Page images
PDF
EPUB

RÈGLES

DE LA

DISSERTATION PHILOSOPHIQUE

Marce fili,... hoc quoque colendum est æquabile et temperatum orationis genus. (Cic., de Offic., I, 1.)

La dissertation philosophique manque de règles et de préceptes. Des maîtres habiles peuvent, sans doute, y suppléer; mais le jeune homme qui entreprend cette tâche, pour lui toute nouvelle, n'en reste pas moins au début livré à lui-même et à ses propres inspirations. Si de sages avis lui apprennent ensuite à corriger ses premiers essais, il a perdu un temps précieux en tâtonnements inutiles; il est même à craindre qu'ayant fait fausse route, et découragé par des efforts infructueux, il n'abandonne la partie, ne prenne ce travail en dégoût et ne se rejette sur ses études antérieures qui, par leur nature, conservent pour lui plus d'attrait. Peut-être eût-on évité cet inconvénient si on lui eût montré clairement le but et les moyens de l'atteindre.

C'est ce que nous nous proposons de faire. Poser quelques principes, en déduire des règles, y joindre des préceptes et des conseils qui par leur suite et leur enchaînement soient plus faciles à comprendre et se gravent dans l'esprit, tel est l'objet de ce travail. C'est une méthode pratique; le livre fournira les exemples.

PREMIÈRE PARTIE

PRINCIPES GÉNÉRAUX

IDÉE GÉNÉRALE DE LA DISSERTATION.

[ocr errors]
[blocks in formation]

RACTÈRES. EN QUOI ELLE DIFFÈRE DE LA COMPOSITION ORATOIRE OU DU DISCOURS. SON UTILITÉ DANS L'ÉDUCATION

CLASSIQUE.

Il n'est pas facile au jeune homme qui achève ses humanités de comprendre ce qu'est ce genre de travail auquel il

a

doit se livrer pendant toute une année et qui s'appelle une dissertation philosophique. Toutes ses études antérieures et les exercices qui les accompagnent ont été, sans doute, trèsutiles, nécessaires même, pour l'y préparer, mais aucune n'a pu lui en donner une juste idée; on ne peut même se dissimuler que plusieurs ont développé dans son esprit des habitudes contraires. Façonné aux exercices de la traduction, de la versification, de la narration ou du discours, il se rend difficilement compte de ce devoir, plus sérieux et plus austère, qui s'adresse à une faculté chez lui à peine développée, et qui exige que l'on comprime l'essor de facultés plus brillantes. Il pourrait dire comme Descartes, à peu près dans la même situation d'esprit : « Nourri aux lettres dès mon enfance, je savais que les langues sont nécessaires pour l'intelligence des livres anciens, que la gentillesse des fables réveille l'esprit, que les actions mémorables des histoires le relèvent, que l'éloquence a des forces et des beautés incomparables, que la poésie a des délicatesses et des douceurs très-ravissantes, que les mathématiques ont des inventions très-utiles, que la théologie enseigne à gagner le ciel. »> (Disc. de la Meth.) Mais quel est cet art qui apprend à raisonner vraisemblablement sur toutes choses? N'est-il pas compris dans l'art oratoire, qui suppose le raisonnement et y ajoute l'éclat, les grâces et les ornements du discours? Y a-t-il un art de convaincre qui n'est pas celui de persuader; et, s'il existe, comment ne serait-il pas inférieur? C'est la moitié du tout, et la moins séduisante. La dissertation ne peut être qu'un travail aride et ennuyeux, l'utilité en est médiocre ou douteuse. Quant au fond, c'est-à dire aux questions qu'il s'agit de traiter sous cette forme, la modestie de l'élève peut ici venir en aide à sa paresse. Il peut dire encore avec Descartes, en prenant son doute méthodique au sérieux : « Voyant qu'elle (la philosophie) a été cultivée par les plus excellents esprits, et que néanmoins il ne s'y trouve encore aucune chose dont on ne dispute, et par conséquent qui ne soit douteuse, je n'ai point assez de présomption pour espérer d'y rencontrer mieux que les autres. » (Ibid.) On se console de ne pas savoir raisonner comme Aristote quand on a cru rivaliser avec Démosthène; on peut bien aussi se permettre quelques fautes contre la méthode, quand on est habitué à s'inspirer d'Horace et de Virgile. L'art de raisonner se trouve dans les orateurs, comme celui de peindre la pensée appartient aux poètes.

