Page images
PDF
EPUB

jeter ses regards au dehors, il se replie aussitôt sur lui-même, épouvanté du vide qui l'environne : « Le silence éternel de ces es» paces infinis m'effraie (xxv, 17). » Il ne veut voir que l'homme dans l'univers, et dans l'homme que la force intérieure qui se manifeste par la lutte contre l'erreur ou contre le mal. Descartes au contraire s'élance hardiment dans la nature et s'y établit comme dans son domaine; il a la vaste curiosité, l'ambition infinie de l'esprit moderne, et ce sentiment profond et serein de l'unité et de l'harmonie du tout, magnifiquement exprimé de nos jours dans le livre du Cosmos. Pascal subit en bien des points, on le verra, l'influence de Descartes, mais il désavoue sa philosophie dans son ensemble, comme orgueilleuse et impuissante à la fois, et aussi incapable de donner ou la vérité ou la sagesse qu'elle est téméraire pour les promettre. Il faut avouer que le dogmatisme de Descartes n'est pas toujours sage. Il croit aussi fortement à ses systèmes qu'aux vérités de sens commun; il s'imagine avoir trouvé des démonstrations métaphysiques plus évidentes que les démonstrations de géométrie (lettre du 15 avril 1630). Il répète sans cesse, ainsi que tant d'autres philosophes, que toute la philosophie d'avant lui est vaine et fausse, mais que la sienne a mis pour toujours dans le monde toute vérité. Il va jusqu'à se flatter que sa philosophie a rendu certains mystères de la religion plus faciles à croire, ce qui devait choquer Pascal singulièrement. La puissance de sa pensée l'enivre jusqu'à lui faire écrire ces étranges paroles (lettre du 24 janvier 1638): « J'ai bien pensé que ce que j'ai dit... serait incroyable, car il n'y a » que dix ans que je n'eusse pas voulu croire que l'esprit humain eût » pu atteindre jusqu'à de telles connaissances, si quelque autre l'eût Décrit. » Et dans la sixième partie du Discours de la Méthode, il annonce que la science qu'il cherche pourrait exempter les hommes d'une infinité de maladies, et même aussi peut-être de l'affaiblissement de la vieillesse, et cette science, il a rencontré un chemin tel qu'on doit infailliblement la trouver en le suivant (a). Nous pardonnons facilement ces rêves à Descartes pour tant de bienfaits que nous lui devons; nous comprenons qu'il eût fait bien moins s'il eût moins espéré. Mais ce dogmatisme intrépide n'était pas de nature à guérir du scepticisme un esprit aussi impatient du joug que celui de Pascal.

(a) 11 se désabusa plus tard, comme on le voit par une lettre à Chanut (1646).

Et quelle était la morale de cette philosophie? La modération, la tranquillité, l'indifférence. Etait-ce assez pour une âme qui sentait si vivement? Où est là-dedans la consolation? où est l'ardeur? où est l'amour? où est la part des simples, des humbles, des souffrants, de tous ceux qui n'ont de force que dans le cœur? Descartes est l'homme de la pensée pure; il n'a distribué que le pain de l'intelligence; ce n'est pas assez pour la vie de l'humanité.

Quant à Bossuet, Pascal ne l'a pas connu, ou il ne l'a connu que comme un jeune et brillant prédicateur (a), et non comme l'évêque illustre qui catéchisait toute la chrétienté. Bossuet, au contraire, avait lu les Pensées, et il en avait gardé une impression profonde (b). Mais j'ose dire que l'idée même et le dessein d'une pareille apologie n'était pas suivant l'esprit de Bossuet. Bossuet ne pensait pas que la religion dût consentir à entrer en contestation avec les impies, et à soumettre ses titres à leur examen et à leur contrôle. Il invective contre eux, il les accable, il ne discute jamais en forme avec eux. « J'ai promis de vous faire voir que la vérité de cette foi » s'est établie en souveraine, et en souveraine toute-puissante; et » la marque assurée que je vous en donne, c'est que, sans se croire » obligée d'alléguer aucune raison, et sans être jamais réduite à em>> prunter aucun secours, par sa propre autorité, par sa propre » force, elle a fait ce qu'elle a voulu, et a régné dans le monde. » (Sermon pour le deuxième dimanche de l'Avent sur la Divinité de la religion.) Et plus loin : « Comment a-t-elle prouvé? Elle a dit » pour toute raison qu'il faut que la raison lui cède, parce qu'elle » est née sa sujette. Voici quel est son langage: Hæc dicit Dominus : » Le Seigneur a dit. » En effet, entreprendre de démontrer la religion, n'est-ce pas, quoi qu'on fasse, la subordonner à la raison, qui, étant juge de la valeur de la démonstration, se trouve ainsi juge de la religion elle-même? N'est-ce pas se placer, du moins pour un temps, en dehors de la foi, et se prêter au langage de ceux qui doutent? Pascal n'était qu'un laïque, un maître dans la science profane; ce qu'à la rigueur il a pu faire, le prêtre ne le peut pas. Bossuet ne procède donc pas en critique qui sonde les fondements de sa croyance. Orateur et jurisconsulte sacré, il est l'avocat de l'É

