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QUESTIONS

D'HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE

PHILOSOPHIE ANCIENNE

Question I.

PHILOSOPHIE ANTÉSOCRATIQUE.

Caractère général de la Philosophie grecque avant Socrate. Suite et enchaînement des systèmes. Jugement sur leur ensemble.

Esquisse. Comme tout ce qui commence, la philosophie grecque à son début est faible et inexpérimentée. Elle agite des problèmes que la raison humaine dans sa maturité ose à peine aborder : l'origine et la formation du monde. C'est de l'univers physique surtout qu'elle s'occupe, dont elle cherche à pénétrer le mystère; l'homme et la nature humaine tiennent peu de place dans ses recherches. Quant à la forme d'exposition, on y reconnaît l'alliance de la philosophie et de la poésie. Les livres de ces philosophes, qui ont pour titre : Sur la nature, nepi púrews, sont la plupart écrits en vers. On remarque déjà chez eux la double tendance, empirique et rationaliste, qui se prononcera de plus en plus dans les époques suivantes. Elle caractérise les deux grandes écoles ionienne et italique. La première (Thalès, Anaximandre, Anaximène) ne s'en rapporte qu'au témoignage des sens. Son principe est tout matériel: l'eau, l'air, le feu. Elle conduit à l'atomisme de Leucippe et de Démocrite, la plus nette formule du matérialisme. La seconde (Pythagore et ses successeurs), s'appuyant sur la raison seule, cherche dans les nombres et leurs rapports l'explication des phénomènes de l'univers, soit physique soit moral. Les nombres y sont considérés comme les principes des choses. Elle aboutit au panthéisme des Eléates. Parménide nie la pluralité des êtres et proclame l'unité absotue, immobile; le monde est un composé de vaines apparences; le mouvement est impossible: ce que Zénon, son disciple, prétend prouver par la dialectique. Un essai de conciliation entre les deux écoles se fait remarquer dans le dualisme d'Empédocle et d'Anaxagore. Le premier, qui complète la théorie ionienne des éléments, l'eau, l'air, le feu, par un quatrième élément, la terre, explique l'antagonisme des choses par deux grandes lois, sous les noms de l'amitié et la discorde,

Enfin apparaît Anaxagore, le précurseur de Socrate, qui conçoit la nécessité d'une intelligence pour la formation du monde. A la matière (homœoméries, parties similaires), il ajoute l'esprit, vous, ordonnateur de l'univers. Mais il se borne à l'énoncé général de ce principe sans en faire usage dans le détail de son système (Phédon). La faiblesse de ces théories, jointe aux causes sociales qui modifient la civilisation grecque, amène la dissolution de toutes ces écoles dans la sophistique. Avec les sophistes apparaît déjà un nouveau mouvement de la pensée qui, désertant la nature, commence à se replier sur elle-même. Mais

ne sachant trouver dans la conscience un terrain solide, elle s'arrête au scepticisme. Ainsi finit cette période d'enfance qui en prépare une autre de jeunesse et de virilité. La nécessité se fait sentir d'une réforme et d'un réformateur.

Il est trop facile de relever ce qu'il y a de faible et de superficiel dans ces systèmes. On ne peut toutefois méconnaître quelque chose d'ingénieux dans ces premiers essais de la pensée spéculative. Ainsi se justifie le mot d'Aristote sur les auteurs : « Ils ressemblent à des soldats mal exercés qui frappent de bons coups, mais sans savoir ce qu'ils font. Ce qu'il dit d'Anaxagore est à remarquer : « Quand un homme proclama qu'il y avait dans la nature une cause de l'arrangement et de l'ordre universel, il parut seul doué d'un esprit lucide au milieu de gens qui avaient à peine leur raison. » Mais lui-même ne sut pas tirer parti de son principe. (Mét., I. Cf. Platon, Phedon.)

Question II. LA SOPHISTIQUE.

Quels sont les caractères de la Sophistique? Quel jugement doit-on porter sur les sophistes?

