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courage tout au moins le vers de huit syllabes, s'il ne la provoque pas. Mélior, dont la faiblesse est devenue publique, et qui a, en outre, à se plaindre d'une infidélité de Parthenope, avait à lui dire simplement : « Vous étiez ma joie et mon orgueil, vous êtes maintenant ma douleur et ma honte ; » mais elle développera cette antithèse avec autant de symétrie que de prolixité. Pour plus de clarté, nous en mettrons les deux termes en regard l'un de l'autre sur deux lignes parallèles :

Vous estiés tos mes délis

Mes preus,
m'onors et mes profis,
Et ma noblece et ma beubance,
Mes orgiols et ma sorcuidance,
M'odors, ma clartés et mes pris,
Tote m'onors, tos mes deduis,
Tos mes esfors, tos mes pooirs,
Ma convoitise et mes espoirs,
Mes désiriers et mes bontés,
Ma druerie et ma beautés,
Mes consaus, mes afaitemens,
Ma richece et mes casemens,
Tos mes jeus et m'envoiséure,
Tos mes sens, tote ma mesure,
Ma membrance et ma cortesie,
Tous mes depors, tote ma vie ;

Or estes mes deuis et ma paine,
Mes corous et m'ire certaine,
Mes geindres et mes longs consirs,
Mes plors, mes larmes, mes sospirs,
Mes maus de soir et de matin,
Et ma langors qui ne prend fin,
Ma tenebrors et mes dehès,
Ma mésestance et mes mesfès
Et ma rancune et ma tristors,
Ma longe honte et ma péors,
Et ma reproce et ma folie,
Ma laidesse et ma vilonie,
Ma mésaise et mes desconfors,
Ma cure et ma plainte et ma mors.
Pour ce n'est fin de ma dolor,
Car n'est fin de ma deshonor'.

Nous devions une fois pour toutes, afin de ne pas être accusé de trahison, avertir nos lecteurs du danger qu'ils peuvent courir en se laissant aller aux séductions du petit vers de huit syllabes; il est court sans doute, mais il ne s'arrête pas, et il s'allonge en se

1 Parthenopeus de Blois. Crapelet, 1834, t. I, p. 161, v. 4719 et suiv.

multipliant. Les strophes monorimes et les tirades octosyllabiques ont un vice qui leur est commun, c'est la négligence à laquelle on s'abandonne si volontiers, toujours et partout, lorsqu'on marche sans entraves. Le tort particulier des strophes est la psalmodie, celui des tirades est la litanie; mais la psalmodie et la litanie étaient dans le goût et dans les habitudes du temps.

L'avènement romanesque d'un prince d'origine française à l'empire de Constantinople rappelait aux familles aristocratiques, auxquelles ce poëme était exclusivement destiné, l'avènement réel de Baudoin de Flandre, que la quatrième croisade, entreprise à la fin du siècle précédent, avait mis en possession de l'héritage des Commène. Il entretenait le seul sentiment qui pût encore pousser les chevaliers chrétiens contre les infidèles, c'est-à-dire le besoin d'aventures et l'espoir de conquérir un royaume, ou, à défaut d'un royaume, une principauté. Nous arrivons ainsi par voie d'analogie à l'historien de cette expédition singulière qui se détourna de son but, la délivrance du saint sépulcre, et fonda, pour un temps, un empire français à Constantinople. Ce fut un brillant fait d'armes que la prise de cette ville; mais combien il fut chèrement payé par la destruction de tant de chefsd'œuvre de l'art et des lettres de la Grèce ! Les barbares n'ont pas fait pis dans leurs plus violents accès de fureur. Quoi qu'il en soit, le récit de Villehardouin, qui prit à la conquête de Constantinople une part importante comme chef militaire et comme négociateur, est un des plus précieux monuments de

notre ancienne littérature. Comme histoire écrite en prose, il est le premier par la date et le mérite. Villehardouin est un témoin sincère qui a bien vu et qui reproduit simplement, sobrement, avec force, les faits qui méritent d'être connus. Homme supérieur par le caractère et l'intelligence, mêlé par l'action aux événements qu'il raconte, initié à tous les secrets de la guerre et de la politique, il dit brièvement ce qui importe et n'admet rien d'inutile. Un trait lui suffit pour peindre, un mot pour expliquer, une exclamation pour louer ou pour flétrir, et, sans plus d'efforts, il est peintre, il est homme d'État, il est moraliste. On peut dire que Villehardouin est pour l'histoire ce que Théroulde est pour l'épopée : comme la chanson de Roland, la Conqueste de Constantinoble est l'esquisse d'un maître.

