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qu'il savait avoir raison avec mesure. Ainsi encore Marivaux, se croyant désigné par Voltaire, qui avait parlé de comédies métaphysiques, lui avait dans un moment d'humeur décoché le titre de bel esprit fieffé: Voltaire ne récrimina point; il estimait le caractère et le talent de Marivaux, et il se garda d'envenimer une méprise qui pouvait, s'il l'eût relevée avec amertume, dégénérer en animosité : « Je serais, disait-il, très-faché de compter parmi mes ennemis un homme de son caractère, et dont j'estime l'esprit et la probité; » et il ajoutait avec une douce malice : « J'aime d'autant plus son esprit que je le prierais volontiers de le moins prodiguer 1. » C'est ainsi qu'il convient de critiquer un auteur. Voltaire avait raison de ne pas dédaigner le talent de Marivaux : quoique, par l'abus de la finesse et de l'esprit, la manière de cet écrivain ait donné cours au nom de marivaudage, l'auteur de la comédie des Fausses confidences et du roman de Mariamne est un esprit d'une rare distinction. Il faut oublier ses débuts dans le genre burlesque, mort avec Scarron, et qu'il ne fallait pas essayer de ressusciter; il s'y émancipa jusqu'à s'attaquer à Homère et à Fénelon. Mais dans la comédie il trouva une veine nouvelle qu'il suivit avec un art infini. Il sonda les replis du cœur d'une main délicate, et il exprima les nuances les plus fugitives du sentiment dans un langage qui a du trait, de la finesse et de la grace. Les artifices d'un dialogue plus brillant que naturel lui servent à dérouler le fil d'une intrigue lé

1 Lett., février 1756, t. LII, p. 181.

gère, qui se briserait à chaque instant sans des prodiges d'adresse. Dans ce cadre étroit, sur cette trame si mince, il n'y a que des profils, des nuances et des mots; mais le roman, qui lui donne plus d'air, plus d'espace, un terrain plus solide, lui permet de nouer et de développer une intrigue attachante, de peindre fidèlement les mœurs et de tracer des caractères : Mariamne passe à bon droit pour un de nos meilleurs

romans.

Voltaire n'a pas non plus gardé rancune à Palissot, qui avait, à l'instigation du duc de Choiseul, traduit sur la scène les Philosophes. Il est vrai qu'il était personnellement épargné dans cette comédie d'un Aristophane gagé par la cour 1, et que Jean-Jacques Rousseau y était un objet de risée; mais ses amis Dalembert et Diderot étaient attaqués, et Voltaire ne souffrait guère qu'on touchât à ses amis. Il faut lui laisser le mérite d'avoir eu de la chaleur et de la sincérité dans ses affections. S'il a trop souvent abusé de sa renommée et de son autorité pour écraser, pour humilier ses ennemis, quelle bonne grâce n'a-t-il pas mis à encourager, à patronner les jeunes gens qui annonçaient le goût des lettres et qui avaient besoin d'aide! C'est à Desmahis qu'il disait :

Tout s'éteint, tout s'use, tout passe,
Je m'affaiblis et vous croissez;
Mais je descendrai du Parnasse

Content, si vous m'y remplacez.

Voltaire ne figure pas davantage dans sa Dunciade, poĕme satirique publié d'abord en trois chants, et qui finit par en avoir dix. Palissot tenait à y loger tous ses ennemis, et comme

Je jouis peu, mais j'aime encore;
Je verrai du moins vos amours,
Le crépuscule de mes jours
S'embellira de votre aurore.

Je dirai: Je fus comme vous;
C'est beaucoup me vanter peut-ê re;
Mais je ne serai point jaloux :

Le plaisir permet-il de l'être 1?

