Quand Pascal s'efforçait de rebuter jusqu'à la tendresse de sa sœur (c'est cette sœur qui en témoigne), cela même, c'était passion et faiblesse; mais quelle faiblesse est la plus intéressante, de celle du voluptueux qui murmure, Aimons donc, aimons done; de l'heure fugitive, Hâtons-nous, jouissons!

ou de celle d'un cœur tellement épris de l'idéal, qu'il ne veut voir que néant dans tout le reste, et se såcrifiant lui-même, s'ensevelit de ses propres mains! Cf. 56. 1 << De me faire aimer. » Il suffit de souligner de pareils traits, sans réflexion. Mais quelle subtilité d'esprit se mêle à cette fièvre de l'âme!

2 << Ou à le chercher. » On plaît à Dieu dans l'état de grâce; on le cherche seulement quand on est encore dans le péché. Cf. 50.

3

« C'est être. » 265. P. R., xxvIII. Il y a donc un milieu. Ce milieu est celui que l'Eglise gallicane a toujours voulu garder entre l'indépendance protestante et la superstition ultramontaine.

« Toutes les religions. » 221. P. R., XXVIII.

5 « Ces bons pères. » P. R. met discrètement : « Il y a des gens que cette con>>trainte lasse.» Pascal attaque ici encore la probabilité des Jésuites, et la morale des casuistes qu'il oppose à celle des Pères de l'Eglise, comme il fait dans les Provinciales continuellement. En effet ce fragment commençait d'abord par les lignes suivantes, que Pascal a ensuite barrées : « State super vias..., et interrogate de » semitis antiquis... et ambulate in eis... Et dixerunt: Non ambulabimus, sed post » cogitationem nostram ibimus [Jérém., vi, 16]. Mais les cinq derniers mots ne sont

autres peuples, la liberté de suivre leurs imaginations. C'est en vain que nous leur crions, comme les prophètes disaient autrefois aux Juifs : allez au milieu de l'Église; informez-vous des lois que les anciens lui ont laissées, et suivez ces sentiers. Ils ont répondu comme les Juifs : Nous n'y marcherons pas mais nous suivrons les pensées de notre cœur1; et ils ont dit : Nous serons comme les autres peuples.

42.

Il y a trois moyens 2 de croire : la raison, la coutume, l'inspiration. La religion chrétienne, qui seule a la raison, n'admet pas pour ses vrais enfants ceux qui croient sans inspiration ce n'est pas qu'elle exclue la raison et la coutume; au contraire, mais il faut ouvrir son esprit aux preuves, s'y confirmer par la coutume'; mais s'offrir par les humiliations aux inspirations, qui seules peuvent faire le vrai et salutaire effet: Ne evacuetur crux Christi’.

43.

Jamais on ne fait le mal si pleinement et si gaiement que quand on le fait par conscience'.

44.

Les Juifs 10, qui ont été appelés à dompter les nations et les rois,

» pas dans la Vulgate. « Ils ont dit aux peuples: Venez avec nous, suivons les » opinions des nouveaux auteurs. La raison sera notre guide; nous serons comme » les autres peuples qui suivent chacun sa lumière naturelle. Les philosophes

>> ont.... »

1 « De notre cœur. » Pascal interprète le texte de Jérémie (voir plus haut). Voici la traduction exacte de ce texte « Voici ce que dit le Seigneur : Tenez-vous » sur la voie; considérez et demandez quels sont les sentiers anciens, où est la » bonne voie, et marchez-y, et vous trouverez le rafraîchissement de vos âmes. Et » ils ont dit: Nous n'y marcherons pas. » — « Les autres peuples. » Et erimus nos quoque sicut omnes gentes. 1 Rois, vi, 20. C'est ce que disent les Juifs quand ils persistent à vouloir un roi, malgré les avertissements de Samuel.

2 « Il y a trois moyens. » 485. P. R., xxvIII.

3 a L'inspiration. » Pascal avait mis d'abord la révélation.

4 « Aux preuves. » Voilà pour la raison.

$ << Par la coutume. » Cf. x, 4.

6 « Et salutaire effet. » Cf. encore x, 4, et xxiv, 5 et 52.

" << Crux Christi. » I Cor., 1, 47 : « Le Christ m'a envoyé pour prêcher l'Evangile, mais non par la sagesse de la parole, pour ne pas rendre vaine la croix de » Jésus-Christ (il y a ut non evacuetur, dans le texte).

8 << Jamais on ne fait. » 51. P. R., xxvIII.

9 « Par conscience. a

encore aux casuistes.

» P. R., par un faux principe de conscience. Cela s'adresse

19 « Les Juifs. » 449 P. R., xxvIII.

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