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COULOMMIERS

Imprimerie PAUL BRODARD.

PHILOSOPHIQUE

DE LA FRANCE ET DE L'ÉTRANGER

PARAISSANT TOUS LES MOIS

DIRIGÉE PAR

TH. RIBOT

VINGT-CINQUIÈME ANNÉE

XLIX

(JANVIER A JUIN 1900)

LIBRARY

OF THE

UNIVERSITY

OF CALIFORNIA

PARIS

ANCIENNE LIBRAIRIE GERMER BAILLIÈRE ET Cie

FÉLIX ALCAN, ÉDITEUR

108, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 108

1900

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Le mot ennui, que nous prononçons à tout propos, étiquette d'états d'âme fort divers, mérite sa prodigieuse fortune. S'il est juste de l'employer à profusion, s'il est le mot révélateur qui éclaire des situations innombrables, on peut dire que son contenu exact et ses contours essentiels n'ont guère été déterminés par l'analyse. Les termes les plus répétés sont ceux dont on distingue le plus confusément les frontières toujours reculées.

L'ennui est un complexus psycho-physiologique d'une plasticité infinie, syncrétique à l'excès, doué d'un surprenant pouvoir de métamorphose. Il n'est pas une entité; état d'âme instable, fuyant, sans objet, qui a pourtant son unité et sa spécificité, quand il est de densité suffisante, ses éléments constitutifs varient éminemment d'un cas à un autre; qu'y a-t-il de commun entre l'ennui du riche et l'ennui du pauvre? Rien autre que la réalité intérieure de la souffrance.

Tel qu'il est, et tel que nous le concevons, l'ennui est une souffrance d'un polymorphisme effréné; saisi dans son expression la plus simple, on peut le ramener à une douleur aiguë ou sourde de la vie épuisée ou contrariée; gagnant en profondeur, il est un état de passivité, une impuissance effrayée d'elle-même, une torpeur que traversent les élancements du désir qui n'a pas abdiqué. Dans ses modes frustes, il est à mettre au rang de la migraine ou de la névralgie; mais, actionné par des causes permanentes, il envahit l'âme qui se sent blessée et s'interroge, et dans cette extension éclate son caractère évolutif et plastique; douleur à la fois mal définie et intolérable, il propose aux parties demeurées valides et actives du moi composite que nous sommes, des combinaisons, des alliances, tendant au plaisir, à l'activité, peu importe, qui lui fourniront des remèdes ou des diversions. A ses coups d'épingle, à ses coups de massue, à ses attaques incessantes, nous réagissons par des gestes brets d'ironie ou de mauvaise humeur, ou par des actes décisifs qui engagent notre existence entière. L'ennui, à qui nous TOME XLIX. — JANVIER 1900.

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ferons un écrin de synonymes, est tour à tour l'agitation et le renoncement, la nostalgie de l'irréalisable et le scepticisme de qui a trop vécu; il est le rêve et le désir ardents de la vie enivrée qui aspire à l'épanouissement et à la jouissance, et le désespoir à bout d'illusions qui va au suicide. Le psychologue décidé à le suivre dans ses transformations paradoxales, à surprendre le secret de ses masques, se lance dans une chasse fantastique; c'est le Satan des légendes, d'abord animal de sabbat, puis cavalier d'allure étrange, plus loin chauve-souris qui s'envole.

Puisque nous faisons sentir à ce point la complexité touffue de notre sujet, une définition s'impose; nous dirons : L'ennui est une souffrance qui va du malaise inconscient au désespoir raisonné; conditionné par les causes les plus diverses, sa raison première est un ralentissement appréciable de notre mouvement vital. Subjectif par-dessus tout, susceptible d'être intensifié démesurément par l'imagination, il a pour traduction mentale ces états d'âme de teinte sombre appelés impuissance, tristesse, humeur hargneuse, découragement, révolte.

On a dit : L'ennui fait le fond de la vie humaine. Cette parole est profondément juste. Encombrant et impérieux comme il est, est-ce en nous un sentiment premier? Assurément non; on ne débute pas par l'ennui, le dégoût, l'impuissance, mais par l'illusion, l'énergie optimiste; c'est le désir qui est premier-né dans notre cœur, l'espoir illimité. Avant l'ennui qui geint, qui bâille, qui boude, qui entasse des négations, qui aiguise des sarcasmes, nous avons connu l'élan naïf de la spontanéité, les gageures juvéniles de la pensée ambitieuse, la chasse avide de l'égoïsme, la furie joyeuse des instincts et des appétits, toutes les affirmations, toutes les impétuosités de l'activité vitale en face de la vie tenue pour enivrante et irrésistible. L'ennui est le désabusement après l'espérance, le renoncement dédaigneux ou rageur après l'effort vaincu. Mais s'il a pris possession de l'âme entière, il devient son premier mouvement. Quand la vie nous a cent fois jeté par terre et souffleté à plaisir, toute illusion nouvelle nous apparaît comme un piège; la terreur de l'échec et de la souffrance est notre premier geste devant les inutiles séductions. L'ennui qui se défie, qui nie, qui ricane, est notre maître répondant pour nous; il ne se laisse plus persuader; impossible de lui arracher un entraînement ou un sourire; ouvrier de désespoir, il s'emploiera à paralyser les suprêmes palpitations du cœur, et il étendra sur le monde un voile de crêpe qui éteigne à jamais ses absurdes tentations.

L'ennui est tout d'abord une souffrance, avons-nous dit; tel quel,

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