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Cil qui dort jusqu'à miédi

Gaaigne cine sols et demi1.

C'est là que.

De bars, de saumons et d'aloses
Sont totes les mesons encloses;
Li chevrons i sont d'esturgons,
Les couvertures de bacons (jambons),
Et les lates sont de saussices 2.

Ce n'est pas tout:

Par les ruës vont rostissant

Les crasses oes (oies) et tornant

Tout par eles (d'elles-mêmes), et tout adès
Les siut (suit) la blanche allie (sauce à l'ail) après;

Et si vo di que totes voies

Par les chemins et par les voies,

Treuve-l'on (on trouve) les tables assises

Et desus blanches napes mises.

Sans contredit et sans deffense

Prent chascuns quanque son cuer pense,
Li uns poisson, li autres char 3.

Il y a bien d'autres amorces encore pour le plaisi dans cette terre privilégiée qui a devancé et qui dépasse de beaucoup les promesses de l'abbaye de Thélème et du phalanstère. On a cherché bien loin l'origine de ce pays de Cocagne, il est de l'invention de nos trouvères; pour celle du nom les étymologistes ont battu la campagne; il n'y a pas à la chercher

1 Méon, t. IV, p. 176, v. 25.

Id., ibid., v. 29.

Id., ibid., v. 37 et suiv.

puisque Coquaigne vient évidemment de Coquina et que Coquina veut dire Cuisine.

Dans ces fabliaux tout n'est pas de l'invention de nos trouvères. Les contes naissent partout de la curiosité et de la malice de l'esprit, qui sont de tous les temps, et ils se propagent grâce à une autre de nos facultés qui n'est pas moins générale avec une rapidité prodigieuse. Il faut lire la savante et ingénieuse étude écrite avec tant d'agrément et d'érudition par M. J.-V. Le Clerc' pour apprendre de combien de sources diverses et par combien de détours sont arrivés aux conteurs du moyen âge les sujets qu'ils n'ont pas inventés. A ceux-ci même ils ont imprimé la marque de leur esprit et de leur temps. Au reste ceux qu'ils ont tirés de leur propre fonds ne sont pas les moins ingénieux, et de plus ils ont popularisé les uns et les autres, ceux qu'ils répétaient comme ceux qu'ils imaginaient, par la forme qu'ils leur ont donnée. Entre les plus habiles de ces précurseurs de Passerat et de La Fontaine, recueillons au passage les noms de Jean de Boves, Henri Piaucelle, et Rutebeuf que nous retrouverons plus loin. L'Italien Boccace, à demi Français, par sa mère, né à Paris où il revint pendant sa jeunesse, n'a pas dédaigné de faire à nos conteurs de nombreux emprunts et, s'il les a éclipsés, il ne leur en doit pas moins une partie de sa renommée. Ce qui prouve mieux encore l'importance des services qu'ils ont rendus et la durée de leur influence, c'est qu'un des

1 Histoire littéraire, t. XXIII, p. 69-215.

plus illustres maîtres de la poésie anglaise, Chaucer, qui a lu Boccace, imite non pas le conteur florentin, mais nos trouvères, dans la plupart des récits que renferme son Pèlerinage à Cantorbéry, ce Décaméron de l'Angleterre.

L'art de conter ne se bornait pas, nous l'avons dit, à l'amusement. Le Castoiement d'un père à son fils, dont l'auteur est inconnu, renferme un traité complet de morale contenu dans une suite de récits intéressants. Chaque précepte de sagesse ou de prudence y est l'occasion d'un conte et quelquefois d'une fable, élégamment versifiés.

L'enseignement religieux essaya également de se populariser par des récits en langue vulgaire. Le texte habituel de ces légendes est quelque miracle de la Vierge, dont la miséricorde est inépuisable et dont l'intervention est toujours efficace. Le patronage de la mère du Sauveur assurait le pardon des fautes les plus graves, pourvu qu'au milieu de ses égarements le pécheur eût conservé un peu de dévotion au nom de Marie. Cette confiance naïve et touchante contribuait à multiplier les preuves de cette intervention secourable, et l'assurance d'un recours en grâce, qui sans doute ne diminuait pas le nombre des péchés, préservait au moins le pécheur de l'endurcissement et du désespoir. L'exemple du moine Théophile et de la Bourgeoise de Rome prouvait qu'il n'y a point de faute inexpiable. D'autres récits montraient à quelles faveurs pouvaient prétendre les fidèles adorateurs de la Vierge, et on peut ajouter que la bonne foi du narrateur donne beaucoup de

charme à ces pieuses légendes. Ainsi, la sincérité manifeste du prieur de Vic-sur-Aisne, Gautier de Coinsy, nous captive, lorsqu'il raconte ingénument que la Vierge a lutté et vaincu dans un tournoi sous la figure et au profit d'un chevalier qui avait laissé passer l'heure du combat, occupé qu'il était à lui adresser ses prières dans une de ses chapelles.

Les nouvelles d'origine bretonne, connues sous le nom de Lais, appartiennent aussi au genre narratif. Marie de France y a excellé Cette femme, distinguée par le cœur et le talent, mérite une place élevée parmi les poètes du moyen âge; elle appartient à la France par sa naissance, par la langue et par son tour d'esprit; et bien qu'elle ait composé ses ouvrages en Angleterre, à la cour de Henri II, nous n'hésitons pas à la réclamer. Ses fables, que La Fontaine n'a point connues, ont quelque chose de la naïveté et de la grace piquante du bonhomme. Il y manque la peinture des mœurs et l'intérêt dramatique. Mais ces dernières qualités se remarquent dans la plupart des lais qui lui sont attribués. Ces compositions, assez étendues, sont remarquables par un langage naturel, par la clarté du récit, et, ce qui est plus rare dans les écrivains de cette époque, par la sobriété des détails, qu'elle choisit avec goût. On lui doit encore le CouAnnement de Renart, allégorie satirique qui n'est pas sans mérite.

CHAPITRE V

Progrès et propagation de la langue vulgaire. · Décadence de l'enthousiasme guerrier et religieux. Remaniement des Thibaut, comte de Champagne.

chansons de gestes. Guillaume de Lorris.

Le sire de Joinville.

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Le règne de Philippe-Auguste, en relevant la royauté, avait donné aux lettres une impulsion qui ne s'arrêta point pendant le cours du treizième siècle. Les écoles florissaient, et la langue vulgaire profitait indirectement de ce progrès des études; sans devenir savante, elle cessait d'être barbare; elle se disciplinait; ses instincts s'éclairaient et ses habitudes tendaient à devenir des règles. Elle eut alors un ressort et une autorité proportionnés à la puissance et au génie de la nation qui la propageait. Nos Normands l'avaient portée dans la Sicile et en Angleterre; les croisés la firent fleurir à Constantinople, dans l'Asie Mineure, en Grèce; l'Allemagne et l'Italie accueillaient nos romans de Charlemagne et d'Arthur, nos fabliaux et notre Renart; Naples allait devenir tributaire de la France sous le frère de saint Louis, Charles d'Anjou. La suprématie littéraire et politique de la France était telle, que pour les peuples ennemis de l'Europe le nom de Francs représentait toutes les nations de l'Occident.

Cependant ce mouvement n'aboutit point à une

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