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le lisent veulent avoir la gloire de l'avoir lu; et moi qui écris ceci1, ai peut-être cette envie; et peut-être que ceux qui le liront...

4.

Malgré la vue de toutes nos misères, qui nous touchent3, qui nous tiennent à la gorge, nous avons un instinct que nous ne pouvons réprimer, qui nous élève.

5.

Nous sommes si présomptueux, que nous voudrions être connus de toute la terre, et même des gens qui viendront quand nous ne serons plus; et nous sommes si vains", que l'estime de cinq ou six personnes qui nous environnent nous amuse et nous contente.

6.

Curiosité n'est' que vanité. Le plus souvent on ne veut savoir que pour en parler'. Autrement on ne voyagerait pas sur la mer, pour ne jamais en rien dire, et pour le seul plaisir de voir, sans espérance d'en jamais communiquer1o.

7.

Les villes par où on passe, on ne se soucie pas d'y être estimé; mais quand on y doit demeurer un peu de temps, on s'en soucie. Combien de temps 12 faut-il? Un temps proportionné à notre durée vaine et chétive 13.

» Cicero pro Archia, 11], ceulx mesmes qui la combattent, encores veulent-ils que » les livres qu'ils en escrivent portent au front leur nom, » etc.

Et moi qui écris ceci. » Cf. VII, 9.

2 « Malgré la vue. » 47. P. R., XXIV.

3

« Qui nous touchent. » Non pas dans le sens de, qui nous émeuvent, mais qui sont tout près de nous, jusqu'à nous toucher.

« Nous sommes. » 416. P. R., XXIV.

« Si vains. » Dans le sens du latin vani, c'est-à-dire si légers, si peu sérieux dans notre orgueil, si faciles à nous contenter de choses vaines et vides.

❝ « Nous amuse. » C'est-à-dire, nous occupe, nous captive.

a

a Curiosité n'est. » 75. Intitulé Orgueil. P. R., xxiv.

• Que pour en parler. » Usque adeo-ne Scire tuum nihil est nisi le scire hoc scia! alter? PERS, 1, 26.

* « Pour ne jamais. » Ce qui suit n'est que le développement du mot autrement, c'est-à-dire, si c'était pour ne jamais en rien dire.

10. D'en communiquer. » D'en causer. Cf. vi, 23.

11 « Les villes. » 83. P. R., XXIV.

12 « Combien de temps?» L'effet de cette interrogation est bien plus grand que s'il eût dit: Il ne faut qu'un temps proportionné, etc.

13 a Notre durée vaine et chétive. » Quelle mélancolie dans ces expressions!

8.

La nature de l'amour-propre et de ce мor humain 2 est de n'aimer que soi et de ne considérer que soi. Mais que fera-t-il3? Il ne saurait empêcher que cet objet qu'il aime ne soit plein de défauts et de misères : il veut être grand, et il se voit petit; il veut être heureux, et il se voit misérable; il veut être parfait, et il se voit plein d'imperfections; il veut être l'objet de l'amour et de l'estime des hommes, et il voit que ses défauts ne méritent que Icur aversion et leur mépris. Cet embarras où il se trouve produit en lui la plus injuste et la plus criminelle passion qu'il soit possible de s'imaginer; car il conçoit une haine mortelle contre cette vérité qui le reprend, et qui le convainc de ses défauts. Il désirerait de l'anéantir, et, ne pouvant la détruire en elle-même, il la détruit, autant qu'il peut, dans sa connaissance et dans celle des autres : c'est-à-dire qu'il met tout son soin à couvrir ses défauts, et aux autres et à soi-même, et qu'il ne peut souffrir qu'on les lui fasse voir, ni qu'on les voie.

C'est sans doute un mal que d'être plein de défauts; mais c'est encore un plus grand mal que d'en être plein et de ne les vouloir pas reconnaître, puisque c'est y ajouter encore celui d'une illusion volontaire. Nous ne voulons pas que les autres nous trompent; nous ne trouvons pas juste qu'ils veuillent être estimés de nous plus qu'ils ne méritent il n'est donc pas juste aussi que nous les trompions,

« La nature de l'amour-propre. » Ce morceau ne fait pas partie de ce qu'on doit appeler les Pensées. C'est un écrit de Pascal conservé à part; P. R. ne l'a pas fait entrer dans son édition. Mais comme il est peu étendu, nous avons cru pouvoir sans inconvénient le laisser à la place où il a été mis dans les éditions modernes. Il n'en existe pas d'original autographe, mais une copie contemporaine.

2 « Ce moi humain. » Cf. vi, 20.

3 « Que fera-t-il? » Cette interrogation fait sentir vivement le malaise qu'éprou vait Pascal en considérant ces contradictions qu'il voyait dans notre nature. Il en est de même de ces mots : Il ne saurait empêcher, etc., au lieu de dire simplement: Cet objet qu'il aime est plein de défauts et de misères. On voit qu'il se débat contre cette vérité. Sans cette émotion intérieure, il n'y a pas d'éloquence.