Voltaire promet également et avec la même bonne grâce son héritage à Marmontel, à La Harpe, à Saint-Lambert, au comte de Tressan, au chevalier de Boufflers, à Chabanon même. Ces jeunes clients lui forment un cortége dont on ne peut pas le séparer. Il faut placer à leur tête Marmontel, qui n'est pas un écrivain supérieur, poëte du genre tempéré, quoiqu'il aspire au sublime dans ses tragédies dont quelques-unes ont réussi sans pouvoir rester au théâtre, prosateur élégant qui a fait lire des poëmes en prose, Bélisaire, que les philosophes accueillirent avec faveur et qui scandalisa la Sorbonne, et plus tard les Incas. On a beaucoup loué ses Contes moraux, qui ne répondent pas toujours à leur titre. Ses Mémoires, dont les premiers livres sont exquis, et ses Éléments de littérature, qui sont d'un critique judicieux et quel quefois hardi, feront vivre son nom plus sûrement que Bélisaire, autrefois si vanté et qui garde encore.

chaque jour lui en amenait de nouveaux, il avait chaque jour à composer de nouveaux vers. Cette satire, qui dans ses premières dimensions était loin d'être gaie, toucha en s'allongeant la limite extrême de l'insipidité.

1 Voltaire, t. XIII, p. 201.

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bien qu'on ne s'en doute guère, de nombreux fidèles. Le principal tort de Marmontel est d'avoir essayé de déconsidérer Boileau, qu'il ne pouvait pas remplacer comme arbitre du goût. Voltaire l'avait averti : « Ne dites pas de mal de Nicolas, cela porte malheur, » lui disait-il souvent, mais inutilement. Beaucoup de vers prosaïques, sans parler des essais de prose poétique, ont vengé Boileau des irrévérences de son jeune dé

tracteur.

Marmontel n'a jamais cessé de louer Voltaire, et pendant longtemps La Harpe, autre disciple non moins aimé du maître, rivalisa d'ardeur avec lui. La Harpe, comme Marmontel, fut poëte et critique. II a mieux réussi au théâtre, puisqu'on se souvient au moins du succès de Warwick, de Philoctète et de Mélanie; comme Marmontel, il brilla dans les concours académiques. Il a su le premier introduire l'éloquence dans la critique littéraire : toutefois on l'a flatté en lui donnant le surnom de Quintilien français; mais s'il a faiblement apprécié les anciens, qu'il ne connaissait guère que par le souvenir de ses premières études plus brillantes que fortes, il s'est montré critique supérieur dans l'appréciation de nos grands écrivains, et on peut toujours étudier avec fruit cette importante partie de son Cours de littérature. Disonsle en passant, notre jeunesse ferait mieux de lire La Harpe que de le dénigrer sur la foi d'autrui et que de répéter, après un de ses spirituels détracteurs :

La Harpe avait du goût, heureux qui n'en a point ‘.

Ce vers est de M Amédée Pommier, Cráneries et Dettes

En vérité, ce genre de bonheur n'est pas assez rare pour être envié.

Marmontel et La Harpe étaient disciples et protégés de Voltaire, et il n'est pas surprenant qu'ils lui aient prodigué l'éloge. Saint-Lambert, qui ne lui devait rien, poussa l'hyperbole de la louange jusqu'à le mettre au-dessus de Corneille et de Racine par ce distique :

Vainqueur des deux rivaux qui régnaient sur la scène, D'un poignard plus tranchant il arma Melpomène'. Telle était l'admiration des contemporains. Voltaire avait trop de goût pour en être dupe, mais il en jouissait. Saint-Lambert a jeté en passant ce distique adulateur dans le poëme des Saisons, où les vers ne sont pas sans harmonie et qui offre l'image poétique de quelques grandes scènes du monde physique; œuvre froide cependant et monotone, puisqu'il y manque le

de cœur, 1 vol. in-8°, 1842, p. 53. M. A. Pommier n'est pas aussi brouillé avec le goût qu'il s'en vante, car il a su dans une heure de résipiscence faire couronner par l'Académie française sa prose dans l'éloge d'Amyot, et ses vers dans un poëme sur la mort de l'archevêque de Paris, et cela à la même séance. 1A ce prix et par un échange courtois, Saint-Lambert devenait:

1

L'harmonieux émule

Du pasteur de Mantouc et du tendre Tibulle.

(Épit. cx11, p. 268, t. XIII.)

Mais la satire intervenait à son tour, et faisait entendre son coup de sifflet :

Saint-Lambert, noble auteur dont la muse pédante
Fait des vers fort vantés par Voltaire qu'il vante.

1

(Gilbert, le Dix-huitième siècle, v. 407.)

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