miliarité avec les animaux, il s'est pris pour eux, comme pour la nature, d'un amour véritable; il les porte dans son cœur, il plaide leur cause avec éloquence, et dans l'occasion il s'arme de leurs vertus contre les vices de l'humanité. Ce qu'on appelle la naïveté de La Fontaine est sur tout une grâce de malice, un déguisement de malignité; c'est une certaine ingénuité sarcastique d'un esprit qui voudrait bien ne pas blesser et qui joue avec le trait qu'il ne décoche pas, mais qu'il montre en faisant mine de le sacrifier : c'est ainsi qu'il suppose qu'un moine est toujours charitable, et, qu'en parlant de l'animal perfide, il ne veut pas dire l'homme, mais le serpent. Après cela, l'homme et le moine ne s'en trouvent pas mieux. Sans doute le poëte est d'humeur débonnaire, mais la flèche qu'il a paru détourner n'en arrive que plus sûrement au but. Cette ruse de l'esprit, qui se cache avec le secret désir d'être surpris, tient au caractère de l'auteur, et il ne l'emploie guère que lorsqu'il parle en son propre nom. Lorsqu'il fait parler ses personnages, il sait, à propos, se montrer incisif et véhément. Aussi voyez à quelle mâle éloquence il s'élève, lorsqu'il met dans la bouche du paysan du Danube ces terribles paroles : Craignez, Romains, que le ciel quelque jour Il ne vous fasse, en sa colère, Fables, liv XI, f. vii, v. 33. Ce passage a heureuse Il ne se contraint pas davantage lorsqu'il lui fait dire: Rien ne suffit aux gens qui nous viennent de Rome: La terre et le travail de l'homme Font pour les assouvir des efforts superflus1. N'emploie-t-il pas la plus àmère ironie lorsqu'il fait, par l'entremise du serpent, le procès à l'iniquité des puissances de la terre : Mes jours sont dans tes mains; tranche-les; ta justice, Selon ces lois condamne-moi". et, pour qu'on ne puisse pas se tromper au sens de ce réquisitoire, il ose cette fois ajouter de son chef : ment inspiré un de nos poëtes, dont on oublie un peu vite, et beaucoup trop, à notre avis, le talent et le patriotisme, Casimir Delavigne, qui a dit dans sa Messénienne sur Waterloo, Euvres complètes, 1 vol. grand in-8°, Didier, 1855, p. 488: Et vous, peuples si fiers du trépas de nos braves, Vous, les témoins de notre deuil, Ne croyez pas, dans votre orgueil, Que pour être vaincus les Français soient esclaves. Peut-être que le ciel, lassé de nous punir, Seconderait notre courage, Et qu'un autre Germanicus Irait demander compte aux Germains d'un autre âge De la défaite de Varus. La Fontaine, liv. XI, f. vII, v. 59. Ibid., liv. X, f. II, v. 20. Ici la Fontaine imite avec sa supériorité habituelle un vers de Juvenal: Sic volo, sic jubeo, sit pro ratione voluntas. On en use ainsi chez les grands. La raison les offense; ils se mettent en tête Que tout est fait pour eux, quadrupèdes et gens; puis il se ravise, et, comme pour se dérober après s'être trahi, il dira ingénument: Si quelqu'un desserre les dents, C'est un sot, j'en conviens 1. Comment lui vouloir mal de sa franchise après cet humble aveu de sottise? Notre poëte, dans ses Fables, comme madame de Sévigné dans ses Lettres, prend tous les tons et passe de l'un à l'autre avec une aisance qu'on ne peut trop admirer. Outre le naturel du langage et de la pensée, qui ne l'abandonne jamais, il a comme moyen de souplesse les ressources d'une versification qui, par les variétés de la mesure et du rhythme, suit sans effort tous les mouvements de l'âme. Ces vers de longueur inégale ne viennent pas par caprice, ils sont amenés par une secrète raison d'harmonie ou de sentiment. Ceux qui ne la saisissent pas risquent de prendre pour de la négligence les finesses d'un art consommé et les délicatesses du goût le plus pur. Certes, le bon La Fontaine a bien sommeillé quelquefois comme le bon Homère; mais, comme il lui arrive souvent de veiller les paupières closes, il faut y prendre garde, tant sa bonhomie abonde en malices, tant sa simplicité couvre d'artifices. Ces découvertes sont un des 1 La Fontaine, liv. X, f. 11, v. 84. plus grands charmes de la lecture de La Fontaine, mais elles se refusent à l'analyse. Il vaut mieux montrer ici, par quelques traits choisis, à quelle noblesse s'élèvent, par intervalles, la pensée et le langage de La Fontaine. Avons-nous, chez nos poëtes les plus soutenus, de plus beaux vers que ceux-ci: Quant aux volontés souveraines De celui qui fait tout, et rien qu'avec dessein, Ce que la nuit des temps enferme dans ses voiles 1? Est-il rien de plus gracieux que cette peinture de la nuit : Cette divinité, digne de vos autels, Et qui, même en dormant, fait du bien aux mortels, Par de calmes vapeurs mollement soutenue, La tête sur son bras et son bras sur la nue, Laissant tomber des fleurs et ne les semant pas, Fleurs que les seuls zéphyrs font voler sur leurs pas ... Ou que ce portrait de Vénus: Rien ne manque à Vénus, ni les lis, ni les roses, 1 La Fontaine, liv. II, f. xi, v. 18. Songe de Vaux, 5e fragment. Adonis, poëme, v. 75-78. Ce dernier vers: « Et la grâce plus belle encor que la beauté, qui paraît couler de source, enferme peut-être une réminiscence de Virgile, qui a dit en parlant de Nisus et d'Euryale: Gratiot et pulchro veniens in corpore virtus. (En., lib. V, v. 344.) Où trouver plus de pathétique que dans ces plaintes sur les rigueurs de la mort : Défendez-vous par la grandeur, Alléguez la beauté, la vertu, la jeunesse; La mort ravit tout sans pudeur : Un jour le monde entier accroîtra sa richesse 1. Plus de sensibilité et de douce mélancolie que dans ce passage où respire l'âme de Virgile, avec le souvenir de ses vers les plus émus : Solitude où je trouve une douceur secrète, Lieux que j'aimai toujours, ne pourrai-je jamais, Enfin plus de grâce et de légèreté que dans cette autre imitation du même poëte. Virgile avait dit en parlant de Camille : Illa vel intactæ segetis per summa volaret La Fontaine dit à son tour, pour peindre la démarche de la princesse de Conti : Le sens n'est pas le même, mais il aura suffi de ces deux mots : gratior et pulchro, déposés obscurément dans un pli du cerveau, pour produire en son heure une autre fleur de poésie. Ces bonnes fortunes n'arrivent qu'à ceux qui vivent familièrement avec les maîtres. |