Page images
PDF
EPUB

connaître la méthode et les libertés de nos amuseurs populaires.

On connaît la donnée ésopique du renard tombé dans un puits et qui s'en tire aux dépens du bouc. Le trouvère substitue Ysengrin au bouc par une heureuse licence qui lui permettra de rappeler les démêlés antérieurs de ses deux héros. Renart, que la faim aiguillonne, se met en campagne; après de longs détours il arrive enfin près de la basse-cour d'une abbaye de moines blancs; il y pénètre non sans peine, et bientôt il a étranglé trois gelines: ce sont poules; De deux en fit ses grenons bruire,

La tierce voudra porter cuire 1.

Le voilà rassasié, mais non désaltéré. Il s'approche donc d'un puits large et profond; son image peinte au fond de l'eau lui représente sa femme Emmeline, il l'appelle; sa voix, qui lui revient du fond du puits, lui semble une réponse; en bon époux il n'hésite plus, se jette dans l'un des seaux qui descend pendant que l'autre remonte. Alors il peut boire, il pourrait même pêcher à son aise; mais il se déconforte en s'apercevant de sa méprise, car Emmeline n'est point là, et il lui est impossible de remonter. Heureusement Ysengrin ne tarde pas à paraître au bord du puits; il aperçoit Renart, et, de plus, sa propre image, qu'il prend pour dame Hersent, sa femme. Ce prétendu tête-à-tête renouvelle en son cœur le souvenir d'anciens griefs. Il crie à son tour, et de même

Le Roman de Renart, éd. Méon, 1826, t. I, p. 245, v. 6591.

sa voix qui remonte lui fait croire qu'on lui répond. Alors la conversation s'engage réellement; le traître Renart dit à sa dupe :

Ja suis-je votre bon voisin
Qui fut jadis votre compère;
Plus m'amiez que vostre frère
Mais l'on m'appelle feu Renart
Qui tant savait d'engin et d'art;
Mais or suis mort, la Dieu merci,
Ma pénitence fais ici1.

Feu Renart décrit alors les délices du séjour où il est reçu, tout y est en abondance: c'est le prix de ses vertus, car il est mort en état de grâce, et si on a mal parlé de lui sur la terre, c'est qu'on l'a calomnié. Ysengrin, séduit par le tableau de ce paradis, voudrait y être admis sans retard, mais Renart modère 30n impatience; il lui demande s'il a fait ses dévotions, s'il s'est confessé, et satisfait de ses réponses il finit par lui indiquer le chemin qu'il doit prendre. Ysengrin s'élance dans le seau, et le poids de son corps, qui dévale, fait remonter le perfide Renart :

Et puis se sont entrecontré ;

Ysengrin l'a arraisonné :

Compère, pour quoi t'en vas-tu ??

Renart se moque, à la rencontre, de sa dupe, qui continue à descendre pendant qu'il achève de monter:

'Le Roman dc Renart, éd. Méon, 1826, t. I, p. 249, v. 6711 et suiv.

■ Id., ibid., p. 255, v. 5894.

7

Moult es (lui dit-il) à grant honte livré,
Et j'en suis hors1.

Le conte n'est pas fini; car, au matin, le cuisinier de l'abbaye, escorté de trois moines et suivi d'un àne, vient pour puiser de l'eau ; l'âne est attaché à la corde de la poulie, le seau remonte lentement, malgré les efforts de la bête, et l'un des moines, voulant savoir qui cause ce retard, aperçoit Ysengrin. L'ascension est interrompue; on attache la poulie et bientôt tout le couvent est sur pied; les moines aidant, l'àne amène enfin son fardeau au bord du puits. Le pauvre Ysengrin reçoit force coups de bâton, et laisse dans la bagarre bonne part de son poil et de sa peau sous la dent des chiens; il s'échappe toutefois et regagne son logis, où, grâce au savoir des médecins qu'il a mandés et au dévouement de sa famille, ses blessures sont guéries et sa force réparée.

