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d'elles soient mesurés avec des subdivisions de l'unité qui décroissent continuellement et puissent devenir moindres que toute valeur désignée, la recherche de ce nombre peut toujours être considérée comme identique avec celle qui aurait pour but la mesure d'une quantité concrète déterminée.

En effet, si sur une ligne droite indéfinie nous portons à partir d'un de ses points un nombre entier ou fractionnaire d'unités de longueur égal au résultat de la première opération numérique ; qu'à la suite de cette longueur on en porte une autre, mesurée par le résultat numérique de la seconde opération, et ainsi de suite indéfiniment, la longueur totale à partir de l'origine fixe ira constamment en augmentant; mais on peut à chaque opération assigner un point qu'elle ne pourra atteindre, et il suffira pour cela de lui ajouter une des subdivisions de l'unité qui se rapportent à cette opération. Or l'extrémité de la longueur variable s'avançant toujours dans le même sens, et ne pouvant cependant jamais atteindre des points fixes assignables, tend nécessairement vers une position déterminée qu'elle n'atteindra jamais, puisqu'elle doit toujours être en mouvement, mais dont elle sera éloignée d'une quantité qui deviendra au-dessous de toute quantité donnée. La distance de l'origine à ce point limite est donc une quantité déterminée, dont l'évaluation au moyen de l'unité choisie conduirait identiquement aux mêmes résultats numériques successifs, que les opérations purement abstraites auxquelles conduisait la question proposée.

Toutes les exceptions et anomalies résultant du point de vue sous lequel nous avons jusqu'ici envisagé les nombres se résument donc dans ce simple énoncé :

«< Lorsqu'une quantité concrète d'espèce quelconque varie d'une manière continue, elle passe par une infinité de valeurs qui sont exprimables en nombres, et par une

infinité d'autres qui ne le sont pas; car, dès qu'il y en a une non exprimable, toutes ses subdivisions en parties égales, ainsi que leurs multiples, seront dans le même cas. »

Il est évident qu'on ne pouvait laisser subsister une pareille anomalie dans la science.

74. C'est pour faire disparaître ces exceptions qu'on a donné une nouvelle extension à l'idée de nombre; on n'a pas voulu que les seules grandeurs ayant une mesure commune avec l'unité fussent regardées comme exprimables. en nombres; et l'on a étendu cette dénomination à la manière d'étre relative, au rapport de deux grandeurs quelconques, ayant ou n'ayant pas de mesure commune.

Mais il ne suffira pas que l'on convienne de dire que deux grandeurs incommensurables ont entre elles un rapport que l'on désignera sous le nom de nombre incommensurable; il faudra définir rigoureusement l'égalité des rapports incommensurables.

Observons d'abord qu'en partageant l'une des grandeurs en parties égales suffisamment petites, et les portant dans l'autre autant de fois que possible, le reste qui sera moindre que l'une des parties pourra être rendu moindre que toute grandeur donnée; de sorte qu'il existera un rapport commensurable entre l'une quelconque des deux grandeurs et une autre qui différera aussi peu qu'on voudra de la seconde.

Cela posé, considérons deux grandeurs incommensurables l'une par rapport à l'autre; divisons l'une d'elles, par exemple la plus petite, en parties égales, et portonsles dans la plus grande autant de fois que possible: il y aura un reste moindre que l'une d'elles. Concevons que le nombre des subdivisions égales de la plus petite augmente indéfiniment; pour chacune de ses valeurs le reste de la plus grande diminuera, et deviendra moindre que toute grandeur

donnée. La plus grande quantité diminuée de ce reste aura une mesure commune avec la petite; elle aura donc avec elle un rapport qui sera le même que celui des nombres de fois qu'elles contiendront cette mesure commune, et sera par conséquent exprimable par une fraction à termes entiers. On aura donc ainsi une suite indéfinie de rapports ou nombres commensurables correspondant à la plus petite des deux grandeurs, et à d'autres qui diffèrent de la plus grande, de quantités qui peuvent devenir moindres que toute grandeur désignée.

Concevons d'une autre part deux autres grandeurs incommensurables entre elles et d'une même espèce quelconque; partageons la plus petite dans les mêmes nombres de parties égales que nous l'avons fait successivement dans le premier cas, et portons-les de même dans la plus grande : il en résultera une nouvelle suite de rapports commensurables, et si ceux qui correspondent de part et d'autre au même mode de division de la plus petite sont toujours égaux, quelque loin qu'on pousse cette division, on dit que les deux premières grandeurs incommensurables ont entre elles méme rapport ou méme raison que les deux autres.

