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à décevoir: mais que cette vapeur grossière qui se forme dans le parterre ait pu s'élever jusqu'aux galeries, et qu'un fantôme ait abusé le savoir comme l'ignorance et la Cour aussi bien que le bourgeois, j'avoue que ce prodige m'étonne, que ce n'est qu'en ce bizarre événement que je trouve le Cid merveilleux. >>

Un peu plus loin, Scudéry, parlant en vrai matamore, ajoutait :

« J'attaque le Cid et non pas son auteur; j'en veux à son ouvrage et non point à sa personne; et, comme les combats et la civilité ne sont point incompatibles, je veux baiser le fleuret dont je prétends lui porter une botte franche. Je ne fais ni une satire, ni un libelle diffamatoire, mais de simples observations; et hors les paroles qui seront de l'essence de mon sujet, il ne m'en échappera pas une où l'on remarque de l'aigreur. Je le prie d'en user avec la même retenue, s'il me répond, parce que je ne saurais dire ni souffrir d'injures. Je prétends donc prouver contre cette pièce du Cid,

Que le sujet n'en vaut rien du tout;

Qu'il choque les principales règles du poème dramatique ; Qu'il manque de jugement en sa conduite;

Qu'il a beaucoup de méchants vers;

Que presque tout ce qu'il a de beautés sont dérobées ; Et qu'ainsi l'estime qu'on en fait est injuste. »

Scudéry avait donné le signal; il y eut aussitôt pour et contre une grêle de pamphlets semés de vilaines injures et de grossières personnalités. Le Cardinal interposa enfin son autorité et déféra le jugement du procès à l'Académie.

De toute cette guerre d'avant-garde, un seul souvenir mérite d'être rappelé. C'est une lettre de

Balzac, qui honore tout ensemble son goût et son caractère. Répondant à l'envoi des Observations, Balzac, après avoir acheté par force compliments le droit de faire entendre la vérité, disait à Scudéry :

« Considérez néanmoins, Monsieur, que toute la France est en cause avec lui, et qu'il n'y a pas un des juges, dont le bruit est que vous êtes convenus ensemble, qui n'ait loué ce que vous désirez qu'il condamne. De sorte que, quand vos arguments seraient invincibles et que votre adversaire même y acquiescerait, il aurait de quoi se consoler glorieusement de la perte de son procès, et vous pourrait dire que d'avoir satisfait tout un royaume est quelque chose de plus grand et de meilleur que d'avoir fait une pièce régulière.... Savoir l'art de plaire ne vaut pas tant que savoir plaire sans art..... Vous dites qu'il a ébloui les yeux du monde, et vous l'accusez de charme et d'enchantement. Je connais beaucoup de gens qui feraient vanité d'une telle accusation... Cela étant, Monsieur, je ne doute point que Messieurs de l'Académie ne se trouvent bien empêchés dans le jugement de votre procès 1... »

Bien empêchés, en effet, se trouvaient Messieurs de l'Académie. D'un côté, Richelieu provoquait un jugement, c'est-à-dire une condamnation ; d'autre part, la compagnie redoutait l'odieux d'un blâme infligé à un homme et à une œuvre de génie. Après bien des tergiversations inutiles, il fallut néanmoins se mettre à l'œuvre, et Chapelain fut chargé de la rédaction 2.

427 août 1637.

2 L'Académie, plus indépendante que ne supposait Richelieu, se refusa à juger le Cid tant qu'elle n'eut pas l'autorisation de Corneille. Le poète la donna par une lettre à Boisrobert d'un ton assez sec et dédaigneux: Messieurs de l'Académie peuvent faire ce qu'il leur plaira; puisque cela doit divertir Son Eminence, je n'ai rien à dire. (13 juin 1637.)

Il en sortit, en 1638, sous le titre de Sentiments de l'Académie française sur le Cid, un travail de critique, sans doute peu favorable à Corneille, mais qui, tout en jugeant les choses à un point de vue étroit, ne manquait absolument ni de mesure, ni de justesse. « Le Cid, dit La Bruyère, est l'un des plus beaux poèmes que l'on puisse faire ; et l'une des meilleures critiques qui aient été faites sur aucun sujet est celle du Cid. »

L'Académie terminait ainsi son examen :

« Nous concluons qu'encore que le sujet du Cid ne soit pas bon, qu'il pèche dans son dénouement, qu'il soit chargé d'épisodes inutiles, que la bienséance y manque en beaucoup de lieux, aussi bien que la bonne disposition du théâtre, et qu'il y ait beaucoup de vers bas et de façons de parler impures; néanmoins, la naïveté et la véhémence de ses passions, la force et la délicatesse de plusieurs de ses pensées, et cet agrément inexplicable qui se mêle dans tous ses défauts, lui ont acquis un rang considérable entre les poèmes français de ce genre. Si son auteur ne doit pas toute sa réputation à son mérite, il ne la doit pas toute à son bonheur; et la nature lui a été assez libérale pour excuser la fortune, si elle lui a été prodigue. »>

Ces conclusions suffisent à prouver qu'il faut beaucoup rabattre de l'approbation donnée par La Bruyère, et il est plus d'un point auquel on s'étonne que ce juge délicat ait paru souscrire. Avec d'honnêtes apparences d'impartialité et une louable modération qui n'était pas sans courage, l'Académie a eu le tort de ne pas exprimer une franche et nette admiration

pour les incomparables beautés du Cid. Elle s'est étendue au delà du nécessaire sur des critiques fondées, elle en a ajouté plusieurs absolument imaginaires; surtout elle a fait à l'éloge une part trop petite, hors de proportion avec le mérite de l'œuvre. Et c'est pourquoi Corneille ne présumait pas trop de l'avenir en manifestant l'espoir que l'arrêt de ses juges serait cassé par le public : « Toute la faveur que peut espérer le sentiment de l'Académie, disaitil fièrement, est d'aller aussi loin que ma pièce; je ne crains pas qu'il me surpasse 1. »

Le public a donné pleinement raison au poète; il s'est rangé à l'avis de Boileau :

En vain contre le Cid un ministre se ligue:
Tout Paris pour Chimène à les yeux de Rodrigue.
L'Académie en corps a beau le censurer :

Le public révolté s'obstine à l'admirer 2.

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CHAPITRE DEUXIÈME

Horace, Cinna, Polyeucte

I

Scudéry avait dit du Cid que presque tout ce qu'il avait de beautés étaient dérobées, reprochant par là à Corneille d'avoir transporté sur la scène française un sujet déjà traité au théâtre espagnol. Le grand poète voulut prouver qu'il savait s'affranchir de l'imitation étrangère, et d'une page de Tite-Live il fit Horace, d'une page de Sénèque il fit Cinna.

Au Cid persécuté Cinna doit la naissancé 1.

Horace parut en 1639. Cette tragédie a pour sujet historique la victoire de Rome sur Albe, obtenue par le combat des Horaces contre les Curiaces. Le sujet moral est le triomphe de l'amour de la patrie sur les

1 Ép. VII.

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