La sophistique est la première apparition du scepticisme sur la scène de la philosophie grecque, scepticisme frivole et léger qui se vantait de tout prouver, le pour et le contre, et affectait un savoir universel. C'est le triomphe de la fausse dialectique et de la fausse éloquence. Le charlatanisme des sophistes, leur amour du gain, leur vanité sont flétris par Platon qui définit la sophistique « l'art de trafiquer des choses de l'âme.» (Le Sophiste.) On ne peut nier toutefois les talents des sophistes ni les services qu'ils ont rendus. Ce fut d'élargir l'horizon de la pensée, de poser et d'agiter des problèmes nouveaux, de propager les sciences et les arts par toute la Grèce, de provoquer une culture de l'esprit plus étendue et plus variée. Ils ont ainsi préparé une ère nouvelle à la philosophie et suscité Socrate. La sophistique annonce et marque un mouvement de la pensée en sens inverse du précédent. Avec elle, l'esprit se détache de la nature et se replie sur lui-même, mais sans y trouver le point d'appui solide dont il a besoin pour de nouvelles recherches plus vastes et plus profondes; ce sera la tâche du vrai fondateur de la science philosophique et de la morale dans l'antiquité.

La sophistique n'en est pas moins ce qu'elle est le scepticisme avec toutes ses conséquences théoriques et pratiques. L'homme est la mesure de toute chose, disait Protagoras. Ce qui signifie : la manière de sentir de chacun est la règle de la vérité. Gorgias affirmait que l'être (le vrai) n'est pas, que l'homme ne saurait le comprendre ni le communiquer. Les autres sophistes, Prodicus, Polus, Thrasymaque, Hippias, Euthydème, etc., soutenaient que rien n'est en soi ni vrai ni faux, ni bon ni mauvais, ni juste ni injuste, ni beau ni laid, la vertu n'est qu'un mot. Pour eux, la justice est une pure convention; la loi naturelle est la force, le droit du plus fort; l'égoïsme ou l'intérêt est l'unique mobile des actions humaines. Plusieurs niaient la Divinité et prêchaient ouvertement l'athéisme (Protagoras, Diagoras).

De nos jours, on a essayé de réhabiliter les sophistes. Sans peser les raisons plus spécieuses que solides alléguées en leur faveur, on peut dire 1 Qu'il est difficile de réformer un jugement qu'avec Platon, Aristote et leurs contemporains ont porté tous les écrivains de l'antiquité. 2o Si les sophistes ont rendu des services, on doit distinguer le

caractère des hommes et leurs intentions de l'effet produit par leurs actes et leurs discours. Ont-ils voulu ce qu'on leur attribue? L'eussent-ils voulu, cela détruit-il leur charlatanisme, leur mépris de la vérité, leur vanité, leur avidité? 3° Cette tardive apologie qui, dit-on, fait honneur au sens historique de notre siècle, n'est-elle pas due plutôt à une certaine facilité d'appréciation morale, de tolérance suspecte qui en atténue l'effet? A qui s'adresse en effet, cette sympathie rétrospective? A des hommes très-peu dignes d'estime et d'intérêt, qui méritent encore moins d'être admirés et imités. La race des sophistes, elle est de tous les temps et aussi du nôtre. C'est pour elle qu'on réclame l'indulgence, sinon l'estime générale. Cela diminue peut-être les mérites du sens historique. 4° Ce qu'on est forcé, en soutenant cette cause, de dire de leurs adversaires, parmi lesquels figurent au premier rang Socrate et Platon (qui les aurait calomniés), n'est-il pas aussi quelque peu étrange? Quiconque pèsera ces raisons sera peutêtre moins empressé à donner les mains à cette réhabilitation.

