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d'être biblique; il pense et sent avec le prophète; il n'a pu méditer ces cantiques sans en être enflammé. Il n'en faut pas plus pour montrer combien ce grand esprit avait le sentiment de la poésie, quoique Voltaire et Condorcet l'aient tancé d'un ton fort dur sur son manque de goût (a). Mais qu'il y a loin de Voltaire à Isaïe!

C'est dans le livre de M. Cousin, Des Pensées de Pascal, qu'il faut aller chercher l'histoire de la manière dont les Pensées ont été publiées je n'en dirai ici que ce qui est indispensable (b). La première édition, qu'on peut appeler l'édition de Port-Royal, ne parut qu'à la fin de 1669, plus de sept ans après la mort de Pascal. Elle est précédée d'une préface (par Étienne Perier), où on donne au public les explications nécessaires. « Comme l'on savait le dessein » qu'avait M. Pascal de travailler sur la religion, l'on eut un très

(a) C'est au sujet du fragment sur ce qu'on appelle beauté poétique (V11, 25), où Pascal, en effet, ne s'exprime pas bien, mais où il n'en veut après tout qu'aux sonnets à la mode, tout comme Molière, plus tard, dans le Misanthrope. Pascal semble avoir fait lui-même, au temps sans doute de sa vie mondaine, des vers galants dans le goût du jour : et il n'a pas eu tort de croire que la vraie poésie n'était pas là. Mais il la sentait dans Corneille avec une vivacité dont le témoignage nous reste (XXIV, 64; cf. vi, 43; xxv, 76). La supposition de Condorcet que' Pascal n'avait jamais lu Corneille est insoutenable.

C'est Condorcet qui a publié le premier, et Bossut d'après lui, deux petites pièces de vers qu'on peut croire être de Pascal. « Madame du...., dit-il, donnait un asile dans son château de Fontenai-le-Comte au Port-Royal, fugitif et persé> cuté par les Jésuites. On a trouvé dans ce château deux tableaux derrière lesquels étaient les vers suivants de la main même de Pascal :»

Les plaisirs innocents ont choisi pour asile

Ce palais où l'art semble épuiser son pouvoir :
Si l'œil de tous côtés est charmé de le voir,
Le cœur à l'habiter goûte un bonheur tranquille.
On y voit dans mille canaux
Folâtrer de jeunes naïades;

Les dieux de la terre et des eaux

Y choisissent leurs promenades.
Mais les maîtres de ces beaux lieux

Nous y font oublier et la terre et les cieux.

De ces beaux lieux, jeune et charmante hôtesse,

Votre crayon m'a tracé le dessin;

J'aurais voulu suivre de votre main

La grâce et la délicatesse.

Mais pourquoi n'ai-je pu, peignant ces dieux dans l'air,

Pour rendre plus brillante une aimable déesse,

Lui donner vos traits et votre air?

Pourquoi Pascal n'aurait-il pas fait des vers comme Jacqueline? D'ailleurs un honnéte homme doit tout faire (voyez vi, 15).

(b) Voir aussi M. Sainte-Beuve, Port-Royal; et M. l'abbé Maynard: Pascal, sa vie et son caractère, etc., au commencement du tome II.

