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mait Platon. La théorie du beau dans les arts, et les questions de philosophie morale sont celles qu'il traite avec prédilection. Pour la publication de ses idées, il a choisi la langue française, et, à part quelques légères étrangetés, il n'écrit pas sans un certain charme; mais ce qu'un lecteur français regrette dans ses ouvrages, c'est surtout l'absence de précision.

Il commença fort tard à publier ses écrits, qu'il fit imprimer en petit nombre, et pour ses amis seulement. En 1769 parut son premier ouvrage, une Lettre sur la sculpture. Il avait alors quarante-neuf ans. Selon lui, l'objet le plus beau est celui qui nous donne le plus grand nombre d'idées à la fois. L'âme veut avoir un grand nombre d'idées dans le plus court espace de temps possible: de là les ornements dans les arts du dessin, de là les accords en musique ; le beau dans les arts est toujours un tout dont les parties sont si artistement combinées, que l'âme peut en faire sans peine la liaison. C'est ainsi que l'auteur explique la loi de l'unité cómme condition du beau. L'homme dont le goût est exercé opère rapidement cette liaison des parties, que l'esprit moins cultivé fait lentement et avec peine.

En 1770, Hemsterhuys publia la Lettre sur les désirs, qui est une suite de la précédente. D'après lui, tout tend naturellement à l'unité; c'est une force étrangère qui a décomposé l'unité totale en individus, et celte force est Dieu. Le but de l'âme, lorsqu'elle désire, est l'union la plus intime et la plus parfaite de son essence avec celle de l'objet désiré. Le dégoût naît de l'impossibilité de l'union parfaite.

La Lettre sur l'homme et ses rapports, 1772, développe une idée favorite de l'auteur: « Ce qui constitue le degré de perfection dans les intelligences, c'est la quantité plus ou moins grande d'idées coexistantes que ces intelligences pourront offrir et soumettre à leur faculté intuitive. » Ces idées sont en raison de nos rapports avec le monde. A la face visible de l'univers, à sa face tangible, sonore, à sa face morale, répondent dans l'homme des organes et des facultés par lesquels il est mis en rapport avec ces faces diverses de l'univers. L'organe tourné vers la face morale est ce qu'on appelle cœur, sentiment, conscience: peut-être y a-t-il des animaux pourvus d'un organe que nous n'avons pas, et qui est tourné vers une face de l'univers inconnue pour nous. Le plus grand bonheur auquel l'homme puisse aspirer réside dans l'accroissement de la perfection ou de la sensibilité de l'organe moral, qui le fera mieux jouir de lui-même et le rapprochera de Dieu. La plus grande sagesse à laquelle il puisse prétendre, consiste à mettre toutes ses actions et toutes ses pensées en accord avec son organe moral, sans se mettre en peine des institutions humaines ou de l'opinion d'autrui.

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Je laisse de côté un éloge de M. Fagel, secrétaire du gouvernement hollandais. Je n'en citerai que cette pensée : « Les grandes âmes sont des germes qui poussent dans l'éternité. »

Sophyle, ou de la Philosophie, 1778, dialogue entre un matérialiste et un spiritualiste, contient une triple démonstration de la différence de l'âme et du corps.

Le système des facultés de l'âme, tel que Hemsterhuys le concevait, se trouve dans deux dialogues intitulés, l'un, Aristée, ou de la Divinité, 1779; l'autre, Simon, ou des Facultés de l'ame, 1787. Il reconnaît

quatre facultés distinctes: 1° l'imagination, réceptacle de toutes nos perceptions, réservoir de toutes les idées qui nous viennent du dehors, ou que l'intellect compose; 2° l'intellect, faculté supérieure à l'imagination, qui compare les idées, en dispose, les met en ordre et les gouverne; 3° la velléité, ou la faculté de vouloir et d'agir: elle tient à l'essence de l'âme elle-même, elle constitue son activité, et la manifeste par des actes particuliers; 4° enfin, le principe moral, tantôt sensible et passif, tantôt actif: comme passive, cette faculté est affectée de tous les sentiments, tels que l'amour, la haine, la pitié, la colère, etc.; comme active, elle travaille sur ces sentiments, de même que l'intellect travaille sur les idées; elle juge si les actes volontaires sont conformes à la justice; et, en tant que conscience, elle répugne à l'injuste. Les hommes doués de l'imagination, de l'intellect et de la velléité, manquaient de lien mutuel avant d'avoir la faculté morale; ils vivaient isolés ou en état de guerre : l'amour devint le lien qui les unit, en les habituant à sentir dans les autres, à jouir et à souffrir de leurs plaisirs ou de leurs souffrances. Le degré d'énergie et d'intensité auquel s'élèvent chacune de ces facultés, leur équilibre, ou la prépondérance que l'une prend sur les autres, décident de la valeur des hommes, et font la diversité de leurs caractères.-Sans doute, il serait aisé de faire ressortir ce qu'il y a de peu rigoureux dans cette classification, et surtout dans. ce role tour à tour actif et passif donné au principe moral. Mais, nous l'avons déjà indiqué, ce vague et ce défaut de précision sont un des traits qui caractérisent l'école sentimentale. C'est aussi un des reproches les plus fondés qu'on a pu articuler contre les doctrines d'un des principaux représentants de cette école, Jacobi, dont les ouvrages offrent plus d'une analogie avec ceux de Hemsterhuys; et ces deux philosophes éprouvaient d'ailleurs l'un pour l'autre une vive sympathie.

