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Voici comme il conta l'aventure à sa mère:
J'avais franchi les monts qui bornent cet état,
Et trottais comme un jeune rat

Qui cherche à se donner carrière,
Lorsque deux animaux m'ont arrêté les yeux:
L'un doux, bénin, et gracieux,

Et l'autre turbulent, et plein d'inquiétude;
Il a la voix perçante et rude,

Sur la tête un morceau de chair,
Une sorte de bras dont il s'élève en l'air
Comme pour prendre sa volée,
La queue en panache étalée.

Or, c'était un cochet dont notre souriceau
Fit à sa mère le tableau

Comme d'un animal venu de l'Amérique.
Il se battait, dit-il, les flancs avec ses bras,
Faisant tel bruit et tel fracas,

Que moi, qui grâce aux dieux de courage me pique,
En ai pris la fuite de peur,

Le maudissant de très-bon cœur.

Sans lui j'aurais fait connaissance

Avec cet animal qui m'a semblé si doux:
Il est velouté comme nous,

Marqueté, longue queue, une humble contenance,
Un modeste regard, et pourtant l'œil luisant.
Je le crois fort sympathisant

Avec messieurs les rats; car il a des oreilles
En figure aux nôtres pareilles.

Je l'allais aborder, quand d'un son plein d'éclat
L'autre m'a fait prendre la fuite.

Mon fils, dit la souris, ce doucet est un chat,

Qui sous son minois hypocrite,

Contre toute ta parenté

D'un malin vouloir est porté.

L'autre animal, tout au contraire,

Bien éloigné de nous mal faire,

Servira quelque jour peut-être à nos repas.
Quant au chat, c'est sur nous qu'il fonde sa cuisine.

Garde-toi, tant que tu vivras,

De juger des gens sur la mine.

LES AVENTURES D'ARISTONOÜS.

Sophronyme, ayant perdu les biens de ses ancêtres par des naufrages et par d'autres malheurs, s'en consolait par sa vertu dans l'île de Délos. Là, il chantait, sur une lyre d'or les merveilles du dieu qu'on y adore; il cultivait les muses, dont il était aimé; il recherchait curieusement tous les secrets de la nature, le cours des astres et des cieux, l'ordre des éléments la structure de l'univers, qu'il mesurait de son compas, la vertu des plantes, la conformation des animaux; mais surtout il s'étudiait lui-même, s'appliquait à orner son âme par la vertu. Ainsi la fortune, en voulant l'abattre, l'avait élevé à la véritable gloire, qui est celle de la sagesse.

Pendant qu'il vivait heureux sans biens, dans cette retraite, il aperçut un jour, sur le rivage de la mer, un vieillard vénérable qui lui était inconnu: c'était un étranger qui venait d'aborder dans l'île. Ce vieillard admirait les bords de la mer, dans laquelle il savait que cette île avait été autrefois flottante; il considérait cette côte, où s'élevaient, au-dessus des sables et des rochers, de petites collines toujours couvertes d'un gazon naissant et fleuri; il ne pouvait assez regarder les fontaines pures et les ruisseaux rapides qui arrosaient cette délicieuse campagne; il s'avançait vers les bocages sacrés qui environnent le temple du dieu; il était étonné de voir cette verdure que les aquilons n'osent jamais ternir, et il considérait déjà le temple, d'un marbre de Paros plus blanc que la neige, environné de hautes colonnes de jaspe. Sophronyme n'était pas moins attentif à considérer ce vieillard: sa barbe blanche tombait sur sa poitrine; son visage ridé n'avait rien de dif

forme: il était encore exempt des injures d'une vieillesse caduque, ses yeux montraient une douce vivacité; sa taille était haute et majestueuse, mais un peu courbée, et un bâton d'ivoire le soutenait. O étranger, lui dit Sophronyme, que cherchez-vous dans cette île, qui paraît vous être inconnue ? Si c'est le temple du dieu, vous le voyez de loin, et je m'offre de vous y conduire; car je crains les dieux, et j'ai appris ce que Jupiter veut qu'on fasse pour secourir les étrangers.

J'accepte, répondit le vieillard, l'offre que vous me faites avec tant de marques de bonté; je prie les dieux de récompenser votre amour pour les étrangers. Allons vers le temple. Dans le chemin, il raconta à Sophronyme le sujet de son voyage: Je m'appelle, dit-il, Aristonoüs, natif de Clazomène, ville d'Ionie, située sur cette côte agréable qui s'avance dans la mer, et semble s'aller joindre à l'île de Chio, fortunée patrie d'Homère. Je naquis de parents pauvres,