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» grand soin, après sa mort, de recueillir tous les écrits qu'il avait » faits sur cette matière. On les trouva tous ensemble enfilés en >> diverses liasses, mais sans aucun ordre et sans aucune suite, » parce que, comme je l'ai déjà remarqué, ce n'était que les pre>> mières expressions de ses pensées qu'il écrivait sur de petits mor>> ceaux de papier, à mesure qu'elles lui venaient dans l'esprit. Et » tout cela était si imparfait et si mal écrit, qu'on a eu toutes les » peines du monde à le déchiffrer. » Ces petits morceaux de papier furent alors reportés et collés sur les feuillets d'un cahier qui forme ce qu'on appelle le Manuscrit autographe des Pensées; il est à la Bibliothèque nationale. L'écriture en est en effet très-brouillée et très-peu lisible. M. Cousin a donné le fac-simile de la page 4, qui est fort curieux. La préface de Port-Royal continue ainsi : « La >> première chose que l'on fit fut de les faire copier tels qu'ils >> étaient et dans la même confusion qu'on les avait trouvés. » Nous avons également cette copie, sans laquelle il est douteux qu'on fût parvenu de nos jours à lire le texte. « Mais lorsqu'on les vit en cet » état..., ils parurent d'abord si informes..., qu'on fut fort long>> temps sans penser du tout à les faire imprimer... Mais enfin... on > se résolut de les donner au public. Mais comme il y avait plu>> sieurs manières de l'exécuter, l'on a été quelque temps à se dé>> terminer sur celle que l'on devait prendre. La première... était de >> les faire imprimer tout de suite dans le même état qu'on les avait » trouvés... Il y avait une autre manière de donner ces écrits au >> public, qui était d'y travailler auparavant, d'éclaircir les pensées » obscures, d'achever celles qui étaient imparfaites, et en prenant » dans tous ces fragments le dessein de M. Pascal, de suppléer en » quelque sorte l'ouvrage qu'il voulait faire. Cette voie eût été assu» rément la plus parfaite, mais il était aussi très-difficile de la bien » exécuter. L'on s'y est néanmoins arrêté assez longtemps, et l'on » avait en effet commencé à y travailler. Mais enfin l'on s'est résolu » de la rejeter aussi bien que la première... Ainsi, pour éviter les >> inconvénients qui se trouvaient dans l'une et l'autre de ces ma» nières de faire paraître ces écrits, l'on en a choisi une entre deux, >>> qui est celle que l'on a suivie dans ce recueil. L'on a pris seule>>ment parmi ce grand nombre de pensées celles qui ont paru les >> plus claires et les plus achevées, et on les donne telles qu'on les » a trouvées, sans y rien ajouter ni changer, si ce n'est qu'au lieu

» qu'elles étaient sans suite, sans liaison, et dispersées confusé>> ment de côté et d'autre, on les a mises dans quelque sorte » d'ordre, et réduit sous les mêmes titres celles qui étaient sur les » mêmes sujets. Et l'on a supprimé toutes les autres, qui étaient » ou trop obscures ou trop imparfaites. »

On sait aujourd'hui par M. Cousin qu'il faut bien se garder de prendre à la lettre ces mots que j'ai soulignés, sans y rien ajouter ni changer. Les éditeurs entendent seulement par là qu'ils ont renoncé à suppléer, suivant leur expression, l'ouvrage que Pascal voulait faire; ils n'ont donné en général que ses Pensées, mais ils les ont données avec des altérations de détail de toutes sortes. Les unes portent sur l'idée, ce sont les plus graves, mais elles étaient obligées (a); les autres sur la forme, ce sont les moins explicables et les plus nombreuses : « Altérations de mots, altérations de tours, » altérations de phrases, suppressions, substitutions, additions, > composition arbitraire et absurde tantôt d'un paragraphe, tantôt > d'un chapitre entier, à l'aide de phrases et de paragraphes étran> gers les uns aux autres; et, qui pis est, décomposition plus arbi>> traire encore et vraiment inconcevable de chapitres qui, dans le > manuscrit de Pascal, se présentaient parfaitement liés dans » toutes leurs parties et profondément travaillés. » (Avant-propos de M. Cousin.)

Je n'ai pu indiquer toutes ces altérations dans mes notes; rien n'aurait été plus fatigant et moins utile. Il n'y a pas une page où il ne s'en trouve, et dans bien des pages il y en a à toutes les phrases (b). Mais j'ai relevé soigneusement, et sans me lasser, celles qui défiguraient plus sensiblement soit la pensée de Pascal, soit son style. Ces dernières paraissent devoir être imputées surtout au duc de Roannez, qui est donné comme le rédacteur principal de l'édition; c'est lui sans doute qui avait imaginé de refaire le livre de Pascal, trouvant que cette voie était assurément la plus parfaite, qui déjà avait commencé à y travailler, et qui, ne pouvant faire tout

(a) D'abord les éditeurs eux-mêmes, Arnauld et Nicole surtout, avaient leurs scrupules. Les amis aussi, les approbateurs auxquels on soumit l'ouvrage exigèrent quelquefois des changements. Mais surtout il fallait prendre garde de donner aucun avantage aux ennemis de Port-Royal et du nom de Pascal.

(b) On peut voir dans M. Cousin le texte authentique de deux des morceaux les plus considérables des Pensées avec le texte altéré en regard.

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ce qu'il voulait, a fait du moins ce qu'il a pu, en mettant à chaque instant ses expressions à la place de celles de Pascal.

Un assez grand nombre de Pensées contenues dans le manuscrit autographe ne furent pas comprises dans l'édition de Port-Royal. Quant aux Opuscules de Pascal, elle n'en renfermait que deux, la Prière pour la maladie (voyez page 419), et, sous la forme de Pensées sur la mort, la Lettre au sujet de la mort du père de Pascal (page 405) (a).

