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à la discussion de ces preuves, il faut recourir à l'analyse, seule méthode capable de nous initier à l'opération de l'intelligence qui fait la force et la légitimité de ces preuves. Ici c'est la dialectique et non la démonstration proprement dite qui est le procédé efficace et naturel. Mais l'emploi de la synthèse reparaît dans les questions relatives aux attributs de Dieu, à la Providence, à la vie future, excepté toutefois quand il s'agit de résoudre les objections, ou de réfuter les systèmes, comme le déisme ou le panthéisme.

En résumé, s'il s'agit d'une doctrine à examiner, d'un fait à décrire ou à expliquer, d'une maxime à interpréter ou à développer, d'un problème à résoudre, suivez, en général, le même ordre dans l'exposition que dans la recherche. De préférence employez l'analyse, sauf à abréger par la synthèse dans le cours de votre exposition. Le plus souvent l'analyse est bien placée au commencement, la synthèse à la fin, pour résumer et récapituler les preuves. Si le sujet est parfaitement connu, et que ce soit une démonstration à donner, établissez d'abord votre principe, et procédez par voie de synthèse. S'il s'agit de principes à discuter, à démêler, à défendre, vous n'avez pas d'autre méthode à suivre que l'analyse, à moins que ces principes ne se déduisent eux-mêmes d'autres principes, et alors ce ne sont plus de vrais principes. Employez toujours la synthèse pour résumer, récapituler, conclure; car alors le chemin ayant été parcouru, la carrière pouvant être embrassée d'un simple coup d'œil, vous n'avez qu'à rétablir tout l'ensemble du raisonnement dans l'ordre que veut la raison, qui est l'ordre synthétique, celui de l'antériorité des causes sur les effets, du principe sur les conséquences.

Mais ces préceptes sont trop généraux pour pouvoir être toujours applicables. Ici, comme pour l'art oratoire, « il faut savoir, en beaucoup de choses, prendre conseil de soi-même et du sujet que l'on traite. » Quare plurima petamus a nobis et cum causis deliberemus. (Quintilien, VII, x, 10.) « Il y a des choses qu'on ne peut dire qu'en ayant la matière sous les yeux. » Est et hoc quod scriptor demonstrare non possit, nisi certa definitaque materia. (Ibid.) (1).

V. DE LA DICTION ET DU STYLE. Bien penser,

savoir trouver

(1) Nostrum est uti eis scire. (Quintil., VII, x.) Equidem id maxime præcipiam, ac repelens iterumque monebo: res duas in omni actu spectet orator, quid deceat quid expediat. (Ib., II, x111.)

la vérité, et l'exposer avec méthode, c'est là l'essentiel sans doute. Mais l'expression aussi est nécessaire à la pensée; celle-ci reste imparfaite tant qu'elle n'a pas atteint sa forme propre et convenable (1). Toutes les qualités de la pensée sont visibles dans le langage, qui en reproduit aussi les défauts. Il y a, en outre, un tour particulier, un caractère original et propre de l'expression qui s'appelle le style, et qui répond aux divers modes comme aux objets divers de la pensée. Qui ne sait combien la diction et le style ont d'importance dans toute œuvre de l'esprit (2)? Aussi le mérite littéraire d'une composition philosophique est-il hautement à considérer. C'est sur cette partie, qui répond à l'élocution dans l'art oratoire, que nous avons donné de nouveaux avis. Mais d'abord il convient d'insister sur l'importance de cet objet et d'en montrer les difficultés.

La forme, je le répète, tient au fond et ne peut s'en séparer. La pensée elle-même n'est achevée que quand elle a revêtu son expression vraie ou adéquate. Autrement, elle n'est qu'ébauchée dans l'esprit, du moins n'a-t-elle pas subi sa véritable élaboration; elle est obscure ou vague et confuse, elle ne sait, non-seulement se communiquer, mais se définir et s'analyser elle-même. Il ne faut pas sans doute vouloir concentrer ses efforts sur l'expression indépendamment de la pensée et de son objet, non vocabulorum opificem sed rerum inquisitorem decet esse sapientem. (Saint Aug., Adv. Acad., II, II.) Un arrangement artificiel de mots et de phrases est une entreprise digne d'un rhéteur ou d'un sophiste. Mais le souci de la forme est imposé au philosophe comme au poète et à l'orateur (3).·

(1) Hanc perfectam philosophiam semper judicavi quæ de maximis questionibus copiose posset ornate que dicere. (Cic., Tusc., I, iv.)

