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miers principes ont trop d'évidence pour nous. Trop de plaisir incommode. Trop de consonnances déplaisent dans la musique1; et trop de bienfaits irritent2: nous voulons avoir de quoi surpayer la dette3: Beneficia eo usque læta sunt dum videntur exsolvi posse; ubi multum antevenere, pro gratia odium redditur.

Nous ne sentons ni l'extrême chaud, ni l'extrême froid. Les qualités excessives nous sont ennemies, et non pas sensibles : nous ne les sentons plus, nous les souffrons. Trop de jeunesse et trop de vieillesse empêchent l'esprit; trop et trop peu d'instruction .... Enfin, les choses extrêmes sont pour nous comme si elles n'étaient point', et nous ne sommes point à leur égard : elles nous échappent, ou nous à elles.

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Voilà notre état véritable. C'est ce qui nous rend' incapables de

<< Dans la musique. » Supprimé dans P. R. On pourrait croire alors qu'il s'agit des consonnances de mots dans le discours. Voici la définition des consonnances en musique d'après le Dictionnaire de musique de Rousseau : « C'est, suivant l'étymo»logie du mot, l'effet de deux ou plusieurs sons entendus à la fois; mais on restreint >> communément la signification de ce terme aux intervalles formés par deux sons » dont l'accord plaît à l'oreille. >>

P. R. a supprimé aussi tout le reste de la phrase. Les éditeurs ont jugé peutêtre que cette observation morale se rapportait à un tout autre ordre d'idées, et que la délicatesse d'amour-propre, qui nous rend souvent impatients d'un bienfait trop supérieur à notre reconnaissance, n'a rien de commun avec la faiblesse naturelle de notre faculté de sentir.

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« Irritent. >> Pascal avait mis d'abord : nous rendent ingrats; il a trouvé cela trop faible.

3 << La dette. » Pascal avait ajouté ces mots, qu'il a barrés : Si elle nous passe,

elle blesse.

4 « Beneficia. » C'est un passage de Tacite (Ann., IV, 18), cité par Montaigne dans le chapitre de l'Art de conférer (III, 48, p. 448); il ne dit que ce qu'exprime la phrase de Pascal.

5 « Nous les souffrons. » Remarquer comme cette phrase est amenée par la précédente. Dans un bon style, les expressions les plus fortes et les plus concentrées doivent être préparées par d'autres, de manière à satisfaire l'esprit et à le frapper sans l'étonner.

6 << Trop et trop peu d'instruction. » Il y a après ces mots un point bien formé dans le manuscrit. P. R. supplée l'abétissent. Mais, avec trop peu d'instruction, on n'est pas abêti; on demeure seulement dans la bêtise naturelle. (Cf. II, 48.) C'est plutôt, trop et trop peu d'instruction empêchent l'esprit, comme tout à l'heure.

7 « Si elles n'étaient point. » On lit ailleurs dans le manuscrit (p. 439): Deux infinis. Milieu. Quand on lit trop vite ou trop doucement, on n'entend rien. Et ailleurs encore (p. 23): Trop et trop peu de vin ne lui en donnez pas, il ne peut trouver la vérité; donnez-lui en trop, de même. Cf. 111, 2.

8 « C'est ce qui nous rend. » P. R.: C'est ce qui resserre nos connaissances en de certaines bornes que nous ne passons pas, incapables de savoir tout et d'ignorer tout absolument. Il est clair que cette altération et les autres qui vont être indiquées ont pour but de prévenir le trouble et le découragement que de pareilles idées pourraient porter dans les esprits. C'est un petit mal de ne pas savoir tout; c'en est un grand de ne rien savoir certainement, avec certitude.

savoir certainement et d'ignorer absolument. Nous voguons1 sur un milieu vaste, toujours incertains et flottants, poussés d'un bout vers l'autre 2. Quelque terme3 où nous pensions nous attacher et nous affermir, il branle et nous quitte; et si nous le suivons, il échappe à nos prises, nous glisse et fuit d'une fuite éternelle. Rien ne s'arrête pour nous. C'est l'état qui nous est naturel, et toutefois le plus contraire à notre inclination : nous brûlons de désir de trouver une assiette ferme et une dernière base constante, pour y édifier une tour' qui s'élève à l'infini; mais tout notre fondement' craque, et la terre s'ouvre jusqu'aux abîmes.