(a) En 1661. Voyez l'Histoire de Bossuet, livre II, no 3, page 134.

(b) Voyez page 120, note 2, et page 422, note 3; page 165, note 1; page 250, note 2, etc.

glise, ou plutôt le magistrat qui requiert en son nom, et l'autorité est inséparable de sa parole. Aussi ce docteur des docteurs, ce prince de la controverse, qui a consumé sa vie à écrire contre les hérétiques et les novateurs de toute sorte, n'emploie jamais d'une manière suivie sa puissante dialectique à réfuter les arguments des incrédules. Il ne discute qu'avec les chrétiens, parce que d'abord ils ont avec lui une foi commune en JÉSUS-CHRIST et en l'Évangile, et puis parce que toute foi, quelle qu'elle puisse être, est un principe de respect; la majesté de la religion n'est pas diminuée dans ces luttes; mais il est dangereux de la commettre avec une impiété sceptique, dont l'esprit est un esprit d'ironie et de mépris. On a vu ce qu'il en coûte à Pascal pour vouloir toujours serrer de près ses adversaires, et les poursuivre sur leur terrain. Il est conduit ou à des concessions fâcheuses, ou à des raisonnements subtils qui embarrassent, mais qui ne persuadent pas, ou à des espèces de tours de force qui semblent des défis au sens commun; il a des arguments qui, fussent-ils bons, ne sont pas dignes (voyez, page 310, note 1); il a surtout des locutions qui sentent la dispute et qui le rabaissent, en le mettant tout à fait de niveau avec ceux qu'il combat (a). Sans doute que, si Pascal avait publié lui-même ses Pensées, il eût effacé souvent ou atténué ce qui nous choque, mais il en serait toujours resté quelque chose, par cela seul qu'il se croit obligé de répondre à tout. Bossuet n'a jamais de ces tons-là: il ne plaide point la religion, il la prêche. Il évite partout les paradoxes, les singularités, tout ce qui pour subjuguer risque d'effrayer. Il ne se débat point avec effort contre la philosophie, il fait mieux, il la protége, il accepte ses services, et la met ainsi tout doucement à ses pieds. Il ne cherche pas les difficultés pour les résoudre, il tâche, au contraire, qu'il ne paraisse point qu'il y ait des difficultés. Conduit par un admirable bon sens, plutôt que par une logique raffinée, les raisons qu'il préfère sont celles qui touchent tous les esprits; il a le génie de la persuasion et de la conduite des âmes. Il ne s'assujettit pas à la démonstration, il la gouverne, et tandis que Pascal, pour assurer le point qu'il croit décisif, se découvre de tous côtés, Bossuet, au contraire, a mille prises sur les autres, et n'en donne jamais sur lui.

(a) « Si la fable d'Esdras est croyable, donc il faut croire que l'Ecriture est écri»ture sainte... Donc, si ce conte est vrai, nous avons notre compte par là; sinon, > nous l'avons d'ailleurs. Appendice, 25, etc.