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L'enseignement des Sophistes. Qu'enseignaient les Sophistes à la jeunesse athénienne? Platon le dit et pas un ancien ne l'a contredit: 1o Un art nouveau, art universel, qui dispense de l'art et du savoir réels, l'art de tout prouver et persuader, de démontrer les contraires en substituant l'apparence à la vérité. C'est l'objet de la dialectique et de la rhétorique. (Gorgias.) En s'y rendant habile, on est sûr de faire en tout prévaloir son opinion, on sait faire d'une mauvaise cause une bonne. Par là on se rend maître de l'esprit de la multitude, on parvient au pouvoir, à la richesse et aux honneurs. Cet art c'est la Sophistique elle-même. (Ibid., Protag.) Le Sophiste, à défaut de meilleures raisons, invente des arguments spécieux et captieux, il use de tous les prestiges d'une brillante et pompeuse éloquence, ce que Platon définit l'art de faire des prestiges à l'aide des discours. (Sophiste.) - La Métaphysique des Sophistes est toute dans la thèse de Gorgias: L'être n'est pas (Supra) et dans la maxime de Protagoras (v. p. 185). Le criterium de la vérité est la sensation qui change avec chaque individu (Théétète). Rien n'est, tout devient, car tout est en mouvement, selon Héraclite. -3° La morale s'accorde avec ces principes, il n'y a en soi ni bien, ni mal; le bien c'est la sensation agréable, le mal, la douleur; la volupté, le plaisir des sens est le but et la règle des actions humaines (Gorgias). —4° Eo Politique, la justice n'est qu'une convention, le droit c'est la force. Le droit du plus fort est la loi qui régit le monde. (Ibid. et Rep.). Voilà ce qu'enseignaient les Gorgias, les Prodicus, les Thrasymaque etc., quand au lieu de vanter la vertu dans de beaux discours, ils dévoilaient le sens de cette sagesse qu'Aristote appelle apparente et non réelle. -5° En Religion, ce n'est pas seulement l'anthropomorphisme des Dieux payens qu'ils attaquent, mais toute croyance religieuse, comme pure invention des Législateurs; ils professent l'athéisme. Telle est au fond la Sophistique. Que le panthéisme (Hegel) et le positivisme (Grote) l'aient réhabilitée, on ne peut s'en étonner; mais c'est un des signes du temps et cela confirme notre critique. (V. p. 465. Voy. notre Etude sur le Gorgias de Platon et sur la Sophistique.)

Question III.

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SOCRATE.

Quel est le caractère de la révolution philosophique dont Socrate est l'auteur?

Programme. 1° Renverser la sophistique; 2° ramener la pensée de l'homme du spectacle des choses extérieures sur lui-même; 3o fonder la science et la morale sur une base certaine tel est le caractère général de la révolution philosophique opérée par Socrate.

:

1o Le scepticisme des sophistes menaçait de dissoudre, avec toutes les croyances où s'était jusque-là reposée la pensée grecque, la science elle-même et la moralité atteinte dans ses bases. De là, la nécessité d'une opposition: la polémique de Socrate contre les sophistes, sa dialectique, son ironie. (V. Platon, le Protagoras, le Gorgias, etc.)

20 La science s'était égarée dans des spéculations vaines sur la nature elle avait, sans méthode et sans règle, agité des problèmes au-dessus de sa portée, sur l'univers, son origine, etc.; Socrate ramène la pensée de l'homme sur lui-même, mouvement déjà commencé par les sophistes. Il place dans la raison le point d'appui que ceux-ci n'avaient pu trouver s'arrêtant à la sensibilité, la partie mobile de notre être. Sa maxime Connais-toi toi-même, est analogue au Cogito ergo sum de Descartes.

3o Sans élever de système, Socrate fonde la science en lui donnant pour objet l'universel (l'idée) et en montrant comment on doit le chercher et le trouver. Il apprend à définir et à induire. (V. Xénoph., IV, Arist., Mét.) Par sa méthode, il dégage les idées que la raison recèle et porte en elle-même les idées du vrai, du bien, du juste, du beau, etc. Cette révolution qui s'accomplit sur le terrain de la morale a une portée universelle. Socrate est le vrai fondateur de la science comme de la morale dans l'antiquité, il lègue sa méthode à ses suc

cesseurs.

4° Ainsi s'expliquent avec cette méthode elle-même et les points principaux de sa doctrine, sa mission, sa vie, les haines soulevées contre lui, son procès, sa condamnation et sa mort, jusqu'à la forme de ses discours et de ses entretiens. Faire ressortir la portée de celte révolution, la grandeur du personnage et la place qu'il occupe dans l'histoire.

Question IV.

MÉTHODE SOCRATIQUE. Quelle était la méthode de Socrate? De quel usage peut-elle être encore aujourd'hui dans l'enseignement?

