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ses hôtes d'élite. De ce commerce sont sorties les Maximes, qui, s'ajoutant les unes aux autres ont fini par faire un petit volume entre les années 1659 et 1665, date de la première édition; c'était juste le temps où Pascal écrivait les Pensées.

La Rochefoucauld pâlit certainement devant Pascal, mais au-dessous de ce maître incomparable on peut encore occuper une place distinguée. Il est de la même génération d'écrivains, de ce qu'on pourrait appeler la première moitié du siècle. C'est au règne de Louis XIII et à la Régence qu'appartient toute sa vie militante, et il n'a considéré qu'en observateur et en curieux les merveilles du gouvernement personnel de Louis XIV. Formé à l'école de l'hôtel de Rambouillet, il lui a survécu, et il en a conservé les plus exquises délicatesses qu'entretenait en lui le commerce de tous les jours avec Mme de la Fayette et MTM de Sévigné. S'il était possible d'enlever à ce mot tout sens défavorable, je dirais que La Rochefoucauld est resté un précieux et qu'en dépit de la recherche du style sobre et du souci de la simplicité, il trahit encore, à chaque page, des habitudes de penser et d'écrire qui sont d'un contemporain de Montausier ou du cardinal de Retz et qu'on ne retrouve pas sous la plume de Pascal. Les Maximes doivent donc, plus encore que les Pensées, et sans tenir compte de la date de leur publication, être regardées comme un

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des premiers chefs-d œuvre de la prose française au dix-septième siècle.

Le duc François de La Rochefoucauld naquit vers 1613, dans l'Angoumois, on ne sait pas exactement en quel lieu. Son père ne mourut qu'en 1650 et il porta, jusqu'à cette époque, le titre de prince de Marsillac. Ses premières études furent négligées et restèrent assez incomplètes; un heureux naturel suppléa, autant qu'il est possible, à ce qui manquait en lui au savoir et à la culture de l'esprit.

La vie de La Rochefoucauld a été divisée et se partage naturellement en trois parties. Il y a la période de Louis XIII, celle de la Fronde, enfin celle de Louis XIV. Il n'y montra pas les mêmes qualités ou les mêmes défauts, mais se modifia successivement et fut tout autre dans la retraite et la maturité de l'âge qu'il avait d'abord apparu aux jours de l'action et de la jeunesse.

Sous Louis XIII, La Rochefoucauld prit, tout naturellement, le rôle de mécontent. Partisan de la reine Anne d'Autriche, adversaire déclaré de Richelieu, il fut mêlé aux intrigues contre le ministre, qui lui infligea une punition relativement assez douce, huit

jours de prison à la Bastille et un exil de deux ou trois ans. Cet exil fut passé, dans ses terres, en famille, avec sa femme, Me de Vivonne, qu'il avait épousée fort jeune et dont il eut cinq fils et trois filles.

Pendant la Fronde, La Rochefoucauld prit parti contre la régente, qui ne l'avait point assez récompensé, à son gré, de ses services sous le règne précédent. Ce fut le temps de sa liaison avec la sœur de Condé, Mme de Longueville, qui semble avoir été plus sincère et plus désintéressée dans une affection où La Rochefoucauld n'a pas même l'excuse insuffisante de la passion. Cette vive tendresse pour l'héroïne de la Fronde commença par un calcul d'ambition, par la considération des avantages qu'il pourrait tirer de cette liaison pour sa fortune, en gagnant le frère par la sœur. Le duc fut blessé, au combat du faubourg Saint-Antoine, d'un coup de mousquet qui le priva momentanément de la vue. Cet accident mit un terme à son existence aventureuse; il fit sa soumission, oublia Mme de Longueville, qui expia ses fautes par une longue pénitence, et il s'enferma dans la retraite pour n'en plus sortir.

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La Rochefoucauld, guéri des intrigues, donna le reste de sa vie, près de trente années, charmes de l'amitié et aux plaisirs de l'esprit. Sa maison devint le rendez-vous de ce qu'il y avait de plus distingué à la cour et à la ville, par la naissance

le talent et la politesse. Il fut l'ami et le correspondant de M. de Sablé, de Mme de La Fayette, de Mmo de Sévigné. C'est aux lettres de cette dernière qu'il faut emprunter des témoignages irrécusables sur l'auteur des Maximes, alors que, dégoûté de la vie active et désintéressé du présent, il se concentre tout entier dans la méditation du passé et l'étude purement spéculative du cœur humain.

L'histoire littéraire relève, tout spécialement, certains traits qui montrent La Rochefoucauld en rapport avec les grands écrivains du temps. Corneille va lire chez lui une comédie qu'on croit être Pulchérie 1. Molière lui offre également la primeur des Femmes savantes2. Il prend plaisir à la lecture des Fables de La Fontaine, alors dans leur première nouveauté, paraissant d'ailleurs aimer la personne du poète aussi vivement qu'il goûte ses vers charmants. Son intimité avec Mme de La Fayette se double d'un commerce et d'une sorte de collaboration littéraire il lui rend le même service qu'il a reçu lui-même de Mme de Sablé, et il met la main à ce joli roman qui a pour titre La Princesse de Clèves 3. On le voit, c'est une vie de grand seigneur amateur de la belle littérature, que mène La Rochefoucauld dans sa longue et honorable retraite.

115 janvier 1672. 2 1er mars 1672.

3 22 mars 1678.

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Cette existence, douce et paisible, fut troublée par des peines de famille qui lui furent sensibles et cruelles au point de triompher de toute sa philosophie apparente. Sa mère ne mourut qu'en 1672: « Je l'en ai vu pleurer, écrit Mme de Sévigné, avec une tendresse qui me le faisait adorer'.» Au passage du Rhin, il eut son fils aîné blessé, un autre tué. Il en apprit la nouvelle en présence même de Mme de Sévigné. « Cette grêle est tombée sur lui en ma présence. Il a été très vivement affligé. Ses larmes ont coulé du fond du cœur et sa fermeté l'a empêché d'éclater 2. » Le même combat avait fait une autre victime, le jeune duc de Longueville, dont la mère, alors retirée à Port-Royal, montra la plus vive et la plus sensible douleur. Après avoir, dans une page émue, décrit cette grande et inconsolable affliction, Mme de Sévigné ajoute : << Il y a un homme dans le monde qui n'est guère moins touché; j'ai dans la tête que s'ils s'étaient rencontrés tous deux dans ces premiers moments, et qu'il n'y eût eu que le chat avec eux, je crois que tous les autres sentiments auraient fait place à des cris et à des larmes, qu'on aurait redoublés de bon cœur : c'est une vision 3.

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C'est à M. de Sévigné encore qu'il faut demander

14 mai 1672.

17 juin 1672. 3 20 juin 1672.

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