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celles-ci, telles quelles, en attendant les chiffres de la statistique et la précision des expériences. Il n'y a pas encore de science des races1, et on se risque beaucoup quand on essaye de se figurer comment le sol et le climat peuvent les façonner. Ils les façonnent pourtant, et les différences des peuples européens, tous sortis d'une même souche, le prouvent assez. L'air et les aliments font le corps à la longue; le climat, son degré et ses contrastes produisent les sensations habituelles, et à la fin la sensibilité définitive c'est là tout l'homme, esprit et corps, en sorte que le ciel et le sol marquent tout l'homme à leur empreinte on s'en aperçoit en regardant les autres animaux, qui changent en même temps que lui, et par les mêmes causes; un cheval de Hollande est aussi peu semblable à un cheval de Provence qu'un homme d'Amsterdam à un homme de Marseille. Je crois même que l'homme, ayant plus de facultés, reçoit des impressions plus profondes; le dehors entre en lui davantage, parce que les portes chez lui sont plus nombreuses. Imaginez le paysan qui vit toute la journée en plein air, qui n'est point, comme nous, séparé de la nature par l'artifice des inventions protectrices et par la préoccupation des idées ou des visites. Le ciel et le paysage lui tiennent lieu

1. Une société d'anthropologie vient de se fonder à Paris, par les soins de plusieurs anatomistes et physiologistes éminents, MM. Brown-Sequard, Béclard, Broca, Follin, Verneuil.

de conversation; il n'a point d'autres poëmes; ce ne sont point les lectures et les entretiens qui remplissent son esprit, mais les formes et les couleurs qui l'entourent; il y rêve, la main appuyée sur le manche de la charrue; il en sent la sérénité ou la tristesse quand le soir il rentre assis sur son cheval, les jambes pendantes, et que ses yeux suivent sans réflexion les bandes rouges du couchant. Il n'en raisonne point, il n'arrive point à des jugements nets; mais toutes ces émotions sourdes, semblables aux bruissements innombrables et imperceptibles de la campagne, s'assemblent pour faire ce ton habituel de l'âme que nous appelons le caractère. C'est ainsi que l'esprit reproduit la nature; les objets et la poésie du dehors deviennent les images et la poésie du dedans. Il ne faut pas trop se hasarder en conjectures, mais enfin c'est parce qu'il y a une France, ce me semble, qu'il y a eu un La Fontaine et des Français.

II

En tous cas, il y a un moyen de s'assurer de ce caractère que nous prêtons à la race. La première bibliothèque va vous montrer s'il est en effet primitif et naturel. Il suffit d'écouter ce que dit ce peu

ple, au moment où sa langue se délie, lorsque la réflexion ou l'imitation n'ont pas encore altéré l'accent originel. Et savez-vous ce que dit ce peuple? ce que La Fontaine, sans s'en douter, redira plus tard. Quelle opposition entre notre littérature du douzième siècle et celle des nations voisines! Quel contraste entre nos fabliaux, nos romans du Renard et de la Rose, nos chansons de Gestes, et les Niebelungen, le Romancero, Dante et les vieux poëmes saxons! Au lieu des grandes conceptions tragiques, des rêveries sentimentales et voluptueuses, des générosités et des tendresses du vieux poëme allemand; au lieu de l'âpreté pittoresque, de l'éclat, de l'action, du nerf des récits espagnols; au lieu de la farouche énergie, de la profondeur lugubre des hymnes saxonnes, vous rencontrez des épopées prosaïques et des contes frondeurs. Leur style n'a pas de couleur et ne donne pas de secousses. Les subites et éclatantes visions, les violentes accumulations de sentiments concentrés ou épanchés, toute passion, toute splendeur y manque. Ils écrivent sans images ni figures, aisément, tranquillement, avec la suite d'une eau claire et coulante. Ils trouvent à l'instant et sans effort l'expression juste, et atteignent du premier coup l'objet en lui-même, sans s'empêtrer dans le magnifique manteau des métaphores, sans être troublés par l'afflux trop grand des émotions. Bien plus, ils voient aussi net

tement les liaisons des choses que les choses ellesmêmes. Jamais leur discours ne dévie ni ne bondit; ils vont pas à pas, de degré en degré, d'une idée dans l'idée voisine, sans omissions ni écarts. Ils portent partout cet esprit mesuré, fin par excellence. Ils se gardent bien, en un sujet triste, de pousser l'émotion jusqu'au bout; ils évitent les grands mots. Souvenez-vous comment Joinville conte en six lignes la fin de « son pauvre prêtre malade, qui voulut achever de célébrer la messe et oncques puis ne chanta et mourut. » Ouvrez un mystère, celui de Théophile, celui de la fille du roi de Hongrie ; quand on veut la brûler avec son enfant, elle dit deux petits vers « sur cette douce rosée qui est un si pur innocent, » et puis c'est tout. Prenez un fabliau, même dramatique : lorsque le chevalier pénitent qui s'est imposé de remplir un baril de ses larmes, meurt auprès de l'ermite, il ne lui demande qu'un don suprême :

Que vous mettiez vos bras sur mi,
Si mourrai aux bras mon ami.

Peut-on exprimer un sentiment plus touchant d'une façon plus sobre? Il faut dire de leur poésie ce que l'on dit de certains tableaux: Cela est fait avec rien. Y a-t-il au monde quelque chose de plus délicatement gracieux que les vers amoureux de Guillaume de Lorris? L'allégorie y enveloppe les

idées pour leur ôter leur trop grand jour; des figures idéales à demi transparentes flottent autour de l'amant, lumineuses quoique dans un nuage, et le mènent parmi toutes les douceurs des sentiments nuancés jusqu'à la rose dont « la suavité replenist toute la plaine1. »

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Cette délicatesse va si loin que dans Thibault de Champagne, dans Charles d'Orléans, elle tourne à la mignardise, à la fadeur. Toutes les impressions s'atténuent; le parfum est si faible que souvent on ne le sent plus; à genoux devant leur dame, ils chuchotent des mièvreries et des gentillesses; ils aiment avec esprit et politesse; ils arrangent ingénieusement en bouquets « les paroles peintes, toutes les fleurs « du langage frais et joli; » ils savent noter au passage les sentiments fugitifs, la mélancolie molle, la rêverie incertaine; ils sont aussi élégants, aussi beaux diseurs, aussi charmants que les plus aimables abbés du dix-huitième siècle : tant cette légèreté de main est propre à la race, et prompte à paraître sous les armures et parmi les massacres du moyen âge, aussi bien que parmi les

1.

Un baiser doux et savoureux

Ai pris de la rose erramment....

Oncques mais ne fus si aise,

Moult est guéri qui tel fleur baise....

Et cependant j'ai maint ennui

Souffert, et mainte male nuit,

Depuis qu'ai la rose baisée,

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