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les nations. Si nous sommes parfois étonnés des sacrifices qu'il exige dans l'ordre économique et politique au nom de la modération et de la justice, nous sommes également condamnés à ignorer quelle en aurait été la vertu. Sans doute il n'aurait pas tenté de ramener brusquement son siècle à l'aimable simplicité du monde naissant, » et quoique dans un de ses derniers écrits il dise : « La honteuse lâcheté de nos mœurs nous empêche de lever les yeux pour admirer le sublime de ces paroles: aude, hospes, contemnere opes1, » et qu'il ajoute : << Heureux les hommes, s'ils se contentaient de plaisirs qui ne coûtent ni crime ni ruine! C'est notre folle et cruelle vanité, et non la noble simplicité des anciens, qu'il faut corriger 2; » la douceur de son caractère nous assure qu'il aurait usé de ménagements, mais aussi la droiture et la constance de sa volonté nous sont garants qu'il aurait lutté contre le déréglement des mœurs et le goût effréné des richesses auxquels la France s'abandonna sous la régence du duc d'Orléans. Remarquons encore que ce grand esprit dont on a voulu faire un rêveur vu plus clair et plus loin que Bossuet et Louis XIV du côté de la politique: il voulait que l'autorité monarchique se fortifiât en se limitant, qu'elle se mit en contact direct avec la nation pour en mieux connaître les besoins; car s'il est vrai que Dieu donne le droit aux princes, il est manifeste que ceux-ci tirent leur force de l'as

Lettre sur les occupations de l'Académie, § 10, p. 238,

t. III, éd. Didot, 1838, 3 vol. grand in-8°.

2 Ibid., p. 239.

sentiment et du concours populaires. Le mérite de Fénelon est d'avoir compris, en temps utile, ce qui pouvait rajeunir et retremper le pouvoir royal : lorsque plus tard on s'en avisera de nouveau, l'heure propice sera passée.

L'ambition politique de Fénelon est incontestable: elle nous paraît légitime, puisqu'il prétendait la saisfaire sans rien sacrifier de sa vertu. Au reste, elle ne fut pas mise à l'épreuve; mais il est permis de croire que ces desseins qui se trahissaient par bien des indices, et l'importance chaque jour plus grande qu'il prenait à la cour par la double séduction de son génie et de son caractère, contribuèrent à envenimer la querelle religieuse qui fut l'occasion de sa disgrace : « C'était, a dit d'Aguesscau, plutôt une intrigue politique qu'une affaire de religion. » Nous n'avons pas à débrouiller ici les obscurités du débat théologique qui agita l'Église de France pendant deux années et que le saint-siége hésita si longtemps à trancher. On finit par reconnaître dans les Maximes de Fénelon quelques propositions excessives dans le sens du pur amour; mais le bref apostolique, devant lequel Fénelon fléchit avec tant de simplicité et de noblesse, fut bien loin de donner gain de cause aux prétentions de Bossuet, qui voulait rendre Fénelon solidaire des extravagances mystiques de madame Guyon et des impuretés de Molinos. L'impérieuse orthodoxie de l'évêque de Meaux, emportée par l'ardeur de la lutte, exagéra les torts de son adversaire et les périls de sa doctrine; son regard d'aigle, à l'aide de cette seconde vue que donne la passion,

atteignit, dans le lointain, sous des principes en apparence inoffensifs, des conséquences que Fénelon ne soupçonnait point, et qui, selon toute vraisemblance, ne s'en seraient jamais dégagées naturellement.