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1 « Nous voguons. » P. R. : nous sommes. — « Sur un milieu.» Montaigne, Apol., p. 326 « Nous n'avons aulcune communication à l'estre, parce que toute humaine » nature est tousiours au milieu, entre le naistre et le mourir, etc.

2. Poussés d'un bout vers l'autre. » Supprimé dans P. R.

3 « Quelque terme. » P. R. a mis: Et si nous pensons aller plus avant, notre objet branle et échappe à nos prises; il se dérobe et fuit d'une fuite éternelle; rien ne le peut arréter.

4 Rien ne s'arrête pour nous. >> « La raison, dit Montaigne (ibid.) se treuve » deceue, ne pouvant rien apprehender de subsistant et permanent. >> Tout ce passage de Montaigne doit être rapproché de Pascal.

a De trouver une assiette ferme. » P. R.: d'approfondir tout, et d'édifier.

6 « Une tour. » Allusion à la tour de Babel.

<< Mais tout notre fondement. » P. R.: mais tout notre édifice. En même temps que P. R., dans tout cet alinéa, dénature la pensée de Pascal, il défigure aussi étrangement son style. La comparaison rend cela plus sensible; mais lors même qu'on n'avait que le texte de P. R., si un éditeur avait fait sur ce texte un travail d'analyse pareil à celui que nous faisons ici, il aurait été fort embarrassé de certains détails. Si nous pensons aller plus avant qu'est-ce qu'aller plus avant quand on est sur un milieu? Notre objet branle : quel objet? On ne voit rien à quoi cela se rapporte. Il n'y a aucune analogie entre l'idée d'approfondir tout et celle d'édifier une tour. Il n'y a aucune suite nécessaire entre un édifice qui craque et la terre qui s'ouvre; mais toutes les expressions de Pascal sont aussi justes et aussi suivies qu'elles sont vives. Nous voguons poussés d'un bout vers l'autre, c'està-dire essayant tour à tour de comprendre le chaud et le froid, la naissance et la mort, le tout et les élements. Nous cherchons un terme où nous attacher et nous affermir, mais il branle et nous quitte. Nous nous obstinons peut-être, nous le suivons; il nous échappe et fuit à jamais (ne plus ne moins, dit Montaigne, que qui vouldroit empoigner l'eau. Ibid.). Rien ne le peut arréter ne serait qu'une addition insignifiante; mais Pascal dit : Rien ne s'arrête, rien n'est fixe et permanent. Le désir qui nous brûle, et dont Pascal était tourmenté, ce n'est pas tout d'abord de tout connaître, d'atteindre à l'infini; c'est de trouver, au milieu de cette fluctuation universelle, une assiette ferme où on puisse ensuite bâtir à l'aise. Mais tout notre fondement craque, le fondement, et non l'édifice. Si ce n'était que l'édifice, on en serait quitte pour reconstruire; si ce n'était que l'édifice, il n'y aurait pas de raison pour que le sol manquât sous les pas. Mais c'est le fondement qui s'enfonce, et la terre s'ouvre jusqu'aux abimes pour notre absolu désespoir. Le travail des éditeurs de P. R. prête à Pascal bien des impropriétés de style, et le fait parler comme un écrivain inhabile qui ne sait pas dire ce qu'il veut. Mais puisqu'ils avaient résolu de ne pas laisser arriver au public toute sa pensée, il faut encore leur savoir gré d'avoir conservé à l'admiration des lecteurs quelque chose de ce beau passage, même au prix de tant d'altérations.

Ne cherchons donc point' d'assurance et de fermeté. Notre raison est toujours déçue par l'inconstance des apparences; rien ne peut fixer le fini entre les deux infinis qui l'enferment et le fuient3.

Cela étant bien compris, je crois qu'on se tiendra en repos, chacun dans l'état où la nature l'a placé. Ce milieu qui nous est échu en partage étant toujours distant des extrêmes, qu'importe que l'homme ait un peu plus d'intelligence des choses? S'il en a', il les prend un peu de plus haut. N'est-il pas toujours infiniment éloigné du bout, et la durée de notre vie' n'est-elle pas également infiniment [éloignée] de l'éternité, pour durer dix ans davantage?

Dans la vue de ces infinis, tous les finis sont égaux; et je ne vois pas pourquoi asseoir son imagination plutôt sur un que sur l'autre. La seule comparaison que nous faisons de nous au fini nous fait peine.

