Page images
PDF
EPUB

s'engage à faire tomber dans une embuscade Roland et l'élite de l'armée de Charlemagne qui formera l'arrière-garde au moment de la retraite. Le complot ainsi tramé s'exécute. Le gros de l'armée est déjà sur le revers des Pyrénées, lorsque l'arrière-garde, enfermée dans la vallée de Roncevaux, entend le bruit d'une armée formidable dont les nombreux bataillons vont l'atteindre. Le combat est désormais inévitable; toutefois, si Roland faisait retentir les sons terribles de son olifant', Charlemagne averti rebrousserait chemin, et il arriverait à temps pour repousser les Sarrasins. Mais Roland rejette comme une faiblesse indigne le conseil que lui donne le brave Olivier, il se flatte de tenir tête à l'ennemi et de l'exterminer sans l'aide de l'empereur. Le combat s'engage qui pourrait décrire et nombrer les exploits de Roland, de l'archevêque Turpin, d'Olivier ? Ici, tout est grandiose, et le champ de bataille et les héros. Cette phalange indomptable qui ne recule jamais jonche le sol de cadavres; mais elle périra sous les coups d'ennemis sans cesse renaissants. C'est alors que Roland fait retentir son olifant, dont les sons formidables sont répétés par l'écho des montagnes. Le combat continue plus acharné que jamais, pendant que l'armée de Charlemagne, enfin avertie, revient sur ses pas. Le secours approche, mais le péril redouble: le frère d'armes de Roland, Olivier vient de mourir; deux guerriers survivent seuls au carnage l'archevêque Turpin et Roland. Leurs der

Cor d'ivoire. Ce mot vient du latin Elephas, éléphant.

37

niers exploits ont jeté l'épouvante au cœur des Sarrasins que le bruit de plus en plus intense des clairons de Charlemagne achève de troubler. Ils prennent la fuite. L'archevêque est mortellement blessé; Roland trouve encore assez de force pour aller chercher les corps de ses amis morts, et les dépose aux pieds de Turpin, qui meurt en les bénissant. Roland seul n'a pas rendu le dernier soupir, mais son sang coule de ses veines rompues: il va mourir. Vainement il essaye de briser son épée. Il se couche enfin à terre le visage tourné du côté de l'Espagne, et à ce moment suprême les anges du Seigneur descendent pour recueillir l'âme du héros. Ils l'emportent vers Dieu, lorsque Charlemagne paraît avec son armée. Ainsi, dès que l'œuvre de la trahison est consommée, le vengeur se montre. Roland n'est plus, mais il faut qu'il soit vengé et glorifié; il sera vengé par la défaite et par la mort de Marsile, par la destruction d'une nouvelle et plus formidable armée d'infidèles, par le supplice de Ganelon, dont le nom demeurera à jamais flétri, comme symbole de trahison; il sera glorifié par la vivacité et la durée des regrets qu'il inspire, et, témoignage touchant d'amour, par la mort de sa fiancée, la belle Aude, qui tombe comme frappée de la foudre en apprenant que Roland a cessé de vivre.

On le voit, le cœur et l'imagination d'un grand peuple ont travaillé de concert à cette œuvre nationale, qui explique, par la trahison, la mort d'un capitaine invincible, et la compense, en dépit de l'histoire, par une soudaine et glorieuse revanche.

Aussi la chanson de Roland fut-elle au moyen âge un cri de guerre et un signal de victoire. Le grand nom de Roland fut dans toutes les bouches, et l'exemple de ses exploits, l'image de son indomptable courage, devinrent un perpétuel enseignement d'héroïsme. Ce n'est pas tout. La religion a fait de ce modèle des chevaliers un martyr de la foi, un saint dont les pèlerins de Saint-Jacques de Compostelle invoquaient le patronage et célébraient les louanges.