Nicole publia à part, en 1671, les Discours sur la condition des grands (voyez ci-après page L). En 1727, M. Colbert, évêque de Montpellier, fit connaître incidemment plusieurs des Pensées suggérées à Pascal par le miracle de la sainte Épine, qui étaient restées

inédites.

En 1728, le P. Des Molets publia, dans ses Mémoires de littérature, l'Entretien de Pascal avec M. de Saci (voyez mon préambule, page xxxIII), et, à la suite, un grand nombre de pensées extraites du manuscrit autographe, parmi lesquelles figuraient aussi le second opuscule De l'esprit géométrique (voyez page 460) et le petit écrit sur l'Amour-propre (voyez II, 8).

Mais le P. Des Molets, en se servant du manuscrit pour en tirer des pensées nouvelles, n'imagina pas d'en profiter pour vérifier les pensées déjà connues, et ne contrôla point le texte donné par PortRoyal. Ainsi, par exemple, dans le morceau célèbre qui forme le paragraphe x, 1, de cette édition, Port-Royal (au titre vII) avait supprimé une vingtaine de lignes bien remarquables : Parlons maintenant selon les lumières naturelles, etc. (page 145). Des Molets les a données, mais sans avertir qu'elles appartenaient à ce morceau et devaient y être replacées. Au contraire, il altère lui-même ici et ailleurs les fragments nouveaux qu'il publie.

En 1776 parut la curieuse édition de Condorcet, que je ne considère ici qu'en ce qui la constitue matériellement. Elle contient un grand nombre de pensées tirées de la publication du P. Des Molets, et quelques fragments nouveaux. Outre l'opuscule donné par Des Molets, un autre s'y trouve publié pour la première fois, du moins en partie (voyez page 440). Elle renferme de plus un article sur Montaigne et Epictète, que Condorcet a composé en extrayant de

(a) On avait tiré des Lettres à Mile Roannez diverses pensées (voyez p. 486).

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l'Entretien avec Saci les discours de Pascal. C'est donc par erreur que dans mon préambule (page xxxIII), j'ai, après d'autres, attribué ce travail à Bossut, qui n'a fait que le reproduire (a). En revanche, Condorcet a retranché la plus grande partie des pensées qu'on pourrait appeler théologiques, et qui forment une portion si considérable et si importante du travail de Pascal, de sorte que son édition n'est véritablement qu'une édition de Pensées choisies.

Condorcet a disposé ses articles et ses paragraphes dans un autre ordre que celui que Port-Royal avait adopté, mais du reste il a reproduit toutes les infidélités, soit du texte de Port-Royal, soit de celui du P. Des Molets. En publiant, en 1779, les OEuvres de Pascal, Bossut a donné la première édition à peu près complète des Pensées. Son travail réunit, mais dans un ordre nouveau, tout ce que contenait l'édition de Port-Royal, et tout ce qui avait été donné depuis par Nicole, l'évêque de Montpellier, le P. Des Molets, et Condorcet. Il y ajouta des pensées nouvelles et plusieurs nouveaux opuscules, le Fragment d'un traité du Vide (voyez page 430), la Comparaison des Chrétiens des premiers temps avec ceux d'aujourd'hui (page 474), et l'écrit sur la Conversion du pécheur (page 479). Il donna aussi l'opuscule de l'Esprit géométrique plus complet que ne l'avait donné Condorcet. Mais Bossut reproduisit à son tour toutes les altérations commises par les éditeurs de Port-Royal, ou par d'autres, et en commit lui-même de nouvelles.

Ces éditions ou publications sont les seules, jusqu'en 1842, qui soient assez importantes pour étre mentionnées dans un historique aussi rapide que celui-ci. De même qu'avant 1776, on n'avait fait que réimprimer la première édition, on ne fit guère, depuis 1779, que réimprimer celle de Bossut.

Enfin, en 1842, M. Cousin apprit au public étonné, qu'on croyait avoir les Pensées de Pascal, et qu'on ne les avait pas. Le texte authentique de ces fragments fameux était là pourtant, on le savait, à la Bibliothèque nationale, dans un manuscrit ouvert à tous; et ni les philosophes qui disputaient sur les idées de Pascal, ni les littérateurs qui étudiaient son éloquence, ni les auteurs enfin de ces éditions qui se succédaient d'année en année, ne s'avisaient d'y jeter les yeux. M. Cousin voulut voir et vit par lui-même, et il an

(a) Condorcet paraît avoir fait ces extraits d'après les Mémoires imprimés de Fontaine, et non d'après la publication du P. Des Molets.

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