Nous pourrions détacher de cette chronique bien des pages qui ne perdraient rien à être isolées. Les négociations des croisés à Venise, pour obtenir des bâtiments de transport et le concours de la république, forment un tableau achevé. Des traits de måle éloquence brillent à chaque instant dans de courtes harangues où la simplicité du langage n'a rien à envier à l'art oratoire. Voyons d'abord la scène où, Quesnes de Béthune en tête, les chevaliers de France viennent sommer les deux empereurs, le vieil Isaac et son fils Alexis, de tenir la parole qu'ils ont donnée aux croisés qui les ont replacés sur le trône : « Quant il furent venus jusques au palais, il descendirent a la porte et entrèrent ens, et trovèrent l'empereour Kyrsac le père et l'empereour Alexis son fil, séant

ambedui lez-à-lez en dui chaieres, et de lès els séoit l'empereris, qui feme estoit au père et marastre au fil, et estoit suer (sœur) le roi de Hongrie, bele dame et bone durement. Et avoec els avoit grant planté de bone gens, et mout sembloit cour à riche prince. Par l'assentement des autres messages monstra la parole Quesnes de Bethune, qui plus estoit sages et bien! enparlés que nus des autres, et dist en tele manière: « Sire, nous somes à vous venu de par les barons de l'ost et de par le duc de Venise; et sachiés que il << reprouvent le service que il ont à vous fait, tel <come tote la gent sevent, et come il est aparis

sant : vos et vostre pères lor avés juré leur conve«nances à tenir; il en ont vos chartres. Vous ne leur << avez mie si bien tenu comme vous déussiez. Meintes « fois vous en ont semons et encore vous en semon<< nons-nous, voiant tous vos barons. Se vous le faites, « mout leur sera bel, et se ce non, il ne vous tiennent ne pour seigneur ne pour ami. Ensi porcha« ceront que il auront leur raison, en toutes les manières que il porront : et bien vous mandent ce; « que, sans deffiance (défi) il ne feroient mal ne à « vous, ne à autrui, car il ne firent oncqnes trahison, et en leur terres n'est-il mie acoustumé que il le facent. Vous avés bien oï ce que nous vous avons dit; si vous conseilliés ensi que il vous plaira1. Mout tindrent li Grieu (Grecs) à grant merveille et à grant outrage ceste deffiance, et distrent que on

1 La Conqueste de Constantinoble, par Joffroi de Villehardoin, éd. de M. P. Paris, 1 vcl. in-8°, 1838, p. 67.

ques mès nul home el monde ne fu tant hardis qu'il osast deffier l'empereour de Constantinoble en sa chambre méismes. » Ici le langage et l'acte sont en parfaite convenance, ils ont la même simplicité et la même grandeur.

Même après cette scène héroïque, on ne lira pas sans plaisir le passage suivant qui exprime noblement et naïvement l'émotion des croisés à la vue de Constantinople : « Cil qui onques més ne l'avoient véue ne cuidoient mie que si riche cité péust avoir en tout le monde. Quant il virent ces haus murs et ces riches tours dont ele estoit close, et ces riches palais et ces hautes yglises, dont il avoit tant que nus nel péust croire s'il ne le véist proprement à l'ueil : et il virent le lonc et le lé (largeur) de la vile qui de toutes autres estoit soveraine, sachiés qu'il n'i ot si hardi à qui la char ne frémesist; et ce ne fut mie merveille s'il s'en esmaièrent, car onques si grans afaires ne fu empris de nule gent puis que li mons fu estorés. >> Cette ville, si belle et si formidable, quelques milliers de Français et de Vénitiens la réduisirent en peu de temps; mais ils avaient à leur tête les Baudoin, les Dandolo, et ce marquis de Montferrat qui mérita cette courte et pleine oraison funèbre par laquelle Villehardouin termine son récit : «< Halas! quel damage chi ot à l'empereour et à tous les Latins de la terre de Romenie de tel home pierdre par tele mesaventure, qui estoit un des meilleurs chevaliers et

1 La Conqueste de Constantinoble, par Joffroi de Villehardoin, éd. de M. P. Paris, 1 vol. in-8°, 1838, p 39.

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