Deux autres opuscules, publiés en 1787, Alexis, ou de l'Age d'or, et Lettre de Dioclès à Diotime sur l'athéisme, complètent les écrits de Hemsterhuys. C'est dans le premier qu'il a dit : « L'homme est comme le poisson tiré de l'eau, qui s'agite, se démène; il ne jouira complétement de son existence que lorsqu'il sera replongé dans les eaux d'où il est sorti, et où seulement il aura toute la plénitude de ses facultés. »

Sans pénétrer jamais à une grande profondeur, Hemsterhuys a un sentiment assez vif du monde moral. En lisant ses ouvrages, on sent comme l'émanation d'une belle âme.

Tous ses opuscules ont été réunis en 2 vol. in-8°, par Jansen, Paris, 1792. Une seconde édition en a été donnée en 1809.

A...D.

HENNINGS (Juste-Christi), né en 1731 à Gebstædt, dans le duché de Weimar, et mort en 1815, professeur à Iéna, est un philosophe éclectique. Son histoire des âmes des hommes et des animaux n'est proprement qu'une exposition historique des propositions et opinions spéculatives, ou une sorte de recueil des preuves diverses données par les philosophes en faveur de la simplicité et de l'immortalité de l'âme. Il dit néanmoins, dans la préface de son livre, que tout ce que nous savons de science certaine sur l'âme pourrait tenir dans un très-petit nombre de feuilles d'impression. La psychologie, dit-il, est le terrain par excellence des hypothèses. Et cependant il a voulu fortifier la preuve

de l'immatérialité de l'âme. Cet ouvrage n'est qu'une compilation pédan- i desque. Ce qu'il y a de mieux, c'est une foule de notices littéraires trèsintéressantes. Dans un autre de ses écrits, Hennings admet, avec Bonnet, que les êtres forment entre eux une série indéfinie, et affirme, en conséquence, que les âmes des bêtes ont une espèce de raison, celle qui i convient au degré qu'elles occupent dans l'échelle de la création.

Cet auteur a laissé de nombreux ouvrages, dont voici les principaux; les autres ne sont guère que des discours de circonstance: Logique pratique, in-8°, Iéna, 1764;- Morale et politique d'accord avec la sagesse et la prudence, in-8°, ib., 1766; — Compendium metaphysicum, in-8°, ib., 1768; Histoire pragmatique des âmes des hommes et des animaux, in-8°, Halle, 1774;- Manuel critico-historique de la philosophie theorétique, in-8°, Leipzig, 1764; —Aphorismes anthropologiques et pneumatologiques, in-8°, Iéna, 1777; Des pressentiments et des visions, in-8°, Leipzig, 1777;-De la prévision des animaux, expliquée par des exemples, etc., in-8°, ib., 1783 (cet ouvrage est comme la sesonde partie du précédent); - Préjugés surannés combattus, en cinq dissertations, in-8°, Riga, 1778 (ces préjugés sont : l'étiquette, la moralité des actions, les sépultures, les monstres, les tribunaux ou cours d'honneur); - L'unité de Dieu, examinée sous différents points de vue, et prouvée même par les témoignages des païens, in-8°, Altenb., 1779; Des esprits et de ceux qui les voient, in-8°, Leipzig, 1780; sions, principalement celles de notre siècle et de nos jours, mises en lumière, etc., in-8°, Altenb., 1781; Des rêves et des somnambules, in-8, Weimar, 1784; Morale de la raison, in-8°, Altenb., 1782;

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Bibliothèque philosophique, 6 vol. in-8°, Leipzig, 1774. Hennings a aussi donné la quatrième édition du Lexique philosophique de Walch, 2 vol. in-8°, ib., 1775.