(2) On sait ce que Cicéron dit des épicuriens qui ont négligé l'art d'écrire « Quos non contemno equidem, quos nunquam legerim sed quia profitentur ipsi illi qui eos scribunt, se neque distincte, neque distribute, neque eleganter, neque ornate scribere, lectionem sine ulla delectatione negligo... Quoniam quemadmodum dicant ipsi non laborant, cur legendi sint nisi ipsi inter se qui idem sentiunt, non intelligo. »

Il leur oppose les socratiques, Platon, etc., dont les livres sont entre les mains de tout le monde, même de ceux qui ne partagent pas leurs doctrines. Il termine ainsi : « Nobis autem videtur quidquid litteris mandetur, id commendari omnium eruditorum lectioni debere. » (Tusc., 11, 111.) On peut être un esprit judicieux et non un écrivain; mais quiconque prend la plume et se mêle d'écrire, doit être en état de faire honneur aux lettres: Fieri potest, ut recte quis sentiat et id quod sentit polite eloqui non possit. Sed mandare quemquam litteris cogitationes suas, qui eas nec disponere, nec illustrare possit, nec delectatione, aliqua allícere. lectorem hominis est intemperanter abutentis et otio et litteris. » (Tusc., I, m.)

(3) Au fond, que sont les mots, sinon les images des choses? Et ces

Presque tous les grands philosophes ont été de grands écrivains. Si le style de quelques-uns laisse à désirer, ce défaut est imputable autant à leur esprit et à leurs idées qu'à leur manière de les exprimer. C'est une erreur aussi de croire qu'il est plus facile d'écrire sur les matières philosophiques que sur d'autres sujets. Outre les qualités générales, le style en a de propres, qu'il est malaisé d'atteindre à un degré supérieur. Il faut donc s'évertuer à bien écrire en philosophie, et cela dans l'intérêt même de la culture philosophique. Outre la préparation littéraire, qui est indispensable, vous avez de grands efforts à faire, des difficultés particulières à vaincre et des défauts d'autant plus difficiles à éviter qu'ils dérivent des pentes naturelles de votre esprit. C'est au point que, pour vous, l'invention est presque facile en comparaison. Difficillimum vero est inventum expolire et expedite pronuntiare. (Cic., Rhet. ad Her., II, xvii.)

Cela nous met dans la nécessité de nous étendre sur la nature du style philosophique et d'en énumérer les qualités. DU STYLE PHILOSOPHIQUE; SES QUALITÉS. Le style, étant la forme même de la pensée, doit être approprié à sa nature et à son but, et en offrir les caractères.

Or, le caractère de la pensée philosophique doit être avec la vérité l'évidence, qui en est le signe et la manifeste à l'esprit. La qualité suprême est donc la clarté. Celle-ci est la vertu même du discours, dit Aristote. (Rhét., III, 1.) (1) Mais il y a ici une distinction à faire: de même qu'il y a deux sortes d'évidence, l'une vraie, l'autre fausse, la clarté douteuse et incertaine des sens, la clarté vraie et certaine de la raison, il y a aussi deux genres de clarté. Il y a un style qui paraît clair, parce que les mots, empruntés au langage vulgaire, rappellent les choses communes et les présentent sous des images sensibles. Il peut être clair aussi de cette clarté diffuse qui se répand en détails, sans rien formuler ni préciser. Ce style, clair en apparence, est l'obscurité même, ou, si l'on veut, c'est la clarté des faibles, à qui tout ce qui est abstrait paraît vague et obscur.

images, si la vigueur des raisons ne leur donne de l'âme et de la vie, s'y attacher si fort, c'est être amoureux d'une statue.

Cependant il ne faut pas plus condamner tout homme qui prend de la peine à polir, à relever par l'éclat des mots ce que la philosophie a de rude et d'obscur. Nous voyons de grands exemples de ces ornements dans Xénophon, dans Cicéron, Seneque, Plutarqué et Platon lui-même. > (Bacon, de Augm., liv. I, p. 54.)

(1) λέξεως ἀρετή σαφὴ εἶναι. (Rhet., III, n, S 1.) Perspicuitas orationis summa virtus. (Quintilien.)

La plus haute clarté du langage philosophique peut paraître obscure aux esprits qui ne comprennent qu'à l'aide des sens et de l'imagination. La clarté diffuse n'est pas la clarté précise; la clarté du langage figuré n'est pas la clarté abstraite qui a besoin quelquefois de termes techniques et de formules.