Il n'est donc pas étonnant que les Pensées aient traversé le siècle presque sans retentissement, comprises plutôt par quelques esprits d'élite que par la foule; et que Bossuet, au contraire, admiré et obéi de tous, salué par ses contemporains du nom de Père de l'Église, ait réglé souverainement la croyance des peuples pendant tout le règne du grand roi. Mais les temps sont bien changés, et peutêtre que Pascal reprend aujourd'hui l'avantage. La foi était alors l'état commun des esprits; aujourd'hui, c'est le doute. « Il y a des » gens, disait Pascal (xxv, 20), qui n'ont pas le pouvoir de s'empê>> cher de songer, et qui songent d'autant plus qu'on leur défend. » Ces gens alors étaient rares, ils sont devenus bien plus nombreux, et ils n'ont confiance que dans celui qui consent à songer aussi, et à creuser avec eux leurs idées. Ils admirent dans Bossuet la majesté de l'attitude et l'éclat de l'éloquence, mais ils ne se rendent pas. Ce n'est pas un évêque qu'ils veulent entendre, c'est un homme qui n'ait d'autorité que sa raison, et qui ait essayé sur lui-même, suivant le mot de M. Villemain, les doutes qu'il tâche de résoudre. Ce n'est pas tout, ces songeurs d'aujourd'hui, en même temps qu'ils ont l'esprit sceptique, ont le cœur triste. Une parole trop confiante et trop sereine, comme est toujours celle de Bossuet, leur impose sans les émouvoir : ils demandent une âme troublée, qui souffre les mêmes tourments, et qui ne dissimule pas ses ténèbres et ses angoisses. Ceux-là entrent tout de suite en communication avec Pascal, tout farouche qu'il est; il les gagne mieux qu'un génie moins violent, mais aussi moins sympathique. Je ne sais si Pascal ne fait pas aujourd'hui plus de chrétiens que Bossuet; je suis convaincu du moins qu'il fait plus d'âmes religieuses.

Chose étrange! ce sectaire, qui semble être encore du moyen âge par sa théologie sombre et ardue, est cependant l'homme de l'avenir; il le porte tout entier en lui. Notre scepticisme et notre exaltation, nos découragements et notre orgueil, notre besoin et notre difficulté de croire et d'aimer, il a senti tout cela. C'est lui qui dans les Provinciales, en attaquant la Sorbonne et les Jésuites avec toutes les forces de son puissant esprit et de son incomparable langue, a montré aux siècles suivants comment l'éloquence et la raillerie peuvent frapper de mort ce qui semble le mieux établi et le plus redoutable. Et c'est lui qui, dans les Pensées, reprenant le doute de Montaigne, mais lui donnant un accent nouveau, n'ayant pas besoin (puisqu'il

parle au nom de la religion) de se cacher sous cet air d'insouciance, sous ces amusements et ces détours, mais poussant hardiment sa pensée d'un ton toujours sérieux et touché, a enseigné aux philosophes à tout creuser jusqu'à ce qu'ils trouvent le vide, et à rejeter avec dédain les prétendus biens et les prétendues vérités dont se nourrit le commun des hommes. L'esprit de Pascal a commencé les ruines que l'esprit du dix-huitième siècle et du nôtre a poursuivies, ruines par l'éloquence au dehors, ruines par la philosophie au dedans. L'action destructive de ses idées se continue après lui, et va bien au delà de ses idées mêmes. Discours de tribuns, pamphlets, éclats de la presse quotidienne, tout cela relève des Provinciales; le Pascal des Petites Lettres demeure l'éternel modèle de l'éloquence d'opposition, comme Bossuet, celui de l'éloquence d'autorité. Toutes les fois que l'esprit moderne se prépare pour quelque combat, c'est là qu'il va prendre des armes. Toutes les fois aussi que, dans les intervalles de l'action, il rentre dans le repos, repos inquiet et troublé, plein d'agitations intérieures, ces agitations mêmes le reportent sur la trace des Pensées. Depuis la grande révolution par où a fini le dernier siècle, l'influence des Pensées sur notre littérature est évidente: nos plus beaux génies en ont reçu la vive impression, et à leur tour, ils nous disposent à les mieux gouter et à les mieux comprendre. Telle idée même, qui étonnait les contemporains jusqu'à les scandaliser, nous est tout accoutumée et toute familière. Le siècle de Chateaubriand, de Goethe, de Byron, je ne veux parler que des morts (a), est préparé à tout ce qu'on peut lui dire sur la vanité de la science et de la pensée, l'empire de la coutume et l'illusion des milieux, l'écoulement de toutes choses, le néant de nos vertus et même de nos passions, le masque dont le moi se couvre, en un mot, la comédie humaine, avec son dernier acte toujours sanglant, où on jette enfin de la terre sur la tête, et en voilà pour jamais (XXIV, 58).

(a) Je ne puis cependant m'empêcher de rappeler que la deuxième des Méditations de M. de Lamartine est toute pénétrée de l'inspiration de Pascal :

Imparfait ou déchu, l'homme est le grand mystère...

Me voici le néant te salue en naissant.

Me voici mais que suis-je? un atome pensant!...

Je ressemble, Seigneur, au globe de la nuit
Qui, dans la route obscure où ton doigt le conduit,
Réfléchit d'un côté les clartés éternelles,

Et de l'autre est plongé dans les ombres mortelles.
L'homme est le point fatal où les deux infinis
Par la toute-puissance ont été réunis,.. etc.

« PreviousContinue »