J. T.

HENRI DE GAND, surnommé le Docteur solennel, naquit, selon l'opinion générale, en 1217, dans la seigneurie de Mude, près de Gand, d'où il fut appelé aussi Henri de Mude. Il étudia d'abord à Gand, puis à Cologne, où il se rendit pour suivre les leçons d'Albert le Grand. De retour à Gand avec le grade le docteur, il fut le premier qui y enseigna publiquement la philosophie et la théologie. Mais ses talents l'appelaient sur un plus grand théâtre : aussi le voit-on à Paris, en 1247, enseignant à l'Université, après y avoir conquis de nouveau les hommes du doctorat. On remarque qu'il fut un des premiers à professer dans le collége fondé par Robert de Sorbon. Henri de Gand ne paraît pas avoir joué un rôle trèsactif dans les longues et orageuses querelles de l'Université et des ordres mendiants; mais il n'en fut pas de même des débats qui s'élevèrent entre ces ordres et les prêtres séculiers. Le Docteur solennel prit hautement la défense de ces derniers, et son intervention fut pour beaucoup dans les décisions qui mirent un frein aux envahissements des franciscains, et des dominicains surtout. Cette opposition, qui fait honneur au bon sens et aux talents de Henri de Gand, lui serait plus honorable encore, s'il était vrai, comme tout porte à le croire, que lui-même fût membre de l'ordre des servites. Il mourut archidiacre de Tournay, en 1293.

Placé entre saint Thomas qui le précède et Duns-Scot qui le suit presque immédiatement, Henri de Gand, malgré son mérite réel, dut

quelque peu souffrir d'un si dangereux voisinage : car son platonisme, beaucoup plus apparent que réel, n'avait rien d'assez ferme pour lutter avec succès contre l'étendue d'esprit du premier et la puissante originalité du second. Une indication sommaire de ses doctrines fera connaître à la fois ses qualités et ses défauts.

Ses premiers écrits furent les Quodlibeta et la Somme. Dans ces deux ouvrages, et notamment dans la Somme, il commence par se poser la question de la certitude. Or, Henri de Gand ne rejette pas absolument les sens comme moyen de connaître, mais à la condition qu'on ne leur demandera que les simples apparences, les signes des réalités; quant à la réalité elle-même, à ce qui fait véritablement l'objet de la science, c'est à la raison seule qu'il faut la demander; c'est par elle que l'homme peut s'élever jusqu'à la source de toute vérité, c'est-à-dire à Dieu. Cette raison toutefois paraît n'avoir rien d'humain dans la pensée de Henri de Gand, car il déclare (Somme, art. III, quest. 3) que la connaissance pure de la vérité n'est pas naturelle à l'homme dans son état terrestre, et qu'un rayon divin doit descendre dans notre intelligence pour que nous puissions atteindre à cette connaissance suprême. Ici l'inspiration du platonisme est manifeste, et on la voit plus évidente encore dans ces lignes où Henri affirme que l'homme ne peut apercevoir de vérité que « dans la pure lumière des idées, qui est l'essence divine,» et que a l'essence, la raison d'être de chaque chose est une idée de Dieu.» (Somme, art. xxiv, quest. 6; Quodi., vIII, quest. 13.) A la théorie de la certitude se lie naturellement celle de la connaissance. C'est cette théorie, telle que la conçoit le Docteur solennel, que nous allons essayer d'exposer, et avec elle se présentera l'inévitable question des universaux.

Le but que se propose Henri de Gand, en traitant de l'origine de nos connaissances, est de concilier Aristote et Platon aussi proelame-t-il d'abord comme absolument nécessaire l'intervention des sens au début de l'intelligence et, par conséquent, l'action d'un objet particulier; et même, à cette occasion, il s'élève avec chaleur contre la réminiscence de Platon. Mais il se rapproche bien vite de ce philosophe en admettant une connaissance naturelle des principes dès lors la connaissance ne dérive pas des sens, qui ne sont que des instruments; c'est pourquoi encore Henri avait coutume de dire que « le vrai docteur est plutôt l'agent intérieur que le maître avec sa parole extérieure. » Jusqu'ici, du moins, il n'est que réaliste platonicien, surtout quand il ajoute qu'il n'y a pas de science du concret et de l'individuel, mais seulement du général, et qu'en ce sens, l'universel est le véritable objet de la connaissance. C'est quand il s'agit de prononcer sur la nature de cet universel, qu'on voit Henri flotter, quelquefois se contredire, et tomber dans un réalisme exagéré. Il reconnaît d'abord aux universaux une existence réelle et substantielle dans l'esprit; et cette réalité résulte d'un travail de la pensée qui, par l'abstraction, débarrasse, en quelque sorte, l'universel de ce qu'il a de concret pour le mettre à nu. Il ne suit pas de là que son universel ne soit plus qu'une abstraction : « Il faut savoir, dit-il (Somme, art. xi, quest. 14), que la raison universelle consiste bien moins dans la manière d'affirmer le même de plusieurs, que dans la nature et la propriété du prédicat, qui doit