Loin de nous la pensée de déprécier ou d'élever un de ces grands hommes au profit ou aux dépens de l'autre nous tenons trop à leur gloire, dont la France se décore, pour essayer de l'amoindrir; nous aimons mieux expliquer leur rupture par des divergences de vues qui n'altèrent ni l'intégrité de leur foi, ni la loyauté de leurs sentiments, et que les circonstances seules firent dégénérer en animosité. Tous deux avaient le sentiment des dangers que l'incrédulité, prudente encore, mais déjà répandue, faisait courir à la religion; ils n'étaient pas d'accord sur les moyens de combattre le mal. Bossuet voyait le salut de l'Eglise dans la science théologique et dans la puissance du mystère. Il craignait que ce qui restait de sentiment religieux dans les âmes ne vint à se dissiper si on ne le fortifiait par la connaissance profonde des saintes Écritures, si on ne l'étreignait vigoureusement des inflexibles liens du dogme: théologien consommé, c'est par la théologie qu'il voulait captiver la croyance et réprimer l'incrédulité. Fénelon suivit une autre voie : il voulait assurer la religion par le sentiment de la puissance infinie du Créateur et par l'amour de Dieu : il prétendit donner à la croyance des racines profondes, une base inébranlable, en dégageant dans toute sa grandeur l'idée de Dieu, pendant que l'amour, élevant l'âme au-dessus des intérêts de la terre, apaiserait la secrète ré

volte de la raison contre des mystères impénétrables. Ainsi, quand Bossuet choisissait ces mystères même pour vaincre l'orgueil de la raison humaine et lui enseignait la soumission par le spectacle de son impuissance, Fénelon faisait briller devant elle les clartés de la théodicée, et l'emportait dans l'infini sur les ailes de l'amour divin, espérant rallier toutes les intelligences et tous les cœurs sur ces hauteurs inaccessibles aux brouillards et aux orages. C'est pour cela que Fénelon, sans dédaigner la théologie, et sans rien relâcher des règles austères du devoir, s'arrête surtout dans la métaphysique à l'idée de Dieu, et à la charité dans la morale. Ces deux grands hommes, chrétiens sincères et alarmés, devaient se heurter en se rencontrant; mais comme le contraste de nature qui les a mis aux prises se reproduit dans la famille humaine, les routes distinctes et non opposées qu'ils ont tracées ne seront pas désertes: elles tendent au même but, et si les cœurs fermes et droits suivent Bossuet avec assurance, les âmes élevées et tendres peuvent prendre leur essor dans le sillon lumineux qui marque le passage de Fénelon.

La douceur de Fénelon n'était pas de la mollesse. Il l'a bien prouvé dans sa lutte contre Bossuet, o' le cygne de Cambrai a donné des coups d'aile qui ont blessé l'aigle de Meaux. On peut en juger par les traits qui suivent: « Je ne veux pas me juger moi-même. En effet, je dois craindre que mon esprit ne s'aigrisse dans une affaire si capable d'user la pa tience d'un homme qui serait moins imparfait que moi. Quoi qu'il en soit, si j'ai dit quelque chose qui

ne soit pas vrai et essentiel à ma justification, ou bien si je l'ai dit en des termes qui ne fussent pas nécessaires pour exprimer toute la force de mes raisons, j'en demande pardon à Dieu, à toute l'Église et à vous. Mais où sont-ils ces termes que j'eusse pu vous épargner? Du moins marquez-les-moi; mais en les marquant, défiez-vous de votre délicatesse. Peut-être prend-elle pour une insulte ce qui n'est que la preuve claire de quelque vérité fâcheuse que vous m'avez forcé de vous dire. Après m'avoir donné si souvent des injures pour des raisons, n'avez-vous point pris mes raisons pour des injures'? » La cruauté de ce sarcasme si ingénieux et si acéré est une revanche, cela est vrai, mais il fallait être bien armé en guerre pour la prendre ainsi, et encore ne suffit-elle pas à la douceur implacable de Fénelon. Il continue: « Cette douceur, dont vous dites que je m'étais paré on la tournait contre moi; on a dit que je parlais d'un ton si radouci, parce que ceux qui se sentent coupables sont toujours timides et hésitants.... Peut-être ai-je ensuite un peu trop élevé ma voix; mais le lecteur peut observer que j'ai évité beaucoup de termes durs qui vous sont les plus familiers. Plût à Dieu que j'eusse pu vous épargner de même ce que ces termes signifient 2! » Nous voilà bien près de Pascal. Fénelon l'atteint s'il ne le dépasse dans le passage qui suit et qui termine sa terrible réplique : « Nous sommes, vous et moi, l'objet de la dérision des

1 Œuvres de Fénelon, Versailles, 1821, t. VIII, p. 473 • Ibid., p. 474.

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