4 « Il veut être. » Ces antithèses ne sont pas des ornements du langage : c'est le fond même de la pensée.

5 « Il désirerait de l'anéantir. » Que ce désir est étrange! et comme cependant il est clair qu'il doit en être ainsi! C'est le propre d'une vue profonde et d'une logique forte de nous amener ainsi d'une manière toute simple à des conclusions surprenantes. C'est là le mérite constant de ce morceau, mérite qu'on ne peut guère analyser en détail.

« Il n'est donc pas juste. » Cela nous étonne, et pourtant cela est irrésistible.

l'art de la peinture. Mais dans la vérité et dans la morale, qui l'assignera1?

3.

IMAGINATION.

C'est cette partie 2 décevante dans l'homme, cette maîtresse d'erreur et de fausseté, et d'autant plus fourbe qu'elle ne l'est pas toujours; car elle serait règle infaillible de vérité, si elle l'était infaillible du mensonge. Mais étant le plus souvent fausse, elle ne donne aucune marque de sa qualité, marquant de même caractère le vrai et le faux.

Je ne parle pas des fous, je parle des plus sages; et c'est parmi eux que l'imagination a le grand don de persuader les hommes. La raison a beau crier, elle ne peut mettre le prix aux choses.

6

Cette superbe puissance, ennemie de la raison, qui se plaît à la contrôler et à la dominer, pour montrer' combien elle peut en toutes choses, a établi dans l'homme une seconde nature. Elle a ses heureux, ses malheureux, ses sains, ses malades, ses riches, ses pauvres'; elle fait croire, douter, nier la raison1o; elle suspend les

10

« Qui l'assignera? » Il y a dans cette interrogation une inquiétude et un défi. S'il avait dit: On ne peut l'assigner, cela serait froid. Cf. vi, 4.

2 « C'est cette partie. » 361. P. R., xxv. P. R. a refait ainsi cette première phrase: Cette maitresse d'erreur que l'on appelle fantaisie et opinion est d'autant plus fourbe qu'elle ne l'est pas toujours. Le titre Imagination est dans le manuscrit. On trouve ailleurs une pensée (111, 49) en marge de laquelle est écrit : « Il faut » commencer par là le chapitre des Puissances trompeuses. » On ne peut douter que tout ce qui compose ce paragraphe 3 ne dût être compris dans ce chapitre. L'imagination est la première de ces puissances trompeuses. Nicole a substitué partout l'opinion, ne voulant pas sans doute reconnaître qu'il y eût dans les facultés mêmes de notre esprit une cause d'erreur. Mais Nicole lui-même a écrit un traité du Prisme, ou que les différentes dispositions font juger différemment les objets.

3 « Je ne parle pas. » Cet alinéa a été supprimé par P. R. Ces sages ne voulaient pas qu'il fût dit que les plus sages sont les plus dupes.

« C'est parmi eux. » Pascal en est quelquefois lui-même une grande

preuve.

<< A beau crier. » Toujours cette même passion qui anime tout.

❝ & Ne peut mettre le prix. » C'est-à-dire, elle ne peut obtenir que ce soit d'après elle qu'on estime ce que les choses valent.

↑ « Pour montrer. » Cela se lie avec la fin de la phrase.

« Une seconde nature. » Cf. 11, 1.

« Ses sains, ses malades, ses riches, ses pauvres. » C'est ce que disaient les stoïciens; ils pensaient que le sage seul était sain, riche, heureux, même quand il paraissait aux hommes malade, pauvre, misérable. Au contraire, ceux qui n'avaient pas la sagesse ne pouvaient avoir de santé, de richesse ou de bonheur qu'imaginaires.

10 a Elle fait croire, douter, nier la raison. » La raison est le sujet et non le régime de ces trois verbes. C'est l'imagination qui fait que la raison croit, doute ou nie. Supprimé dans P. R.

sens, elle les fait sentir1; elle a ses fous et ses sages2; et rien ne nous dépite davantage que de voir qu'elle remplit ses hôtes d'une satisfaction bien autrement pleine et entière que la raison. Les habiles par imagination se plaisent tout autrement à eux-mêmes que les prudents ne se peuvent raisonnablement plaire. Ils regardent les gens avec empire; ils disputent avec hardiesse et confiance; les autres, avec crainte et défiance et cette gaieté de visage leur donne souvent l'avantage dans l'opinion des écoutants, tant les sages imaginaires ont de faveur auprès des juges de même nature. Elle ne peut rendre sages les fous; mais elle les rend heureux, à l'envi de la raison, qui ne peut rendre ses amis que misérables, l'une les couvrant de gloire, l'autre de honte.

5

Qui dispense la réputation? qui donne le respect et la vénération aux personnes, aux ouvrages, aux lois', aux grands, sinon cette faculté imaginante? Toutes les richesses de la terre sont insuffisantes sans son consentement.