Que gagnerait-il à quitter cette forme animée et brillante pour se plier aux habitudes lentes et circonspectes du logicien; à échanger cette langue rapide, savante et harmonieuse, pour les formules sèches de la métaphysique et les arguments en forme de la dialectique?

Il faut tâcher de le faire revenir de ses préjugés, en lui montrant clairement la nature, le but, les qualités, l'utilité de ce nouveau genre de travail, qui n'appelle pas moins que les autres l'emploi énergique de sa volonté et les ressources de son intelligence.

[ocr errors]

I. SA NATURE La dissertation philosophique est une œuvre de l'esprit qui, comme le mot l'indique, consiste essentiellement à raisonner (disserere). Il ne faut pourtant pas prendre ce mot à la lettre et dans sa signification trop restreinte. Raisonner, dans le sens large, c'est réfléchir, méditer, discuter, penser méthodiquement; savoir non-seule ment d'un principe tirer une conséquence ou remonter d'une conséquence à son principe, mais aussi analyser un fait, en dégager la loi ou la vérité générale, et la développer; c'est examiner une question, en démêler le nœud, en chercher la solution; motiver son opinion en l'appuyant sur des preuves évidentes et solides. Tantôt il s'agit de sonder la valeur de telle ou telle maxime, d'apprécier un système, d'en montrer le côté vrai et le côté faux, de réfuter un sophisme ou un paradoxe, de combattre une erreur, de la dévoiler dans son origine et ses conséquences. Souvent, entre deux opinions extrêmes et contradictoires, c'est adopter l'opinion moyenne où réside ordinairement la vérité. Voilà ce qu'on appelle raisonner, ou, si l'on veut, disserter en philosophie. Le jeune homme est soumis à ce genre d'exercice, lorsque, après des études et des travaux qui ont eu pour but de cultiver sa mémoire, son imagination et son jugement sur des sujets plus faciles, il est nécessaire qu'il exerce aussi spécialement sa raison en l'accoutumant à se replier sur elle-même et à se rendre compte de ses procédés. On veut par là développer en lui spécialement cette haute faculté, avant que, livré à lui-même, il soit appelé à porter la responsabilité de ses jugements comme de ses actes. En même temps qu'on lui enseigne les règles, il est nécessaire qu'il les applique; en lui mettant sous les yeux les plus grands modèles dans l'art de réfléchir et de raisonner, il est utile qu'il s'essaye à réfléchir et à penser par lui-même; il est bon qu'il s'efforce d'imiter ces modèles comme il a appris à imiter ceux de

l'éloquence et de la poésie. Les sujets qu'on lui propose, quoique d'un caractère très-élevé, puisque ce sont les faits et les vérités de l'ordre moral, ne sont point hors de sa portée, ils lui sont déjà familiers, mais non sous cette forme abstraite. C'est un phénomène de l'âme à analyser, un acte de la pensée à décrire et dont il faut assigner la loi, une vérité morale à défendre ou à mettre en lumière, un point de doctrine à discuter; il s'agit quelquefois d'une des plus hautes vérités qui servent de fondement à la croyance morale et religieuse la spiritualité de l'âme, sa liberté, l'existence de Dieu et ses attributs, la Providence ou la vie future, vérités qui lui ont été enseignées depuis son enfance, mais dont il doit montrer la base et les racines dans la raison humaine. Telle est la nature de la dissertation philosophique, dont il faut examiner de plus près le but et les conditions, pour en bien comprendre l'utilité et la place nécessaire dans un véritable système d'éducation.