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Si l'homme s'étudiait le premier, il verrait combien il est incapable de passer outre. Comment se pourrait-il qu'une partie

1 «Ne cherchons donc point. » Cet alinéa et les deux suivants manquent

dans P. R.

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« Notre raison est toujours déçue. » Nous avons vu tout à l'heure dans Montaigne « La raison se treuve deceue.»

3 « L'enferment et le fuient.» Quelle imagination dans l'expression, pour dire que toute recherche aboutit nécessairement à l'infini, et qu'elle ne peut pourtant y atteindre! On conçoit bien qu'à la rigueur il n'y a qu'un infini pour notre esprit, et non pas deux, mais il s'étend en deux sens.

4 « Un peu plus d'intelligence. » C'est-à-dire un peu plus qu'il n'en aurait en be philosophant pas, en se tenant en repos.

5 « S'il en a.» N'est pas bien correct pour dire s'il en a un peu plus.

«Du bout. Bossut des extrémes. Cette expression a paru plus noble; elle est moins juste. Tout à l'heure il fallait un terme mathématique, ce milieu étant toujours distant des extrémes; maintenant il faut un terme familier : le philosophe, si loin qu'il aille, n'ira pas au bout. Il ne s'agit plus des extrêmes.

7 « Et la durée de notre vie. » Dans Bossut et la durée de notre plus longue vie n'est-elle pas infiniment éloignée de l'éternité? La phrase de Pascal, alourdie par ces deux adverbes, également, infiniment, n'est pas une phrase bien faite; mais ce chiffre précis de dix ans rend l'idée bien plus sensible que l'expression vague notre plus longue vie. Cela donne comme une mesure de la distance qu'il peut y avoir entre un grand philosophe et le vulgaire ; et ce chiffre nous frappe d'autant plus qu'il est rejeté à la fin de l'alinéa.

8 « La seule comparaison. » C'est-à-dire si la conscience de notre ignorance nous fait peine, c'est en nous comparant à une intelligence finie comme la nôtre et plus grande que la nôtre, comme celle d'un philosophe supérieur; mais, en nous comparant à l'infini, nous trouverions que le philosophe n'est pas plus que nous, et cela nous consolerait. Comme s'il y avait la comparaison seule.

9 « Si l'homme. » Tout ce qui suit jusqu'à la fin a été donné par P. R. à la suite de l'alinéa On se croit naturellement, XXXI. (Bossut, I, vi, 26.)

connût le tout? Mais il aspirera peut-être à connaître au moins les parties avec lesquelles il a de la proportion'. Mais les parties du monde ont toutes un tel rapport et un tel enchaînement l'une avec l'autre, que je crois impossible de connaître l'une sans l'autre et sans le tout.

L'homme, par exemple, a rapport à tout ce qu'il connaît. Il a besoin de lieu pour le contenir, de temps pour durer, de mouvement pour vivre, d'éléments pour le composer, de chaleur et d'aliments pour le nourrir, d'air pour respirer. Il voit la lumière, il sent les corps; enfin tout tombe sous son alliance 2.

Il faut donc, pour connaître l'homme, savoir d'où vient qu'il a besoin d'air pour subsister; et pour connaitre l'air, savoir par où il a rapport à la vie de l'homme, etc'.

La flamme ne subsiste point sans l'air : donc, pour connaître l'un, il faut connaître l'autre.

Donc toutes choses étant causées et causantes, aidées et aidantes, médiates et immédiates, et toutes s'entre-tenant par un lien naturel et insensible qui lie les plus éloignées et les plus différentes, je tiens impossible' de connaître les parties sans connaître le tout, non plus que de connaître le tout sans connaitre particulièrement les parties.

1 « De la proportion. » Toujours l'idée fondamentale du morceau : l'homme est en disproportion avec l'ensemble; ne sera-t-il pas en proportion avec quelques parties?

2 « Sous son alliance. » Pascal avait écrit d'abord sous ses recherches, puis sous sa dépendance; mais l'idée qu'il voulait rendre est que l'homme a un lien, qu'il est en société, en alliance avec toutes choses.

« De l'homme, etc. »> P. R. supprime l'etc., qui est nécessaire pour qu'on applique le même raisonnement à l'espace, au temps, au mouvement.

