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courtise ou non, il est à son aise dans leur compagnie, occupé et charmé comme au milieu d'un jardin plein de fleurs. J'imagine qu'il regarde une. taille penchée, une boucle de cheveux qui flotte, une main bianche qui arrange négligemment un pli de la robe; c'en est assez pour remplir sa journée de rêveries. Il faut lire le récit du trouble où le jeta. certaine visite. Il avait soixante-huit ans, et Mlle de Beaulieu quinze. Tout occupé de ce qu'il avait vu, il s'égara en route. Un domestique le remit sur son chemin; il s'égara encore, coucha dans je ne sais quel hameau, et pendant trois jours eut les distractions les plus plaisantes : « Pourquoi M. d'Hervart ne m'a-t-il pas averti? Je lui aurais représenté la faiblesse du personnage, et je lui aurais dit que son très-humble serviteur était incapable de résister à une fille de quinze ans, qui a les yeux beaux, la peau délicate et blanche, les traits du visage d'un agrément infini, une bouche et des regards! Je vous en fais juge : sans parler d'autres merveilles sur lesquelles M. d'Hervart m'obligea de jeter la vue. » Ici perce la pointe de gaieté sensuelle; mais il revient et ajoute * avec une grâce charmante: « Si cette jeune divinité qui est venue troubler mon repos y trouve un sujet de se divertir, je ne lui en saurai point mauvais gré. A quoi servent les radoteurs, sinon à faire rire les jeunes filles? Et il envoie à la divine Amaranthe des vers un peu risqués, pleins d'insinuations

vives et d'adorations mythologiques. Ces sourires et ces rires, cette galanterie caressante, ces douceurs, ce mélange d'esprit gracieux et de tendresses fugitives, composent l'amour en France; La Fontaine n'en a guère connu d'autre, et il y a passé le meilleur de son temps.

II

Il n'en a pas perdu le sommeil. Soyez sûr qu'il y a bien plutôt gagné d'agréables rêves. L'agréable, voilà son affaire; à regarder ses fines lèvres sen- ́ suelles, on devine qu'il n'a rien pris au tragique. Il l'avoue quand il invite la Volupté à venir loger chez lui, lui disant qu'elle ne sera pas sans emploi,

«

qu'il aime le jeu, les vers, les livres, la musique, la ville, la campagne, enfin tout. »

Il n'est rien

Qui ne me soit souverain bien,

Jusqu'aux sombres plaisirs d'un cœur mélancolique.

En effet, toutes les occupations chez lui se tournent en plaisirs, et on le retrouve dans ses vers tel qu'on vient de le voir dans sa vie. Il veut être heureux partout, même en écrivant. Ses Fables effacent ou atténuent ce qu'il y a d'odieux et de malheureux dans le monde. Il voit la laideur aussi nettement que personne, et la marque, mais il ne

s'y arrête pas. Il peint la cour comme La Bruyère; mais, au lieu d'entrer dans l'indignation, il tourne prestement du côté de la bonne humeur. Un petit mot glissé en passant change à l'instant l'accent du récit. L'enjouement remplace l'amertume. Il rit au milieu même de son émotion; ses personnages plaisantent de leur propre infortune. Il ressemble à la vive et matinale alouette « qui chante encore, quoique près du tombeau. » Il s'amuse de tout, même de ses misères, même des nôtres. Sa fable est une mascarade, et ce simple déguisement des gens en bêtes égaye tout sujet, fût-il lugubre. On ne peut pas se fàcher bien sérieusement des cruautés du roi lion, quand on se le figure un sceptre entre les pattes et une couronne sur la crinière. On oublie qu'il s'agit d'hommes, et on en retire une vérité sans emporter un chagrin. C'est aussi par cette heureuse inclination qu'il a transformé les contes de Boccace. Il n'a eu garde d'ouvrir son livre par l'atroce peinture d'une peste; il a fui à cent lieues du sérieux italien et des barbaries du moyen âge. Que Boccace arrange des meurtres, des empoisonnements, des avortements, des goûts contre nature et toutes sortes de vilenies sanglantes; qu'il mette des amants sur le bûcher, cela est bon pour des nerfs du quatorzième siècle. L'ardeur et la profondeur des sentiments, l'amour qui dessèche et qui, « sans la crainte de l'enfer, pousserait le

malheureux rebuté à se donner la mort', » les larmes sincères, l'invective, le vigoureux style oratoire digne de Machiavel, toute cette invention italienne nous choque et le choque par son trop de force. On n'est pas à l'aise devant cette volupté ardente; sa crudité rebute; on est inquiété par ce regard direct; on a peur d'une beauté si énergique. La Fontaine la change en piquante grisette, à figure éveillée et mutine; il l'ajuste, l'agace et court après elle. C'est de ces sortes de songes qu'il a rempli sa vie. Il les laissait venir et ne les contraignait pas. Il en jouissait, il ne faisait pas métier de les écrire. C'est pour cela qu'il écrivit si tard, à trente-huit ans. On voit bien par son poëme sur Vaux qu'en poésie comme ailleurs il prenait ses aises. Il s'était fait remettre des mémoires pour mieux décrire les beautés du château. Au bout de trois ans, il avait composé trois fragments en prose et en vers, qui font à peu près cinquante pages. Je suppose qu'il allait se promener à Vaux, regardait les cygnes et les beaux parterres, et revenait le soir content d'avoir si bien travaillé. Le lendemain il ouvrait ses mémoires, lisait six lignes de détails techniques, s'endormait; sa journée était faite. Le surlendemain, quelqu'un le priait à dîner; un autre jour, il s'oubliait à lire Rabelais ou Platon. Il atteignait ainsi la fin de la se

1. Conte de Richard Minutolo, conte d'Agilulfe.

maine, puis du mois, puis de l'année. De loin en loin quelques vers lui venaient, qui mettaient sa conscience en repos; il allait toucher sa pension, et saluer Mme la surintendante, l'appelait « merveille incomparable,» de bonne foi, et de bon cœur. Il n'a jamais fait mieux ni pis.

Tout cela ne compose pas un caractère bien digne. Il n'y a pas dans ces mœurs de quoi soutenir un cœur. A regarder ses actions, il a l'air de vivre à genoux : quand il s'agit d'un prince ou d'une princesse, il accumule et outre la flatterie. Ce ne sont que dieux ou déesses. Il se prosterne devant les bâtards; il adore Mme de Montespan; il remarque, quand le roi révoque l'édit de Nantes, que « sa principale favorite, plus que jamais, c'est la vertu. » Encore, parmi tant de génuflexions, a-t-il peur de mal louer; ayant dit du roi que « sa bonne mine ravit toutes les nymphes de Vaux,» il se reprend comme un poëte craintif du Bas - Empire, se demandant << s'il est permis d'user de ce mot en parlant d'un si grand prince. » Il quête de l'argent humblement au monarque et à d'autres. Un poëte de cour en cette cour est un bien petit personnage, sorte de joueur de luth à gages, obligé par son emploi de chanter respectueusement toutes les choses officielles, compagnon du petit chien pour lequel il fait des vers'.

1. Pour Mignon, chien de S. A. R. Madame la douairière d'Orléans.

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