75. Cette définition de l'égalité des rapports incommensurables ne diffère pas au fond de celle qui se trouve dans les Éléments d'Euclide.

Mais, pour qu'il y ait lieu de l'admettre, il est nécessaire de démontrer que l'égalité des rapports commensurables respectifs est indépendante de la loi suivant laquelle les subdivisions décroissent indéfiniment; c'est-à-dire que, si cette égalité a lieu pour une certaine loi, elle aura lieu pour toute autre. Cette proposition, qui ne se trouve pas dans Euclide, peut être démontrée comme il suit.

Soient A et B deux grandeurs incommensurables d'une espèce quelconque, et A', B' deux autres grandeurs incom

mensurables, soit de la même espèce que les premières, soit de toute autre. Admettons que si l'on subdivise A et A' en un même nombre de parties égales, qui croisse indéfiniment suivant une certaine loi déterminée, on trouve constamment le même nombre de ces parties contenues respectivement dans B et B': il s'agit de démontrer que si l'on partage A et A' en un même nombre quelconque m de parties égales, non renfermé dans la loi donnée, il se trouvera toujours un nombre égal de ces subdivisions respectives dans B et B'.

E

En effet, supposons qu'il y ait un nombre k de ces parties de A dans B, et un nombre différent, par exemple plus grand, des parties de A' dans B'; alors k ÷ 1 parties de la première espèce surpasseront B d'une certaine quantité que je désignerai par E, tandis que k+ 1 parties de la seconde espèce seront encore inférieures à B'. Cela posé, décomposons A en parties égales moindres que E, et comprises dans la loi donnée; décomposons A' en un nombre égal de parties; d'après l'hypothèse, il devra s'en trouver respectivement le même nombre dans B et dans B'. Mais il est évident qu'il y aura moins de parties plus petites que dans B que dans B+E, ou dans k+1 des subdivisions en question; et il y en aura évidemment autant dans ces k+1 subdivisions qu'il y aura de parties correspondantes dans les k÷ 1 subdivisions correspondantes de B', qui donnent cependant une somme inférieure à B'. Donc il y aurait dans B un nombre moindre de parties comprises dans la loi donnée, qu'il n'y aurait de leurs correspondantes dans B', ce qui est contre l'hypothèse. Il est donc impossible qu'en partageant A et A' en un même nombre quelconque de parties égales, ces parties ne soient pas respectivement comprises dans B et B'le même nombre entier de fois.

76. Quant à la définition de l'inégalité des rapports

incommensurables, elle sera la même que pour les rapports commensurables. On dira toujours qu'un rapport est plus grand ou plus petit qu'un autre, lorsqu'il est celui d'une quantité plus grande ou plus petite que la première à la même seconde quantité. Et l'on appellera toujours somme des rapports de plusieurs quantités quelconques à une unité commune, le rapport de la somme des quantités à cette même unité.

77. C'est cette manière générale de considérer les nombres qui a permis à Euclide d'établir des théorèmes généraux dans la comparaison des surfaces ou des solides. Il n'aurait pas pu dire que deux rectangles de même hauteur sont toujours dans le même rapport que leurs bases, ni que deux parallélépipèdes de même base sont dans le même rapport que leurs hauteurs, et tant d'autres propositions analogues n'auraient pu être énoncées généralement, s'il n'avait défini préalablement, non les rapports mêmes, mais l'égalité des rapports dans tous les cas qui peuvent se pré

senter.

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Ce n'est pas que, pour les besoins de la pratique, il y ait beaucoup d'intérêt à donner ce degré de généralité aux théorèmes relatifs à la comparaison, et par conséquent à la mesure, des grandeurs; car on peut toujours les rendre commensurables en les augmentant ou les diminuant de quantités moindres que toute grandeur désignée. Mais, au point de vue de la théorie pure, il faudrait dire que les propositions ne sont pas générales, et n'ont de sens que quand toutes les grandeurs ont une mesure commune.

78. Remarque. Il est important de reconnaître que, d'après toutes les définitions précédentes, les nombres incommensurables peuvent être considérés comme limites de nombres commensurables variables, croissant ou décroissant.

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