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CHAPITRE XIV.

DE LA LOGIQUE DE CONDILLAC.

63. Condillac a eu une si grande célébrité, et il attachait une telle importance à sa logique, qu'il regardait comme devant faire révolution dans l'art de raisonner et de penser, que nous nous croyons obligé de faire un examen approfondi de cette œuvre; d'autant plus que, sur les points les plus importants, nos idées sont bien différentes des siennes. L'opinion de l'auteur sur son ouvrage est caractérisée par la phrase suivante, qu'on trouve au commencement :

« Cette logique, dit-il, ne ressemble à aucune de celles qu'on a faites jusqu'à présent. Mais la manière neuve dont elle est traitée ne doit pas être son seul avantage : il faut encore qu'elle soit la plus simple, la plus facile et la plus lumineuse. >>

C'est donc une œuvre capitale que l'auteur juge qu'il a produite; et il ne m'est pas permis d'en critiquer les points principaux, sans appuyer mes opinions de développements dont la longueur aura peut-être besoin de cette excuse.

L'ANALYSE SUIVANT CONDILLAC.

64. Pour faire comprendre par une image sensible la manière dont il entend cette méthode, Condillac suppose un spectateur en présence d'une campagne riche et variée, qu'on ne lui laisse « apercevoir qu'un instant; il est cer

tain, dit-il, qu'il a tout vu, mais qu'il ne connaît rien de ce qu'il a vu. Pour avoir la connaissance de cette campagne, il ne suffit pas de la voir tout à la fois, il en faut voir chaque partie l'une après l'autre, et, au lieu de tout embrasser d'un coup d'œil, arrêter ses regards successivement d'un objet sur un objet. L'ordre dans lequel il faut les observer est indiqué par la nature : c'est celui dans lequel elle les offre; il y en a qui appellent plus particulièrement les regards, et tous les autres semblent s'arranger autour d'eux pour eux. Voilà ceux qu'on observe d'abord; et quand on a examiné leur situation respective, les autres se mettent dans les intervalles, chacun à leur place. Alors on démêle tous les objets dont on a saisi la forme et la situation, et on les embrasse d'un seul regard. L'ordre qui est entre eux dans notre esprit n'est plus successif : il est simultané. Cette décomposition et recomposition est ce qu'on nomme analyse. Analyser n'est donc autre chose qu'observer dans un ordre successif les qualités d'un objet, afin de leur donner dans l'esprit l'ordre simultané dans lequel elles existent. C'est ce que la nature nous fait faire à tous. L'analyse, qu'on croit n'être connue que des philosophes, est donc connue de tout le monde. Il n'y a pas jusqu'aux plus petites couturières qui n'en soient convaincues; car si, leur donnant pour modèle une robe d'une forme singulière, vous leur proposez d'en faire une semblable, elles imagineront naturellement de défaire et de refaire ce modèle, pour apprendre à faire la robe que vous demandez. Elles savent donc l'analyse aussi bien que les philosophes, et elles cn connaissent l'utilité beaucoup mieux que ceux qui s'obstinent à soutenir qu'il y a une autre méthode pour s'instruire. »

65. On voit clairement par ce résumé rapide, et par les exemples dont il fait suivre son exposition, que Condillac

fait consister l'analyse dans la décomposition d'un tout en ses parties les plus simples. De sorte que, si l'on se propose de connaître une chose, on sera parvenu à son but, puisque toutes les parties qui la composent seront connues; et si c'est une chose à former, on y parviendra facilement si l'on peut former ces dernières parties.

Or on aperçoit immédiatement combien serait borné l'emploi d'une pareille méthode pour la solution des questions de raisonnement. Elle suppose qu'on ait sous les yeux, et en quelque sorte sous la main, l'objet qu'on veut étudier, ou auquel on veut en construire un semblable. Vous êtes en présence d'une campagne dont vous pouvez examiner tous les détails, et vous supposez qu'on demande de bien reconnaître tous ces détails et de retenir leur ensemble. Ce n'est pas là un problème de raisonnement, c'est une question d'inventaire et de classement; on peut sans doute le faire avec plus ou moins d'ordre; mais quelle différence il y a entre la question qui consiste à se rendre bien compte d'une chose toute faite qu'on a devant soi et celle où l'on propose de trouver les éléments constitutifs d'une chose, sous la condition qu'elle ait des rapports désignés avec des choses données. Je conviens avec Condillac que la nature indique le moyen de résoudre la première; mais il faut aussi convenir que la nature a bien besoin d'être aidée par l'art, pour résoudre la seconde.

