Page images
PDF
EPUB

AVANT-PROPOS.

Si l'on voulait remonter aux premières origines des connaissances humaines, il faudrait se reporter à l'époque de l'apparition de l'homme sur la terre, après que ce globe, primitivement incandescent et fluide, s'est solidifié à sa surface et suffisamment refroidi pour permettre et entretenir l'existence des végétaux et ensuite des animaux et de l'homme. Cette recherche dépendrait de l'état où on le supposerait au moment de sa création, et serait peu utile à cause de l'incertitude des données. Il est plus sage de considérer l'homme, tel qu'il est aujourd'hui, naissant au milieu d'hommes parvenus à un état de civilisation quelconque, vivant et se développant, avec leur aide, au moral comme au physique. Nous assistons tous les jours à ce développement successif, et l'étude en est assez facile à celui qui veut y donner un peu d'attention.

Nous ne nous proposons pas ici de nous livrer à cette étude, qui a été l'objet des méditations de tant de philosophes, mais simplement de bien assurer notre point de départ. Nous ne voulons pas qu'on puisse nous reprocher d'expliquer des choses par d'autres peu connues, ou de supposer certaines connais

aussi

sances antérieures, sans les mentionner expressément; nous nous bornerons toutefois à indiquer comment nous concevons que se sont formées les notions premières que nous admettons comme des données incontestables.

Les premiers mots qu'on essaye de faire balbutier à un enfant sont les noms des personnes et des objets qui l'entourent, et de lui-même, qu'il ne confond jamais avec ce qui n'est pas lui. L'association constante des mêmes sons aux mêmes objets fait que les uns lui rappellent les autres; mais, pour que ce soit devenu un commencement de langage, il faut qu'il ait compris que ceux avec qui il vit lient intimement à ce son l'idée de l'objet, et qu'il suffit de le faire entendre pour qu'on pense à cet objet et qu'on comprenne que les autres y pensent de même.

Les qualités des choses ont été aussi faciles à lui désigner par des mots, à la condition de se borner à celles qu'il peut expérimenter lui-même. Il en est de même d'un certain nombre de sentiments, et surtout d'actes, dont les uns lui sont demandés et les autres défendus. De cette manière l'enfant a bientôt à sa disposition un grand nombre de mots, substantifs, adjectifs et verbes; les autres parties du discours ne tardent pas à se joindre aux premiers, et il se trouve en possession d'un langage simple, borné aux choses qu'il connaît parfaitement, et sur lesquelles il peut exprimer certains actes, certains sentiments et diverses circonstances de temps, de position, etc.

Les idées générales et abstraites seront aussi facilement saisies par lui, pourvu qu'elles ne soient que des extensions des idées particulières qu'il possède. Il

ne sera pas nécessaire, par exemple, qu'il ait vu beaucoup d'animaux d'une même espèce pour appliquer à tout autre individu de cette espèce le nom dont on lui aura désigné les premiers.

Quand il aura agi un certain nombre de fois bien ou mal et qu'on le lui aura fait sentir, il comprendra que les idées de bien et de mal peuvent s'appliquer à bien d'autres choses encore, et le sentiment général du bien, dont la nature a mis le germe en lui, sera développé.

Quand on lui aura montré beaucoup d'objets qu'on aura appelés beaux, de nature très-différente, mais toujours à sa portée, c'est-à-dire capables de lui inspirer l'espèce de plaisir qui accompagne la vue des belles choses, il généralisera l'idée de beauté et saura bien dire s'il trouve belle une chose qu'il verra pour la première fois.

Bien plus, quand on lui racontera des actes de vertu ou de dévouement, qui lui inspireront de l'admiration et du respect, et qu'on les qualifiera de beaux, il ne trouvera pas étrange que des objets matériels, et des actes considérés dans ce qu'ils ont d'immatériel, reçoivent la même qualification, puisqu'ils lui font éprouver des sentiments qui ont quelque chose de semblable.

Il acquiert aussi facilement les idées du vrai et du faux, ou de ce qui est et de ce qui n'est pas; ses plus simples amusements lui en fournissent de fréquentes occasions. Son intérêt aussi lui inspire quelquefois le désir de tromper, c'est-à-dire de faire croire ce qui n'est pas, et d'empêcher qu'on croie ce qui est. La vérité et le mensonge sont donc bientôt connus de lui,

et les mots par lesquels on les lui désignera resteront dans son esprit comme applicables à bien d'autres cas que ceux à l'occasion desquels ils ont été créés.

On voit donc comment l'observation, aidée de l'intelligence, amène l'enfant à posséder des idées générales sur le beau, sur le bien et le mal, le vrai et le faux, l'être et le non-être, ou l'existence et le néant, et bien d'autres encore qu'il ne pourra plus perdre, mais dont il lui serait impossible, ou au moins trèsdifficile, de retrouver l'origine.

Ce sont ces notions premières et les dénominations qu'on y a attachées que nous supposerons à ceux que

cations n'ont

nous voudrons instruire. Elles nous serviront à donner d'autres connaissances; mais nous ne chercherons point à les éclaircir elles-mêmes, parce que les explipour but que de ramener ce qu'on ne connaît pas à ce que l'on connaît, et qu'il faut conséquent admettre à priori certaines notions, certaines idées, par leur simple énoncé, ou la simple dénomination par laquelle on les a désignées.

par

Ainsi, par exemple, nous nous garderons bien d'expliquer ce que nous entendons par une vérité, ce que c'est que être ou exister, soit matériellement, soit intellectuellement. Nous ne définirons ni le temps, ni l'étendue, que l'enfant conçoit très-bien dès qu'il a vu et touché, et dès qu'il a reconnu une succession dans les événements, mais qui pourront devenir obscurs pour lui plus tard si on cherche à les lui définir.

Il est encore d'autres notions que nous admettrons comme acquises, ainsi que les mots qui les expriment. Nous mentionnerons entre autres la dénomination d'une idée très-générale, et qu'il est très-commode

d'introduire dans le langage; mais il ne faut pas le faire d'une manière subreptice: il faut que le sens qu'on y attache soit bien entendu, et qu'on n'ait lieu, dans aucune occasion, de se demander ce qu'on entend par là. Nous voulons parler du mot chose. Nous désignerons par là tout ce qui peut être le sujet ou l'objet d'un acte matériel ou immatériel. Les corps de la nature, l'espace, le temps, les facultés de l'esprit, les idées elles-mêmes y sont renfermés. Et ce n'est pas nous seuls qui l'entendons ainsi, c'est tout le monde; seulement nous en prévenons d'avance, pour pouvoir nous servir de cette dénomination générale, sans être exposé à ce que l'on se demande ce que nous voulons dire.

Ainsi, lorsque Montesquieu, après avoir dit que les lois sont les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses, veut donner des exemples des choses qui ont leurs lois, il s'exprime ainsi : « La Divinité a ses lois, le monde matériel a ses lois, les intelligences supérieures à l'homme ont leurs lois, les bêtes ont leurs lois, l'homme a ses lois. » Les choses sont ici la Divinité, le monde matériel, les intelligences supérieures à l'homme, les bêtes, l'homme.

Dans le livre suivant, il cherche les lois qui dérivent de la nature du gouvernement: la chose est alors le gouvernement.

Nous ne pouvons pas énumérer toutes les notions et tous les mots que nous admettrons sans explication: il faut un langage très-avancé pour traiter des méthodes et des sciences, et ce langage s'est formé comme nous l'avons indiqué brièvement par quelques exemples. Mais les idées spéciales qu'il faut avoir

« PreviousContinue »