être d'une nature et d'une essence quelconque car l'universel renferme en soi deux choses: l'objet qui est essence et nature, et le prédicable qui se dit de plusieurs.» Cette double nature de l'abstraction et de la réalité, il la réunit dans un terme intermédiaire, et, faisant de celui-ci une entité, un être réel, il tombe dès lors dans le réalisme de saint Anselme. C'est ainsi qu'il affirme (Quodl., IV, quest. 6) que la forme du nombre dix ou d'un nombre quelconque est quelque chose de réel hors de l'intelligence. De là vient l'accusation lancée contre lui par Tennemann, d'avoir assigné aux idées une existence réelle antérieure et supérieure à l'intelligence. Ce reproche est trop sévère, surtout par rapport à l'intelligence divine. En effet, Henri repousse en son nom et même au nom de Platon l'existence de ces universaux qui ne se trouveraient ni dans le particulier ni dans l'intelligence, soit divine, soit humaine. Il en résulte que si, d'un côté, Henri est dans le vrai, de l'autre il est en contradiction avec lui-même, puisqu'il attribue la réalité à une abstraction telle qu'un nombre, par exemple. Mais pour entendre complétement sa théorie de la connaissance, il est nécessaire de savoir ce qu'il pense sur l'union du corps et de l'âme, ou mieux comment il comprenait l'homme. Pour Platon, l'homme est une âme qui a un corps; en d'autres termes, c'est une force intelligente qui est douée de l'instrument nécessaire pour agir. Henri de Gand repousse cette belle définition: selon lui, le corps fait partie de la substance de l'âme; l'âme n'est pas moins faite pour le corps, que le corps pour l'âme; enfin il va jusqu'à dire (Quodl., vn, quest. 13.) que l'âme, jointe au corps, est plus parfaite que lorsqu'elle est dégagée du corps. Certes, Henri de Gand est ici bien loin de Platon, et on peut voir maintenant pourquoi, le comprenant si mal ou le quittant si mal à propos, il s'égare quelquefois dans sa théorie des idées, et pourquoi enfin il établit, 1o la nécessité de l'image pour la connaissance; 2° l'impossibilité pour l'homme de concevoir les choses purement immatérielles, à moins d'une illumination particulière de Dieu. Nous remarquerons toutefois au sujet de l'âme, qu'il a bien mieux qu'Albert le Grand fait ressortir l'unité de ce principe, en montrant que l'activité et la passivité, dans l'entendement, ne sont que deux modes du même être. Il ramène l'imagination à cette même unité, en sorte que ces trois formes de l'intelligence sont entre elles comme la lumière, la couleur et la vue. Ce défaut de suite dans les idées conduit Henri de Gand à une nouvelle contradiction. Examinant si l'existence de Dieu peut être l'objet de la science (Quodl., IV, quest. 9), il commence par affirmer que l'être infini est essentiellement incompréhensible, et qu'il n'y a aucune proportion entre un être infini et une intelligence bornée et finie. Ailleurs (Somme, art. XXIV, quest. 1), il affirme, au contraire, qu'il est incontestable que la nature et l'essence de Dieu peuvent être connues par l'homme dans son état présent sur la terre. A part cette contradiction, on ne peut qu'applaudir à ce qu'il dit touchant l'existence de Dieu. Invoquant le sentiment bien plus que le raisonnement, il se fonde avec raison sur une sorte d'idée innée (præcognitio), en d'autres termes, sur le sentiment de l'infini qui nous élève jusqu'à Dieu. Dans son langage et dans sa pensée, il se rapproche de saint Anselme, et surtout en parlant de l'unité et de l'éternité de Dieu. « L'unité étant la vraie réalité,

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