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vite que le railleur n'est point méchant, qu'il ne veut point blesser; s'il pique, c'est comme une abeille sans venin un instant après, il n'y pense plus; au besoin il se prendra lui-même pour objet de plaisanterie; tout son désir est d'entretenir en lui-même et en nous un petillement d'idées agréables. Telle est cette race, la plus antique des modernes, moins poétique que l'ancienne, mais aussi fine, d'un esprit exquis plutôt que grand, douée plutôt de goût que de génie, sensuelle, mais sans grossièreté ni fougue, point morale, mais sociable et douce, point réfléchie, mais capable d'atteindre les idées, toutes les idées, et les plus hautes, à travers le badinage et la gaieté. Il me semble que voilà La Fontaine presque tout entier décrit, et d'avance. Vous êtes remonté à la source de l'esprit gaulois; vous y avez vu le grand réservoir primitif d'où tous les courants sortent, et vous avez trouvé que l'eau est la même dans le réservoir et dans les courants.

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CHAPITRE II.

L'HOMME.

I

C'est un curieux caractère que celui de La Fontaine, surtout si l'on compare ses façons aux mœurs régulières, réfléchies et sérieuses des gens d'alors. Ce naturel est gaulois, trop gaulois, dira-t-on, c'est-à-dire peu moral, médiocrement digne, exempt de grandes passions et enclin au plaisir. Il faut reconnaître qu'il avait trouvé autour de lui des exemples, et que ces exemples n'étaient pas trop édifiants. La vie bourgeoise était gaie, avant la Révolution, dans les provinces. Faute d'issue, l'ambition était petite; faute de communications, l'envie manquait; on n'essayait pas d'imiter Paris. Les gens restaient dans leur ville, s'arrangeaient une maison commode,

un jardin, une bonne cave, dînaient les uns chez les autres, souvent, joyeusement et abondamment, avec des contes salés et des chansons au dessert. Ils aimaient les gaudrioles, faisaient des mascarades, vidaient des quartauts, mangeaient des grillades, et n'avaient pas des mœurs exemplaires. << Les communautés d'arts et métiers, dit l'honnête Baugier quelque vingt ans après La Fontaine, faisaient des emprunts dont la meilleure partie passait en buvettes1, » et les particuliers allaient du même train. On cherchait à se divertir et non autre chose. La Fontaine ne s'y ennuyait point, à ce qu'il paraît, car il y vécut jusqu'à trente-cinq ans sans souci, en bon bourgeois bien apparenté, qui a des fermes et pignon sur rue; il jouait, aimait la table, lisait, faisait des vers, allait chez son ami Maucroix à Reims, y trouvait «< bons vins et gentilles galoises, friandes assez pour la bouche d'un roi. » De plus, il avait mainte affaire avec les dames du pays, même avec la lieutenante; on en glosa; il n'en devint pas plus sage. Une jeune abbesse chassée par les Espagnols s'étant réfugiée dans sa maison, sa femme les surprit ensemble; << sans se déconcerter, il fit la révérence et se retira. » C'est de cette façon qu'il tournait les choses. Il n'a jamais pris le mariage au sérieux, ni le sien ni celui des autres. Il

1. Baugier, Histoire de la Champagne, 1721.

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avoue fort bien qu'il a chassé sur les terres d'autrui, et semble dire que le gibier n'en est que meilleur; il le dit même et très-expressément. « Gardez de faire aux égards banqueroute: » ses préceptes n'allaient pas plus loin. A cet égard, il est étonnant, jusqu'à prendre sa femme pour confidente1. Il a l'air de ne point entendre mal aux choses qu'il fait, tant il les fait naturellement. Il raconte à Mme de La Fontaine que son premier soin, en entrant dans un pays, est de s'enquérir des jolies femmes « Je m'en fis nommer quelques-unes, à mon ordinaire. » Il entre dans une allée profonde et couverte, et explique (toujours à Mme de La Fontaine) << qu'il se plairait extrêmement à avoir en cet endroit une aventure amoureuse. » Il insiste pour plus de clarté (toujours dans une lettre à Mme de La Fontaine): « Si Morphée m'eût amené la fille de l'hôte, je pense bien que je ne l'aurais pas renvoyée. Il ne le fit point, et je m'en passai. » Un peu plus loin, Mme de La Fontaine apprend de son mari qu'on dit des merveilles sur les Limousines de la première bourgeoisie, sur leurs chaperons de drap rose sèche et sur leurs cales de velours noir. « Si je trouve quelqu'un de ces chaperons qui couvre une jolie tête, je pourrai bien m'y amuser en passant et par curiosité seulement. » Curiosité sca

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1. Voyage à Poitiers, lettres à Mme de La Fontaine.

breuse et certes peu conjugale: l'aveu suivant ne l'est guère davantage. Il a causé avec une comtesse poitevine, << assez jeune et de taille raisonnable, » qui avait de l'esprit, déguisait son nom et venait de plaider en séparation contre son mari, « toutes qualités de bon augure; j'y aurais trouvé quelque sujet de cajolerie, si la beauté s'y fût rencontrée. Mais sans elle, rien ne me touche; c'est, à mon avis, le principal point. » L'affaire était glissante, et ce n'est point sa faute s'il n'a pas glissé. Décidément il est aussi peu marié que possible, et il eût mieux fait de ne point l'être du tout. La moindre tentation, un joli minois, un sourire, une parure avenante le détournent; ce n'est pas pour longtemps et il ne choisit guère. A l'occasion, « la soubrette payait pour la dame. » Quand il fut vieux, « les Jeannetons remplacèrent les Clymènes, >>>

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ne se gêna pas pour l'avouer.

» et il

Il ne prenait que l'agrément chez les unes et chez les autres; il était « chose légère,» aimante, aimable, trop délicate et trop vive pour se salir dans le plaisir brutal ou pour se briser dans les émotions extrêmes. Son sentiment, à l'endroit des femmes, n'est ni passionné ni grossier. Il n'a point le cœur ni les sens profondément frappés. Il les aime toutes, et sans préférence, du moins toutes celles qui sont jolies, non point en Don Juan, mais en homme heureux. Il peut en aimer plusieurs ensemble. Qu'il les

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