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ciance gauloise jusqu'à la dignité du paganisme ancien.« Mais son imitation n'est pas un esclavage. Il prend l'idée, et la repense de façon à lui rendre l'âme une seconde fois. Il prend encore le tour et les lois que jadis les maîtres suivaient eux-mêmes.» Avec leurs règles, il se fait un art. Il n'écrit pas au hasard avec les inégalités de la verve. Il revient sur ses premiers pas, et se corrige patiemment. On a retrouvé un de ses premiers jets, et l'on a vu que la fable achevée n'a gardé que deux vers de la fable ébauchée. Il avouait lui-même qu'il « fabriquait ses vers à force de temps. Il n'atteignait l'air naturel que par le travail assidu. Il recommençait et raturait jusqu'à ce que son œuvre fût la copie exacte du modèle intérieur qu'il avait conçu. Il suivait un plan fixe, disposait toutes les parties de la composition d'après une idée maîtresse, transformait ses originaux, développait un point, en abrégeait un autre, proportionnait le tout. Quand on compare sa fable avec celle de Pilpay ou d'Ésope qui lui sert de matière, on s'aperçoit qu'il ne fait pas un seul changement sans une raison, que cette raison et les autres se tiennent entre elles, et qu'elles dépendent d'un principe, sinon exprimé, du moins senti. On tirerait de ses œuvres une poétique. Vous avez vu qu'on en

1. Le Renard, les Mouches et le Hérisson

peut tirer une philosophie. C'est par cette réflexion supérieure que La Fontaine, comme Rabelais ou Voltaire, surpasse les purs Gaulois et sort de la foule des simples amuseurs. Toute grande œuvre littéraire contient un traité de la nature et des hommes, et il y en a un dans ces petites fables. La Fontaine, comme les plus doctes, s'intéresse aux hautes. idées qu'on agite autour de lui, lit Platon, discute contre Descartes, raisonne sur la morale des jansénistes, goûte Epicure et Horace, écrit d'avance1 << le Dieu des bonnes gens, » et propose une morale. Il est curieux, chercheur, amateur de conversations sérieuses. Vergier conte qu'il raisonne à l'infini, « qu'il parle de paix, de guerre, qu'il change en cent façons l'ordre de l'univers, que sans douter il propose mille doutes. » Voilà que ce bon homme se trouve un spéculatif, et aussi un observateur. « Il ne faut pas juger ces gens sur l'apparence. » Il a l'air distrait, et voit tout, peint tout, jusqu'aux sentiments les plus secrets et les plus particuliers. Rois et nobles, courtisans et bourgeois, il y a dans ses fables une galerie de portraits qui, comme ceux de Saint-Simon et mieux que ceux de La Bruyère, montrent en abrégé tout le siècle. Vous voyez qu'il a tiré de ce siècle toutes les idées qu'il en pouvait prendre, et qu'il y a tout feuilleté, les livres et les

1. Voyez sa lettre à Saint-Evremond,

hommes. Il y a pris quelque chose de plus précieux, le ton, c'est-à-dire l'élégance et la politesse. Ce conteur de gaudrioles, au besoin, parlait comme les plus nobles. Même en ses polissonneries il se préservait de tout mot grossier, il gardait le style de la bonne compagnie. Il avait vécu au milieu d'elle et savait comment on doit s'y tenir. Il avait le goût, la correction, la grâce. Il entretenait les dames avec des ménagements, des insinuations et des douceurs dont Boileau n'eut jamais l'idée. Ses vers à Mme de La Sablière, à Mme de Montespan, à Mme de Bouillon, sont le chef-d'œuvre de la galanterie respectueuse ou de la tendresse délicate. Il flatte et il amuse, il caresse et il touche, il est naturel et il est mesuré. Il exagère juste à point, il s'arrête à temps au bord des déclarations. Il atténue l'adulation par un sourire. Il esquive l'emphase par la naïveté et l'enthousiasme. On dit qu'il était gauche quand il parlait avec sa bouche; à tout le moins, quand il parle avec sa plume, il est le plus aimable des hommes du monde et le plus fin des courtisans.

II

Par quel étrange don a-t-il ainsi réuni les extrêmes? Un petit mot, qu'on a déjà dit, qu'il faut

répéter, explique tout il était poëte, chose unique en France, et poëte de la même façon que les plus grands. Ce petit mot indique un homme qui peut se déprendre de soi-même, s'oublier, se transformer en toutes sortes d'êtres, devenir pour un moment les choses les plus diverses. C'est ce don qu'on attribuait à Shakspeare quand on disait qu'il avait dix mille âmes 1. » Les êtres entrent dans cette âme tels qu'ils sont dans la nature, et y retrouvent une seconde vie semblable à l'autre. Ils s'y développent, ils y agissent par leurs propres forces et d'euxmêmes; ils n'y sont point contraints par les passions ou les facultés qu'ils y rencontrent: ce sont des hôtes libres; tout le soin du poëte est de ne point les gêner; ils se remuent et il les regarde; ils parlent et il les écoute; il est comme un étranger attentif et curieux devant le monde vivant qui s'est établi chez lui; il n'y intervient qu'en lui fournissant les matériaux dont il a besoin pour s'achever et en écartant les obstacles qui l'empêcheraient de se former. A ce titre un paysan l'intéresse comme un prince, et un âne autant qu'un homme. Il s'arrête devant un taudis, s'occupe des vieilles poutres enfumées, du bahut luisant, des enfants rougeauds qui se traînent par terre en grignotant des tartines, de la ménagère qui caquette, le poing sur les han

1. Myriad-minded.

ches, et gourmande son homme penaud. Il suit toutes les liaisons de toutes ces choses, voit l'épargne et les querelles, sent les odeurs et la cuisine, et sort attristé, égayé, la tête comblée d'histoires villageoises, prêt à déverser le trop-plein de ses imaginations sur l'ami ou la feuille de papier qui va tomber sous sa main. - Le coche l'emporte à Versailles; il aperçoit un seigneur qui, au bord d'une pièce d'eau, fait une révérence et offre la main à une dame. Que cette révérence est belle! que l'habit est galant! et comme l'air avenant de la dame, son sourire complaisant et tout à la fois noble lui sied bien! Cependant les jets d'eau montent alentour, effilés comme des bouquets de plumes; les charmilles égalisées ressemblent à une haie de Suisses; les colonnades arrondissent leurs décorations comme un salon champêtre. Certainement la vie de cour est ce qu'il y a de plus beau au monde. Voilà son imagination remplie de figures majestueuses, de discours ornés et corrects, de politesses condescendantes, d'airs de tête royaux. Sans doute un roi est beau, mais un chien l'est davantage. Justement en voilà un qui passe. Il y a toute une comédie dans ses allures. Quel être indiscret et pétulant! Il se jette dans les jambes, reçoit des coups de pied, heurte, flaire, lève la patte, curieux, hasardeux, bruyant, gourmand, fort en gueule, aussi varié dans ses accents, aussi prompt à donner de la voix qu'un

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