L'auteur de la branche importante que nous venons d'analyser est resté inconnu, comme le plus grand nombre des trouvères qui ont raconté les fourberies du Renart. Pierre de Saint-Cloud et Richard de Lison se sont seuls sauvés de l'oubli en prenant le soin de se nommer au début des récits qu'ils ont composés; mais il faut bien se garder de leur attribuer l'œuvre entière, qui est fort inégale et dont quelques parties tomberaient trop lourdement à leur charge. Nous ne disons pas cela pour la branche où Renart enlève au corbeau'son fromage, elle est excellente et

Le Roman de Renart, éd. Méon, '1826, t. I, p. 256, v. 6993.

elle montre aussi bien que celle qui précède comment nos trouvères savaient, en imitant, rester originaux. Ici nous voyons d'abord comment Tiécelin le corbeau s'empare du fromage, malgré la vigilance de la vieille fermière, à laquelle il lance pour adieu et remerciments de piquantes railleries. C'est une première scène de comédie. Corbeau ne tient pas à son bec le fromage qu'il emporte; c'est entre ses serres, comme fait tout oiseau de proie. Jamais, même dans notre enfance, nous n'avons pu comprendre quelle espèce de fromage le corbeau de La Fontaine pouvait a tenir en son bec; >> mais passons. Renart ne s'y prend pas en flatteur novice lorsqu'il adresse ainsi la parole à celui qu'il veut tromper :

Eh! Diex vous saut, sire compère,
Bien ait l'ame vostre bon père

Dom Robart, qui si sot (sul) chanter!

Mainte foiz l'en oï vanter,

Que n'en avoit son per (pareil) en France:
Vous méismes en vostre enfance

Vous en souliez mout peiner 1.

Comment résister à ce patelinage? Aussi voyons-nous Tiécelin s'évertuer à chanter, et, sur de nouvelles instances, faire de nouveaux efforts. Il se trémousse si bien que ses pieds poussent à terre le fromage qu'ils retenaient. Mais pour Renart le fromage ne suffit pas il lui faudrait encore le corbeau. Il fait donc sembiant, le rusé, de dédaigner le fromage et même d'être incommodé par l'odeur qu'il exhale. Comme il

Renart, t. 1, p. 170, v. 7267 et suiv.

est blessé et qu'il ne peut s'éloigner, il prie le corbeau de descendre et de venir reprendre son fromage. Tiécelin ne se fie pas trop à son compère, aussi s'ap proche-t-il avec précaution; et lorsque le traître s'élance sur lui, il peut s'échapper en lui laissant toutefois quelques-unes de ses plumes. En fin de compte, Renart garde le fromage; il n'a pas tout gagné, mais ce qui lui demeure n'est pas à dédaigner. Il le mange donc de bon appétit, et il ajoute, après en avoir déjeuné, que de sa vie jamais il n'avait mangé de si bon fromage. Tout cela est bien conté et fait tableau.

La satire n'est qu'indirecte et par voie d'allusion dans cette étrange épopée de Renart, où domine l'intention, quelquefois suivie d'effet, de divertir l'auditeur; mais le moyen âge avait aussi ses mécontents, esprits chagrins et bilieux, qui allaient jusqu'à l'invective. A leur tête se distingue Guyot de Provins, qui passa de couvent en couvent sans se trouver bien nulle part, et qui se venge de ses mécomptes en prenant à partie son siècle tout entier, qu'il accuse sans ménagements d'être horrible et puant. Les hommes de son temps lui paraissent bien petits en comparaison de ceux qu'il a vus dans sa jeunesse :

Li siècle fu ja (jadis) biauz et granz,

Or (maintenant) est de garçons et d'enfanz.
Li siècles sachiez voirement,

Faura (périra) par amenuisement;

Par amenuisement faura,

Et tant parapeticera

Q'uit (que huit) home battront en un for (four)

Le blé as (avec des) fléax toute jor,

« PreviousContinue »