Ne diriez-vous pas que ce magistrat, dont la vieillesse véné

1 « Elle suspend les sens, elle les fait sentir. » C'est-à-dire, elle fait qu'ils sentent. Supprimé dans P. R.

2 « Ses fous et ses sages. >>

Ces gens étaient les fous, Démocrite le sage.

LA FONTAINE, Démocrite et les Abdéritains.

3 « Ne se peuvent. » Et non ne peuvent se. On parlait encore ainsi dans la première moitié du XVIIe siècle. Nous retrouverons ce tour à chaque page.

4 « Des écoutants. » Ce mot, étant tout français, est plus familier et pour ainsi dire plus sensible que le mot latin auditeurs.

5 « Les sages imaginaires. » C'est-à-dire sages par l'imagination. - « Des juges de même nature. » Qui jugent par l'imagination.

6 «De honte. » Par le mépris que les vrais sages s'attirent de la foule. Montaigne, III, 8 (De l'art de conferer), p. 444: « Au demourant rien ne me despite tant » en la sottise que de quoy elle se plaist plus que aulcune raison ne se peull raison»nablement plaire. C'est malheur que la prudence vous deffend de vous satisfaire » et fier de vous [fier est le verbe], et vous renvoye tousiours mal content et crain» tif, là où l'opiniastreté et la temerité remplissent leurs hostes d'esiouïssance et >> d'asseurance. C'est aux plus malhabiles de regarder les aultres hommes par dessus » l'espaule, s'en retournants tousiours du combat pleins de gloire et d'alaigresse; » et le plus souvent encores, cette oultrecuidance de langage et gayelé de visage leur » donne gaigné à l'endroict de l'assistance, qui est communement foible et inca>>pable de bien iuger et discerner les vrais advantages. Et plus haut, p. 434, en parlant de la Fortune : « N'ayant peu faire les malhabiles sages, elle les faict

» heureux, à l'envy de la vertu. »

7 « Aux lois. » Supprimé par P. R., comme dangereux.

9

8 « Cette faculté imaginante. » P. R., l'opinion.

a Ne diriez-vous pas. » P. R., ibid. Mais P. R. déplace ce passage et l'isole, parce qu'il ne se rapporte plus à l'opinion.

Ainsi la vie humaine n'est qu'une illusion perpétuelle; on ne fait que s'entre-tromper et s'entre-flatter. Personne ne parle de nous en notre présence comme il en parle en notre absence. L'union qui est entre les hommes n'est fondée que sur cette mutuelle tromperie; et peu d'amitiés subsisteraient1, si chacun savait ce que son ami dit de lui lorsqu'il n'y est pas, quoiqu'il en parle alors sincèrement et sans passion.

L'homme n'est donc que déguisement2, que mensonge et hypocrisie, et en soi-même et à l'égard des autres. Il ne veut pas qu'on lui dise la vérité, il évite de la dire aux autres; et toutes ces dispositions, si éloignées de la justice et de la raison, ont une racine naturelle dans son cœur.

ARTICLE III.

1.

Ce qui m'étonne le plus est de voir que tout le monde n'est pas étonné de sa faiblesse. On agit sérieusement, et chacun suit sa condition, non pas parce qu'il est bon en effet de la suivre, puisque la mode en est; mais comme si chacun savait certainement où est la raison et la justice. On se trouve déçu à toute heure; et, par une plaisante humilité, on croit que c'est sa faute, et non pas celle de l'art', qu'on se vante toujours d'avoir. Mais il est bon qu'il y ait tant de ces gens-là au monde, qui ne soient pas pyrrhoniens",

1 a Subsisteraient. » Cf. vi, 57.

2 a Que déguisement » C'est en lisant de pareils traits que Voltaire demandait à prendre le parti de l'humanité contre ce misanthrope sublime. Non, l'homme n'est pas tout mensonge et tout hypocrisie, car ou bien les mots de franchise, de loyauté n'expriment rien, ou ils expriment des vertus humaines. L'homme n'est pas complétement vrai, comme il ne peut être complétement bon; mais il l'est dans une certaine mesure.

3 a Racine naturelle. » Le mot naturelle contient le nœud du raisonnement que Pascal a dans l'esprit. Sa conclusion est que la nature de l'homme est donc une nature viciée, et qu'on ne peut l'expliquer que par le péché originel. Cf. xxiv, 56.

4 « Ce qui m'étonne. » 34. P. R., xxv.- C'est bien là le philosophe; il s'étonne d'abord de ce qu'il découvre; puis il s'étonne encore plus que le vulgaire ne s'en étonne pas.

> << Puisque la mode en est. » Cf. vi, 40, et passim.

D

a Celle de l'art. » Quel art? Il faut l'entendre dans le sens le plus général : l'art de conduire ses pensées et ses actions, l'art de la vie, la sagesse.

7

Pas pyrrhoniens. » Ces mots et les cinq suivants manquent dans P. R.

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