quoique nobles. Mon père, nommé Polystrate, qui était déjà chargé d'une nombreuse famille, ne voulut point m'élever; il me fit exposer par un de ses amis de Téos. Une vieille femme d'Erythre, qui avait du bien auprès du lieu où l'on m'exposa, me nourrit de lait de chèvre dans sa maison: mais, comme elle avait à peine de quoi vivre, dès que je fus en âge de servir, elle me vendit à un marchand d'esclaves qui me mena dans la Lycie. Il me vendit, à Patare, à un homme riche et vertueux, nommé Alcine; cet Alcine eut soin de moi dans ma jeunesse. Je lui parus docile, modéré, sincère, affectionné, et appliqué à toutes les choses honnêtes dont on voulut m'instruire; il me dévoua aux arts qu'Apollon favorise: il me fit apprendre la musique, les exercices du corps, et surtout l'art de guérir les plaies des hommes. J'acquis bientôt une assez grande réputation dans cet art, qui est si nécessaire; et Apollon, qui m'inspira, me découvrit des secrets merveilleux. Alcine, qui m'aimait de plus en plus, et qui était ravi de voir le succès de ses soins pour moi, m'affranchit, et m'envoya à Damoclès, roi de Lycaonie, qui, vivant dans les délices, aimait la vie et craignait de la perdre. Ce roi,

pour me retenir, me donna de grandes richesses. Quelques années après, Damoclès mourut. Son fils, irrité contre moi par des flatteurs, servit à me dégoûter de toutes les choses qui ont de l'éclat. Je sentis enfin un violent désir de revoir la Lycie, où j'avais passé si doucement mon enfance. J'espérais y retrouver Alcine, qui m'avait nourri, et qui était le premier auteur de toute ma fortune. En arrivant dans ce pays, j'appris qu'Alcine était mort après avoir perdu ses biens, et souffert avec beaucoup de constance les malheurs de sa vieillesse. J'allai répandre des fleurs et des larmes sur ses cendres; je mis une inscription honorable sur son tombeau, et je demandai ce qu'étaient devenus ses enfants. On me dit que le seul qui était resté, nommé Orciloque, ne pouvant se résoudre à paraître sans biens dans sa patrie, où son père avait eu tant d'éclat, s'était embarqué dans un vaisseau étranger, pour aller mener une vie obscure dans quelque île écartée de la mer. On ajouta que cet Orciloque avait fait naufrage, peu de temps après, vers l'île de Carpathe, et qu'ainsi il ne restait plus rien de la famille de mon bienfaiteur Alcine. Aussitôt je songeai à acheter la maison où il avait demeuré, avec les champs fertiles qu'il possédait autour. J'étais bien aise de revoir ces lieux, qui me rappelaient le doux souvenir d'un âge si agréable et d'un si bon maître: il me semblait que j'étais encore dans cette fleur de mes premières années où j'avais servi Alcine. A peine eus-je acheté de ses créanciers les biens de sa succession, que je fus obligé d'aller à Clazomène: mon père Polystrate et ma mère Phidile étaient morts. J'avais plusieurs frères qui vivaient mal ensemble; aussitôt que je fus arrivé à Clazomène, je me présentai à eux avec un habit simple, comme un homme dépourvu de biens, en leur montrant les marques avec lesquelles vous savez qu'on a soin d'exposer les enfants. Ils furent étonnés de voir ainsi augmenter le nombre des héritiers de Polystrate, qui devaient partager sa petite succession; ils voulurent même me contester ma naissance, et ils refusèrent devant les juges de me reconnaître. Alors, pour punir leur inhumanité,

je déclarai que je consentais à être comme un étranger pour eux; et je demandai qu'ils fussent aussi exclus pour jamais d'être mes héritiers. Les juges l'ordonnèrent; et alors je montrai les richesses que j'avais apportées dans mon vaisseau; je leur découvris que j'étais cet Aristonous qui avait acquis tant de trésors auprès de Damoclès, roi de Lycaonie, et que je ne m'étais jamais marié.

Mes frères se repentirent de m'avoir traité si injustement; et dans le désir de pouvoir être un jour mes héritiers. ils firent les derniers efforts, mais inutilement, pour s'insinuer dans mon amitié. Leur division fut cause que les biens de notre père furent vendus: je les achetai, et ils eurent la douleur de voir tout le bien de notre père passer dans les mains de celui à qui ils n'avaient pas voulu en donner la moindre partie: ainsi ils tombèrent tous dans une affreuse pauvreté. Mais, après qu'ils eurent assez senti leur faute, je voulus leur montrer mon bon naturel: je leur donnai à chacun de quoi gagner du bien dans le commerce de la mer je les réunis tous; eux et leurs enfants demeurèrent ensemble paisiblement chez moi, je devins le père commun de toutes ces différentes familles. Par leur union et par leur application au travail, ils amassèrent bientôt des richesses considérables. Cependant la vieillesse, comme vous le voyez, est venue frapper à ma porte: elle a blanchi mes cheveux et ridé mon visage; elle m'avertit que je ne jouirai pas longtemps d'une si parfaite prospérité. Avant que de mourir, j'ai voulu voir encore une dernière fois cette terre qui m'est si chère, et qui me touche plus que ma patrie même, cette Lycie où j'ai appris à être bon et sage sous la conduite du vertueux Alcine. En y repassant par mer, j'ai trouvé un marchand d'une des îles Cyclades, qui m'ai assuré qu'il restait encore à Délos un fils d'Orciloque, qui imitait la sagesse et la vertu de son grand-père Alcine. Aussitôt j'ai quitté la route de Lycie, et je me suis hâté de venir chercher, sous les auspices d'Apollon, dans son île, ce précieux reste d'une famille à qui je dois tout. Il me reste peu de temps à vivre la Parque ennemie de ce doux repos que les dieux

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