1° Il n'en est pas moins vrai que la qualité suprême, générale et absolue du style ou de la diction philosophique est la clarté. Joignez-y la précision, qui elle-même est la vraie clarté. Ces deux qualités, inhérentes à la pensée même, et qui passent de l'esprit dans le langage, ont pour complément l'exactitude et la rigueur, qui s'y rattachent comme marquant la parfaite correspondance du signe et de la chose signifiée, de la pensée et de l'expression.

L'obscurité, le défaut contraire, est souvent reprochée aux philosophes. Si elle a souvent son excuse dans les matières qu'ils traitent, il n'en est pas de même quand il s'agit de sujets plus faciles. Elle est toujours d'ailleurs un défaut (1), et ce n'est point par là qu'ils sont à imiter. Loin de là. « Efforçons-nous sans cesse par la clarté et la précision de bannir les termes faux, impropres, inintelligibles. » (Goethe, Max.)

Le monde n'est-il pas assez rempli d'énigmes pour qu'on ne transforme pas en énigmes les choses les plus simples. (Id., ibid.) En général, le style d'un écrivain est le miroir fidèle de son âme. S'il veut avoir un style clair, il faut que ses pensées soient claires. (Id., ibid.)

Ces deux qualités du style, la clarté et la précision, n'excluent pas les autres, l'élégance, la richesse, l'éclat, la vivacité, l'élévation, etc., qui peuvent même être nécessaires à certains sujets. Celles-ci doivent s'ajouter aux précédentes, mais ne jamais leur nuire.

2o Une autre qualité du style philosophique est la simplicité, et elle est une conséquence de la clarté. Le style figuré montre et cache à la fois la pensée; entre elle et l'esprit il met une image, un objet sensible. C'est le style de la poésie et de l'éloquence; non que le style philosophique doive écarter toute image et toute figure: mais le terme propre y domine; il doit être sobre de métaphores et de comparaisons. L'expression est ici abstraite comme la pensée; la formule et le terme technique s'y rencontrent. Il ne faut

(1) L'obscurité de l'expression est partout et toujours un mauvais signe. Quatre-vingt-dix fois sur cent elle vient de l'obscurité de la pensée. (Schopenhauer Parerga, t. II, p. 557.)

pourtant pas réduire cette langue à une sorte d'algèbre. Il faut savoir régler l'emploi des formules comme des images, et en écarter l'abus.

30 Ce style doit être calme et tempéré. Les mouvements oratoires et les élans poétiques ne conviennent pas à l'expression de la pensée réfléchie. Le langage de la passion n'est pas celui de la raison; la passion éblouit et trouble l'esprit ou le séduit. Ce sera un style égal et tempéré : æquabile et temperatum orationis genus, comme dit Cicéron. (De Off., I, 1.)

Est-ce à dire qu'il devra être uniforme et monotone, que la force, la vivacité, l'énergie, la variété en seront bannies? Non; mais ce doit être une force calme et contenue, toujours maîtresse d'elle-même et qui ne s'emporte jamais, qui calcule tous ses mouvements. Il doit y régner une gravité douce, qui rappelle le caractère à la fois sérieux et calme de la pensée philosophique. Cette douceur passera dans le discours, et une certaine sérénité se répandra sur l'ensemble. Ce style sera soigné, toutes les expressions en seront justes et bien choisies; une élégante simplicité en éloignera les termes vulgaires qui produisent de l'effet aux oreilles de la multitude. Il devra aussi être libre et facile, dégagé d'entraves. La marche cadencée du vers, la contexture savante, le nombre et l'ampleur de la période oratoire lui siéraient mal. Par sa facilité, il se rapprochera de la conversation, mais sans en contracter la négligence et la familiarité. Ce sera un entretien plutôt qu'un discours, mais un entretien entre les doctes. Cicéron exprime très-bien toutes ces qualités du style philosophique. Mollis est oratio philosophorum et umbratilis; nec sententiis nec verbis instructa popularibus; nec vincta numeris, sed soluta liberius. Nihil iratum habet, nihil invidum, nihil atrox, nihil miserabile, nihil astutum : casta verecunda virgo, incorrupta quodam modo, itaque sermo potius quam oratio. (Orat., XIX.)(1) II signale les défauts qui proviennent de sa confusion avec le style oratoire; il rappelle à quels esprits ce discours s'adresse, la nature calme des sujets, son but, qui est d'instruire et d'éclairer, non de capter des suffrages. Neque nervos, neque aculeos oratorios ac forenses habet. Loquuntur philosophi cum doctis, quorum sedare animos malunt

(1) Cicéron caractérise aussi très-bien ce style: « Nitidum quoddam genus est verborum et lætum, sed palestræ magis et olei, quam hujus civilis turbæ ac fori. » (De Orat., I, xvII.)

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