Programme. Cette méthode se produit sous la forme d'une interrogation savante qui a pour but: 1o d'amener l'interlocuteur à se contredire et à avouer son ignorance; 2o de l'aider ensuite à trouver par lui-même la vérité, s'il en est capable et le désire. Socrate l'employait d'abord à l'égard des sophistes (V. Protagoras, Gorgias), puis avec les jeunes gens. (V. 1er Alcibiade, Ménon.) — De là son double caractère, négatif et positif. -1° Elle a pour effet de confondre la fausse sagesse des sophistes et de rabattre la présomption de quiconque croit savoir et ne sait pas. Elle donne la conscience de son ignorance à celui qui ne l'a pas, ce qui est la première condition du savoir réel et de la recherche de la vérité. 2° Elle force l'esprit à rentrer en lui-même, à sonder la raison et à y trouver les premiers principes de toute connaissance ( SERUTO). Elle fait sortir de l'âme les vérités qu'elle

recèle (art d'accoucher les esprits). 30 Le caractère philosophique de cette méthode est la recherche de l'universel: objet de la science; ses procédés sont la définition et l'induction. Socrate, le premier, apprit à définir et institua les discours inductifs. (Aristote.) Par ces mêmes procédés, il fonde la morale sur une base scientifique.

L'utilité générale de cette méthode est visible. Elle est la forme première et nécessaire de tout enseignement véritable et fécond. Elle est une excitation de l'esprit à penser par lui-même, à réfléchir, à trouver lui-même la vérité son opposé est la méthode qui le laisse passif et qui s'adresse à la mémoire. Donc elle subsiste et doit subsister toujours. (V. Précis, p. 449.) Elle n'a de passé que sa forme originale et le talent inimitable de son auteur.

Question V. L'IRONIE SOCRATIQUE.

En quoi elle consiste? Comment fait-elle partie de la méthode de Socrate et de son caractère?

-

Esquisse. L'ironie de Socrate est-elle seulement une feinte, siparia, une tactique à l'égard des sophistes, un moyen de confondre leur vaine science et de rabattre leur orgueil? A-t-elle un côté plus sérieux? Les uns y ont vu une forme du scepticisme, ce qui est faux, d'autres un procédé analogue au doute méthodique de Descartes. N'est-ce pas aussi un moyen de déguiser sous une forme aimable de hautes vérités qu'il s'agit d'insinuer ou d'inculquer plutôt que d'enseigner dogmatiquement? un procédé indirect au lieu du procédé direct? Tout cela est vrai. Si elle fait partie de la méthode du maltre, ne tient-elle pas aussi à son caractère? On peut aussi se demander en quoi elle diffère d'autres genres d'ironie dans les écrivains anciens et modernes, de l'ironie d'Aristophane, de Timon, de Lucien, de l'ironie de Pascal. (Provinciales.) Autant de points intéressants à examiner. Nous nous bornerons à marquer le principal.

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Socrate prétendait ne rien savoir. « Ce que je sais, disait-il, c'est que je ne sais rien, » ignorance savante, premier degré de la science (supra), condition pour l'acquérir. Croire savoir quand on ne sait pas, c'est la pire ignorance. On ne cherche pas la vérité que l'on croit posséder. (V. Ménon.)

Socrate excellait à mettre en contradiction ses adversaires et à tirer de leur propre bouche l'aveu de leur ignorance. Il se moquait agréablement et finement de la prétention au savoir quand il n'était pas réel. Il forçait aussi à réfléchir. Mais il se gardait bien de mettre rien à la place. Presque tous les dialogues socratiques se terminent ainsi sans conclusion.

Etait-ce un simple aveu de l'impuissance de la raison humaine? une disposition sceptique? Ce serait mal juger Socrate. Il croyait, non pas qu'il fût impossible de trouver la vérité, mais qu'on la cherchait mal, et il indiquait les moyens de la trouver. C'est un procédé analogue au doute méthodique de Descartes.

Non-seulement Socrate croit à la vérité, mais il a une doctrine et il l'enseigne, quoique sous une forme détournée. Sans paraître rien transmettre, il fait sortir la vérité de l'âme de son auditeur. En conduisant son esprit, il lui fait trouver par lui-même la réponse aux problèmes qu'il lui pose: art d'accoucher les esprits (suprà), induction socratique.

Cette méthode a aussi son côté personnel. L'ironie de Socrate est étroitement liée à son esprit et à son caractère. Génie particulier de

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