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l'irrégularité des rimes et l'allure onduleuse de la phrase, ne détruiront pas l'unité de la période et la mélodie réglée des vers; la diversité et l'aisance de la prose s'allieront à l'enchaînement et à la symétrie de la poésie; et la fable sera en même temps une conversation et un chant. Mais les sentiments ainsi imprimés dans les spectateurs s'imprimeront dans le premier spectateur de l'œuvre, qui est le poëte. Il sera lui-même ému ou amusé par son récit, et sa parole reprendra un accent. A chaque instant, il jugera l'action ou le personnage; et ce jugement sera un résumé; une louange, un reproche, un mot de compassion, un sourire moqueur, sont des conclusions sous lesquelles se groupent toutes les parties d'une aventure. Ainsi réunis par un nouveau lien, les objets et les événements prennent un nouveau relief. Le fabuliste poëte est donc involontairement un systématique. Son œuvre a la vie des objets réels, puisqu'elle est, comme eux, complexe et particulière; mais elle n'a pas leurs défaillances et leur désordre, puisque l'idée intérieure qui l'a construite lui communique sa plénitude et son unité. Elle a la grandeur et l'harmonie des idées pures, puisqu'elle a pour âme une idée pure; mais elle n'en a pas l'immobilité et le vide, puisqu'elle est remplie de détails et d'action. Cette fable qui répète la nature, et que gouverne la logique, où l'unité de la cause ordonne la variété des effets, où la variété des effets anime

l'unité de la cause, qui intéresse comme un être vivant, et qui instruit comme un raisonnement, est la fable de La Fontaine.

Le singe avec le léopard

Gagnaient de l'argent à la foire;

Ils affichaient chacun à part.

L'un d'eux disait : « Messieurs, mon mérite et ma gloire,
Sont connus en bon lieu; le roi m'a voulu voir,
Et si je meurs, il veut avoir

Un manchon de ma peau, tant elle est bigarrée,
Pleine de taches, marquetée,

Et vergetée, et mouchetée.

La bigarrure plaît. » Partant, chacun le vit.
Mais ce fut bientôt fait, bientôt chacun sortit.
Le singe de sa part disait : « Venez, de grâce,
Venez, messieurs, je fais cent tours de passe-passe.
Cette diversité dont on vous parle tant,

Mon voisin Léopard l'a sur soi seulement;
Moi, je l'ai dans l'esprit. Votre serviteur Gille,

Cousin et gendre de Bertrand,

Singe du pape en son vivant,

Tout fraîchement en cette ville

Arrive en trois bateaux exprès pour vous parler
Car il parle, on l'entend; il sait danser, baller,
Faire des tours de toute sorte,

Passer en des cerceaux; et le tout, pour six blancs.
Non, messieurs, pour un sou. Si vous n'êtes contents,
Nous rendrons à chacun son argent à la porte. »

Le singe avait raison : ce n'est pas dans l'habit
Que la diversité me plaît, c'est dans l'esprit.

L'une fournit toujours des choses agréables,
L'autre en moins d'un moment lasse les regardants.
Combien de grands seigneurs, au léopard semblables,
N'ont que l'habit pour tous talents '!

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Ce même sujet trois fois raconté distingue les trois sortes de fables. Les unes, lourdes, doctes, sentencieuses, vont, lentement et d'un pas régulier, se ranger au bout de la morale d'Aristote, pour y reposer sous la garde d'Ésope. Les autres, enfantines, naïves et traînantes, bégayent et babillent d'un ton monotone dans les conteurs inconnus du moyen âge. Les autres, enfin, légères, ailées, poétiques, s'envolent, comme cet essaim d'abeilles qui s'arrêta sur la bouche de Platon endormi, et qu'un Grec aurait vu se poser sur les lèvres souriantes de La Fontaine.

1. La Fontaine, IX, III.

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CONCLUSION.

J'ai voulu montrer la formation complète d'une œuvre poétique et chercher par un exemple en quoi consiste le beau et comment il naît.

Une race se rencontre ayant reçu son caractère du climat, du sol, des aliments, et des grands événements qu'elle a subis à son origine. Ce caractère l'approprie et la réduit à la culture d'un certain esprit comme à la conception d'une certaine beauté. C'est là le terrain national, très-bon pour certaines plantes, mais très-mauvais pour d'autres, incapable de mener à bien les graines du pays voisin, mais capable de donner aux siennes une séve exquise et une floraison parfaite, lorsque le cours des siècles amène la température dont elles ont besoin. Ainsi sont nés La Fontaine en France au dix-septième

siècle, Shakspeare en Angleterre pendant la Renaissance, Goethe en Allemagne de nos jours.

Car le génie n'est rien qu'une puissance développée, et nulle puissance ne peut se développer tout entière, sinon dans le pays où elle se rencontre naturellement et chez tous, où l'éducation la nourrit, où l'exemple la fortifie, où le caractère la soutient, où le goût public la provoque. Plus elle est grande, plus ses causes sont grandes; la hauteur de l'arbre indique la profondeur des racines. Plus un poëte est parfait, plus il est national. Plus il pénètre dans son art, plus il a pénétré dans le génie de son siècle et de sa race. Il a fallu la finesse, la sobriété, la gaieté, la malice gauloise, l'élégance, l'art et l'éducation du dix-septième siècle, pour produire un La Fontaine. Il a fallu la vue intérieure des caractères, la précision, l'énergie, la tristesse anglaise, la fougue, l'imagination, le paganisme de la Renaissance, pour produire un Shakspeare. Il a fallu la profondeur, la philosophie, la science, l'universalité, la critique, le panthéisme de l'Allemagne et du dix-neuvième siècle, pour produire un Goethe. Par cette correspondance entre l'œuvre, le pays et le siècle, un grand artiste est un homme public. C'est par elle qu'on peut le mesurer et lui donner son rang. C'est par elle qu'il plaît à plus ou moins d'hommes et que son œuvre reste vivante pendant un temps plus ou moins long. En sorte qu'on doit le consi

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