On peut sans témérité faire remonter jusqu'au onzième siècle la plus ancienne des versions de cette légende qui nous soit parvenue; préparée sans doute par des chants antérieurs, elle nous offre l'ébauche régulière et déjà imposante d'une véritable épopée par l'unité du plan, la vérité et la variété des caractères, par la grandeur des événements. Les beautés dont cette œuvre étincelle nous frappent encore sous la rouille d'un langage inculte, sous la négligence d'une versification qui se contente pour tout élément

1 Ce texte que nous avons sous les yeux, compris dans un manuscrit unique de la bibliothèque Bodléienne d'Oxford, a été publié pour la première fois par M. Francisque Michel, en 1857 (1 vol. gr. in-8°, LXIX-318). Le poëme, composé de 3,996 vers, se divise en 293 strophes monorimes d'inégale longueur. En 1850, M. Génin a donné une seconde édition du même texte amendé, précédé d'une introduction, accompagné d'une traduction et suivi de notes. Ce beau volume, qui est en même temps un remarquable travail de critique littéraire et philologique, sorti des presses de l'imprimerie royale, format grand in-8°, se compose de 735 pages; introduction, CLXXV; texte et traduction, 556; notes et index, 224. M. Génin z divisé le texte en V chants.

musical du repos de l'hémistiche, du nombre régulier des syllabes et trop souvent d'une assonance impar faite bien éloignée de la rime. Toutefois, l'expression simple et forte y traduit énergiquement de belles pensées et de nobles sentiments. La vétusté du langage nous interdit de longues citations; mais, parmi les passages saillants propres à donner une idée de cette apre poésie et à expliquer l'effet qu'elle produisait sur des àmes naïves et rudes, il en est plusieurs que nous n'hésiterons pas à placer ici. Lorsque les Sarrasins approchent, Olivier supplie Roland de sonner du cor pour avertir Charlemagne, il renouvelle par trois fois cette prière, et trois fois il reçoit la même réponse, dont les termes varient, mais dont le sens est toujours le même. Voici la dernière de ces réponses, dont le retour et la symétrie décèlent la main d'un poëte qui connaît ou qui devine les secrets de l'art'.

• Cumpainz Rollant, sunez vostre olifan;
Si l'orrat Carles qui est as porz passant;
Je vous plevis, jà returnerunt Franc!

1 Il me paraît que dans cet endroit la répétition est faite avec dessein. Olivier a dû insister et recevoir chaque fois la même réponse. Ces prières et ces refus renouvelés font mieux comprendre la grandeur du danger et celle de l'héroïsme. Ce n'est pas une raison de penser, avec M. Génin, que les répétitions qui se rencontrent si souvent dans les manuscrits des chansons de Geste ne fassent jamais double emploi et soient autre chose que des variantes insérées dans le texte, à l'usage des jongleurs, qui choisissaient suivant le besoin et l'à-propos du

moment.

Ne placet Deu, ço li respunt Rollant,
Que ço seit dit de nul hume vivant
Ne pur paien que jà sei-jo cornant!
Jà n'en aurunt reproece mi parent.
Quant jo serai en la bataille grant,
E jo ferrai e mil cops e vi cenz,
De Durandal verrez l'acer sanglent!
Franceis sunt bon, si ferrunt vassalment!

Jà cal d'Espaigne n'auerunt de mort guarant1!

C'est sans doute ce serment de vaincre ou quelque passage analogue que le jongleur Taillefer chantait aux premiers rangs de l'armée de Guillaume, avant la bataille d'Hastings. Rien ne prouve victorieusement, mais aussi rien ne défend absolument de croire que le Théroulde, auteur du poème de Roncevaux, n'ait été au nombre de ces Normands qui suivirent leur duc à la conquête de l'Angleterre, et que nous ne possédions le texte même auquel Taillefer empruntait ses chants guerriers. Ce soupçon seul ajoute

[ocr errors]

[ocr errors]

Je

1 La Chanson de Roland, éd. Francisque Michel. Silvestre, 1857, p. 42. Éd. Génin. Imprimerie royale, 1850, p. 92, v. 410-421, ch. II. « Compagnon Roland, sonnez votre olifant; Ainsi l'entendra Charles qui est aux ports passant; vous (le) garantis, aussitôt retourneront Francs. - Ne plaise à Dieu, ce lui répond Roland, Que cela soit dit par aucun homme vivant-Et surtout pour des païens que jamais j'aie été sonnant du cor! - Jamais n'en auront reproche mes parents. Quand je serai dans la bataille grande -- Et (que) je frapperai et mille coups et sept cents, De Durandal (vous) verrez l'acier sanglant, Les Français sont courageux, ainsi frapperont-ils bravement; Jamais ceux d'Espagne n'auront contre la mort de garant. »

-

« PreviousContinue »