«S'entre-tenant. » En deux mots, c'est-à-dire, se tenant entre elles. Ce n'est pas le verbe entretenir.« Toutes choses étant causées. » Ce participe ne s'emploie pas d'ordinaire absolument. - - Médiates et immédiates. » Il paralt appeler les choses mediates quand elles sont considérées comme effet, immédiates quand elles sont considérées comme causes, car chaque être existe par lui-même en un sens, et par les autres êtres en un autre sens.

a

Je tiens impossible. » Pascal avait mis d'abord : « Je tiens impossible d'en » connaître aucune seule sans toutes les autres, c'est-à-dire impossible purement et » absolument. » — « Non plus que. » Ce terme demanderait au commencement de la phrase une négation, comme: Je tiens qu'il n'est pas possible, etc. A la suite de cet alinéa, on trouve dans le manuscrit le suivant, que Pascal a barré : « L'éternité » des choses en elles-mêmes ou en Dieu doit encore étonner notre petite durée. » L'immobilité fixe et constante de la nature, [par] comparaison au changement continuel qui se passe en nous, doit faire le même effet. Il aurait fallu à ces pensées un développement.

Et ce qui achève1 notre impuissance à connaître les choses est qu'elles sont simples en elles-mêmes, et que nous sommes conposés de deux natures opposées et de divers genres: d'âme et de corps. Car il est impossible que la partie qui raisonne en nous soit autre que spirituelle 2; et quand on prétendrait que nous serions simplement corporels, cela nous exclurait bien davantage de la connaissance des choses, n'y ayant rien de si inconcevable que de dire que la matière se connaît soi-même. Il ne nous est pas possible' de connaître comment elle se connaîtrait.

Et ainsi si nous sommes simplement matériels, nous ne pouvons rien du tout connaître ; et si nous sommes composés d'esprit et de matière, nous ne pouvons connaître parfaitement les choses simples, spirituelles et corporelles".

De là vient que presque tous les philosophes confondent les idées des choses, et parlent des choses corporelles spirituellement

1

« Et ce qui achève. » P. R.: Et ce qui achève peut-être.

? « Que spirituelle. » Descartes, Discours de la Méthode : « Puis examinant avec >> attention ce que j'étais, et voyant que je pouvais feindre que je n'avais aucun » corps, et qu'il n'y avait aucun monde ni aucun lieu où je fusse; mais que je ne >> pouvais pas feindre pour cela que je n'étais point...; je connus de là que j'étais » une substance dont toute l'essence ou la nature n'est que de penser, et qui, pour >> être, n'a pas besoin d'aucun lieu, ni ne dépend d'aucune chose matérielle...,» etc. << Il ne nous est pas possible. » Phrase supprimée dans P. R., ainsi que l'alinéa suivant, pour abréger. Mais fallait-il abréger ce qui présente la démonstration dans toute sa force? Pascal avait écrit d'abord : « Et ce qui achève notre impuissance » est la simplicité des choses comparée avec notre état double et composé. Il y a >> des absurdités invincibles à combattre ce point; car il est aussi absurde qu'impie » de nier que l'homme est composé de deux parties de différente nature, d'âme et » de corps. Cela nous rend impuissants à connaître toutes choses [c'est-à-dire à con> naître quelque chose que ce soit]; que si on nie cette composition, et qu'on pré>> tende que nous sommes tout corporels, je laisse juger combien la matière est >> incapable de connaître la matière. Rien n'est plus impossible que cela. Concevons >> donc que ce mélange d'esprit et de boue nous disproportionne. » Remarquer ce dernier mot. On voit d'ailleurs que la seconde rédaction de Pascal est toujours plus vive et plus nette que la première.

« Rien du tout connaître. » Toutes ces propositions sont le fond même de la métaphysique cartésienne, et Pascal aurait dû savoir gré à Descartes de les avoir si bien établies dans les esprits.

« Spirituelles et corporelles. » Il y avait d'abord : « Les choses simples; car » comment connaitrions-nous distinctement la matière, puisque notre suppôt, qui >> agit en cette connaissance, est en partie spirituel? et comment connaltrions-nous »> nettement les substances spirituelles, ayant un corps qui nous aggrave [nous >> appesantit] et nous baisse vers la terre?» Cf. Sagesse, 1x, 15: Corpus enim... aggravat animam, el terrena inhabitatio deprimit sensum. Notre suppôt, c'est notre substance, le sujet qui est en nous.

Et parlent des choses. » P. R. et attribué aux corps ce qui n'appartient qu'aux esprits et aux esprits ce qui ne peut convenir qu'aux corps. En effet, parler

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