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Et dui (deux) home, voire bien quatre,
Se porront en un pot combatre 1.

Or le siècle qui s'amenuise à ce point est le treizième siècle! Notre Béranger n'avait pas lu la bible Guyot, il n'en voit pas moins, à son tour, hommes et choses apetisser et s'amenuiser 2, lorsqu'il décrit ainsi l'avenir que lui découvre un miroir magique :

Tout est petit, palais, usines,
Science, commerce, beaux-arts;
De bonnes petites famines
Désolent de petits remparts;

Sur la frontière mal fermée

Marche, au bruit de petits tambours,
Une pauvre petite armée 3.

C'est ainsi que prophétisent les poètes dans les heures de tristesse ou de colère. Guyot, comme tous les satiriques, déprécie outre mesure ce qu'il a sous les yeux. Toutefois ses hyperboles attestent les plaintes qu'excitaient dès lors de graves abus dans l'Église et dans l'État.

Notre vieillard atrabilaire n'épargne personne; et

1 Barbazan, éd. Méon. Recueil de fabliaux, 1808, t. II, p. 317, v. 28 et suiv.

2 Nous négligeons apetisser et amenuiser, tombés en désuétude; ce sont d'excellents mots. Nous avons complétement perdu parapelisser, quoique nous ayons conservé parachever et qu'il n'y ait pas de meilleur procédé que l'emploi de par comme préfixe pour donner au verbe le sens superlatif. Nous avons, en compensation, constitutionaliser, et il est probable que constitutionalisation ne tardera guère.

• OEuvres de Béranger, 1 vol. in-18, 1841, p. 561.

comme il est homme d'Église et même moine, sa mauvaise humeur s'exhale avec plus d'amertume contre les ordres monastiques et le saint-siége. Rome surtout le met hors de lui, et il a moins de bile contre Clairvaux même, quoiqu'il y ait souffert pendant quatre mois :

Des Romains n'est-il pas merveille
S'ils sont fax (faux) et malicieux,
La terre le doit et li lieux :
Cil qui primes i assemblèrent,
La félonie i apportèrent,

Romulus son frère i ocist 1....

Voilà pour l'ancienne Rome, celle dont le paysan du Danube a dit:

Rien ne suffit aux gens qui nous viennent de Rome 2.

Mais la Rome contemporaine n'est pas mieux traitée:

Rome nous suce et nous englout,

Rome destruit et occit tout;

Rome est la doiz (le conduit) de la malice

Dont sourdent tout li mauvais vice,

C'est un viviers plein de vermine 3.

Cependant le pape devrait être l'étoile polaire de la

chrétienté :

De nostre père l'Apostoile
Vousisse qu'il semblast l'estoile

1 Méon, t. II, p. 351, v. 45 et suiv.
2 La Fontaine, liv. XI, f. 7.
Méon, t. II, p. 352, v. 770 et suiv.

Qui ne se muet (meut). Mout bien la voient
Li marinier qui s'i avoient';

Mout est l'estoile bele et clère,

Tel devroit estre nostre père 2.

Hélas! il n'en est rien. Le désordre est partout. Les plus mauvais exemples viennent de ceux qui sont établis pour n'en donner que de bons. La gourmandise, l'orgueil et la luxure dominent où devraient régner la tempérance, l'humilité et la continence. Guyot, qui sans doute est souvent réduit à faire maigre chère, malgré ses dents, trouve à l'adresse des prélats trop bien nourris des mots qui portent coup • Il font mout peu de ce qu'il doivent, Il surmangent et il surboivent 3.

Surmanger et surboire! voilà des mots que notre sobriété a mis hors d'usage, mais comme ils peignent bien la gloutonnerie de ces siècles d'abstinence!

Guyot de Provins n'est pas un rimeur vulgaire. I a de la passion, il a de la verve et de l'esprit. Il trouve des expressions qui sont à lui et des images qui ne sont pas à tout le monde. Il parle des princes avec irrévérence. Mais saint Louis, le modèle des rois,

Li roi Loéis

De France, dont je certeins sui

Que il ama Dieu, et Diex lui *.

1 Avoier est encore un mot regrettable; régler sa route esi bien long, et se diriger bien terne.

* Méon, t. II, p. 527, v. 622 et suiv.

Id., ibid., p. 355, v. 844.

▲ Id., ibid., p. 317, v. 315.

saint Louis a cessé de vivre, ses successeurs ont bien dégénéré, et Philippe le Bel n'est pas loin. C'est à propos de ceux-là qu'il s'écrie :

Où sont li saige, où sont li preu?
S'il estoient tous en un feu,

Jà des princes, si comme je cuit (je crois),
N'i auroit un brulle ne cuit,
Mais si li felon i estoient,

Et cil qui Dame-Dieu ne croient,
Et li vilain et li eschars (avares),

Mout y auroit des princes ars (brûlés)1,

Avec un homme qui n'épargne ni la papauté ni le haut clergé, et qui rôtirait volontiers les rois, nous n'avons pas à attendre de ménagements pour les moines, pour les simples clercs, pour les médecins ; tous sont criblés à outrance. Les curieux iront voir quelles blessures ils ont reçues. Pour nous, nous ne suivrons pas plus loin le terrible Guyot de Provins, auquel plus de deux mille six cents vers suffisent à peine pour épancher sa bile. Disons cependant à sa décharge qu'il avoue en finissant que, sur son chemin, il a bien trouvé quelques roses parmi les orties, il le dit même en assez jolis vers que nous pouvons transcrire :

J'ai véu delez l'ortier

Florir et croistre le rosier;
Se les orties sont poignanz,
Les roses sont beles et chières 2.

1 Méon, t. II, p. 512, v. 164 et suiv. • Id., ibid., p. 595, v. 2604 et suiv.

Au reste, cette invective n'est pas isolée. Un laïque, le seigneur de Berze, n'est pas moins violent, et Gauthier de Coinsy, le pieux et quelquefois élégant chroniqueur des miracles de la Vierge, va souvent plus loin que Guyot de Provins et le seigneur de Berze. Nous ne demanderons au seigneur de Berze, personnage grave et judicieux, qu'un seul renseignement nous voulons qu'il nous dise la cause de la corruption dont il se plaint et qu'il flétrit. Voici ce qu'il nous répond:

Quant nous éumes tos mis
Au desous les nos anemis,
Et nous fumes de povreté
Fors, plungiés en la richece,
És émeraudes, ès rubis,
Et és pourpres et ès samis,
Et aus terres et aus jardins,
Et aus biaus palès marberins,
Et aus dames et aus puceles,
Dont il i en eut mout de beles,

Si méismes (mimes) Dieu en oubli,
Et Dame-Diex nous autressi (également),
Car Diex ne membre (se souvient) de nului,
Se il ne li membre de lui '.

C'est là parler en vrai disciple du Christ. Le luxe est un contre-sens et une impiété dans une société qui reconnaît pour fondateur et pour chef un Dieu qui a voulu vivre et mourir pauvre. L'Évangile accorde l'aisance aux délicats, il commande la pauvreté aux forts. Le salut du monde est à ce prix. Le luxe et la

Méon, t. II, p. 408, v. 455 et suiv.

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