[ocr errors]

II. SON BUT ET SES CONDITIONS. La dissertation étant un travail philosophique, son but est celui que poursuit le philosophe, la connaissance ou la démonstration de la vérité. Connaître le vrai, le faire briller aux yeux de l'esprit en l'environnant de la plus haute lumière est l'unique ambition du philosophe. Pour arriver à ce but, il n'a qu'un moyen, l'emploi des procédés qui conduisent à la vérité et à l'évidence, ou ce qu'on nomme la méthode. Il n'y a point ici à gagner le cœur, à émouvoir la sensibilité, à captiver l'imagination ou à soumettre la volonté, autrement qu'en faisant luire à l'esprit la vérité morale. Il s'adresse à la raison, à elle seule il veut plaire; il doit satisfaire ses exigences, d'autant plus difficiles à remplir qu'elle est en garde contre ce qui peut la séduire. Pour elle, la vérité sera belle si elle est lumineuse, sublime si elle est grande, mais d'abord si elle est la vérité. La mission du philosophe est remplie quand il a porté la lumière dans les intelligences, après l'avoir produite dans la sienne. Aussi tout autre moyen est accessoire et doit être sacrifié au vrai but dès qu'il peut lui nuire. Les formes par lesquelles on cherche à plaire à l'imagination, à entraîner la volonté, sont souvent un obstacle à la vue claire et distincte de la vérité. De tels moyens, il s'en défie, les écarte et les dédaigne, ou les emploie sobrement et avec mesure. Ce n'est point en frappant l'esprit par des images, en remuant le cœur par des mouvement pathétiques qu'il produit la conviction dans les esprits. Il demande aux

passions de faire silence, à l'esprit de rester calme, il écarte l'imagination avec ses formes trompeuses; il craint le sophisme habilement caché dans un raisonnement abrégé ou trop rapide. Froidement il médite, il examine, il pèse les raisons et attend, pour décider, que la lumière se fasse. Il met en jeu tous ces procédés de la pensée réfléchie pour trouver la vérité, et, quand il l'a trouvée, c'est par eux aussi qu'il l'expose et la fait admettre.

III. EN QUOI ELLE DIFFÈRE DU DISCOURS. La dissertation philosophique n'est donc point la composition oratoire ou le discours. L'objet de l'éloquence est la persuasion. Persuader c'est convaincre, sans doute, mais autant seulement qu'il faut pour persuader; convaincre est le moyen non la fin. L'orateur traverse l'esprit pour aller au cœur et s'emparer de la volonté; son but est pratique. Ce qu'il veut, c'est obtenir non une froide adhésion, mais une décision, une résolution, un acte ou une détermination. Pour cela, il emploie le prestige des grandes et fortes images, les mouvements entraînants et pathétiques, tout, jusqu'au son de la voix; il exhorte, il presse, il tonne, il ébranle à la fois toutes les puissances de l'âme. Le philosophe se borne à exposer clairement et avec calme la vérité, telle qu'il l'a trouvée, en faisant repasser les esprits par les mêmes routes qu'il a parcourues, et en les conduisant au même terme, l'évidence, où il se repose, unique garantie de la certitude.

Nous savons ce qu'il y a de presque divin dans ce grand art de gagner les coeurs et d'en traîner les volontés; mais la recherche et la contemplation de la vérité ont aussi leurs jouissances et leurs avantages propres. « Il n'y a rien de plus doux que la lumière de la vérité, dit Cicéron lui-même, le grand orateur: Nihil est veritatis luce dulcius. » (Acad., II, x.), Or. pour la faire luire dans l'intelligence cette douce lumière, il faut précisément que l'esprit soit dans une situation différente de celle où le met l'orateur. Il doit écarter les formes séduisantes qui souvent sont mensongères; il ne doit se laisser ni troublerni émouvoir, mais rester maître de lui-même, impassible et réfléchi. L'orateur aussi doit instruire et démontrer; mais ce n'est ni pour la même fin ni de la même sorte. Que la conviction soit contenue dans la persuasion, elle n'est toujours pas le but. Elle l'est si peu et la différence est telle que, pour produire la vraie conviction, il faut précisément écarter les moyens les plus efficaces de la persuasion, ce qui touche et ce qui remue, ce qui nous

« PreviousContinue »