66. La même observation doit être faite pour son exemple de la couturière. Elle a sous la main la robe qu'elle doit imiter. Elle la décompose, non pas par une opération de son esprit, mais bien de ses mains; et elle ne le peut que parce qu'elle possède l'objet réellement construit. Elle le défait matériellement jusqu'à ce qu'elle parvienne à des parties qu'elle sache reproduire; et pourvu qu'elle ait bien retenu l'ordre dans lequel se trouvaient

DUH. Méth, I.

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toutes les parties obtenues par les décompositions successives, elle pourra construire une robe semblable à la proposée. Mais si elle n'avait pas possédé matériellement cette robe, et qu'on n'eût fait que lui indiquer les conditions à remplir, ou encore qu'on lui eût montré le dessin de cette robe, ou cette robe même, sans lui permettre de la défaire, il aurait fallu qu'elle devinât les plis cachés, d'après les conditions données, ou d'après les apparences visibles; qu'elle se bornât à des décompositions fictives; qu'elle découvrît quelles constructions conduiraient à celles qu'elle voulait obtenir; enfin qu'elle fit un travail d'intelligence, au lieu d'un travail de mains.

67. L'analyse, suivant Condillac, ne s'appliquerait donc réellement qu'à l'étude des questions résolues; et ce n'était pas la peine de tant se moquer des méthodes des philosophes, pour leur en substituer une aussi puérile.

Mais, dira-t-on, Condillac a résolu par sa méthode un problème d'Algèbre à deux inconnues, et il prétend que c'est à l'analyse qu'il faut attribuer les grands progrès que les Mathématiques doivent à Euler et Lagrange. Son emploi n'est donc pas aussi borné que vous le pensez.

A cette objection la réponse est bien simple : il y a tout bonnement confusion dans les termes. Ces grands géomètres emploient en effet l'analyse et même la synthèse, mais dans le sens où nous les avons expliquées au commencement de cet Ouvrage. Leur analyse n'est pas la décomposition d'un tout en ses parties. Ils décomposent, bien entendu, quand cela est possible : c'est, comme nous l'avons dit, une réduction tout élémentaire; mais, après ce premier pas, il faut employer des méthodes qui ne ressemblent en rien à la décomposition.

Et le petit problème que résout Condillac n'est même pas une application de sa méthode.

En effet, il y a deux conditions imposées aux deux inconnues, et en les considérant séparément on obtient deux relations entre les inconnues et les connues on peut appeler cela une décomposition de la question en deux autres. Mais ces deux questions ne sont pas indépendantes, et ne peuvent être résolues isolément. Il faut les ramener successivement à d'autres plus simples, en se dirigeant par la pensée de parvenir à isoler les deux inconnues, et à ramener ainsi à la résolution d'équations à une seule inconnue. C'est ce que fait Condillac, et cette méthode n'est pas une décomposition, mais bien l'analyse que nous avons exposée.

68. Nous pouvons conclure de là, sans plus ample examen, que l'analyse de Condillac est insuffisante et même impropre à la résolution des questions de raisonnement; qu'elle ne peut être regardée que comme une première préparation à cette résolution, quand toutefois il y a lieu de l'appliquer, et que dans ce cas même elle n'est que le premier pas indiqué par la méthode que nous avons exposée, qui souvent encore aide à trouver le mode de décomposition le plus avantageux.

DE L'OPINION DE CONDILLAC, QUE LES LANGUES SONT DES MÉTHODES ANALYTIQUES.

69. Une langue est l'ensemble des signes au moyen desquels les hommes peuvent exprimer et se communiquer leurs sensations, leurs pensées, leurs sentiments, avec toutes les nuances dont ils sont susceptibles. D'abord très-simple, elle s'étend avec nos connaissances; et les rapports que celles-ci ont entre elles demanderaient entre les signes qui les expriment des rapports qui rappelleraient toujours les premiers; d'où résulterait une plus grande facilité à suivre

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