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les répétitions et les longueurs. Ce qui peut plaire à l'imagination est souvent un obstacle pour la raison, qui n'aime pas à être distraite ni détournée de son but, qui veut y être conduite par la voie la plus courte et la plus directe? Ainsi s'explique le petit nombre de productions excellentes en ce genre que nous offre la littérature philosophique. Platon lui-même, qui l'a porté à sa perfection, n'échappe pas à ces objections. On dispute encore sur le but et le plan de plusieurs de ses dialogues. Il n'est pas aisé de s'y orienter et de reconnaître sa véritable pensée. L'esprit moderne y trouve des longueurs (1).

II. Ses limites et son emploi. Il s'ensuit que si le dialogue peut être avantageusement employé, ce ne peut être que dans certaines limites, pour certains sujets et dans un but restreint; mais il ne peut être admis, ainsi qu'on l'a prétendu, comme la forme d'exposition vraie et adéquate de la pensée philosophique. Aussi Aristote l'abandonne; il substitue à la savante ordonnance du dialogue platonicien l'exposition simple et régulière qui convient à la science. Le dialogue marque la transition de la poésie philosophique à la prose. Mais si son usage ne peut être généralisé, et s'il occupe un rang secondaire, il est loin d'avoir perdu son utilité et on aurait tort de l'exclure. Il est des fins auxquelles il est éminemment propre. L'entretien qui le remplace, et dont les règles sont moins sévères, peut rendre de vrais services, approprié à un but dialectique et critique, zêtétique ou didactique. Il se prête très-bien à la discussion des principes, à la réfutation et à l'interprétation des doctrines. Il est bon pour éclairer des points obscurs ou épineux; il peut donner à la critique un tour original et ingénieux. Toute une grande méthode d'investigation et d'enseignement le réclame comme lui étant naturel et propre; c'est la méthode socratique, méthode à la fois; de discussion, d'examen et d'enseignement, toujours féconde, qui met l'esprit sur la voie et le fait découvrir par lui-même. Tels sont les principaux usages du dialogue. Quant à ses règles, nous nous bornons à indiquer les principales.

III. Ses règles. —1o La première, qui résulte de ce qui pré

(1) On est seulement un peu étonné de voir Montaigne se montrer à ce sujet si sévère : « La licence du temps m'excusera-t-elle de cette sacrilege audace, d'estimer aussi traînants les dialogismes de Platon même, étouffant par trop sa matière, et de plaindre le temps que met à ces longues interlocuticns vaines et préparatoires un homme qui avait tant de meilleures choses à dire. » (IÍ, x).

cède, est d'adapter le dialogue à un sujet qui lui convienne. Il est clair qu'une analyse psychologique se prête peu à cette forme d'exposition. La méditation solitaire, l'entretien avec soi-même, sont ici plus naturels. Mais on peut discuter un principe, réfuter un opinion, interpréter une maxime, exposer et apprécier une doctrine, enseigner et démontrer une vérité en les mettant dans la bouche de personnages qui les représentent.

2. La plus stricte impartialité doit être observée dans la discussion des opinions. Elle consiste à ne pas affaiblir les raisons de la thèse contraire à celle que l'on croit être la meilleure, ni à déguiser les côtés faibles de celle-ci. C'est l'écueil ordinaire du dialogue. Si vous mettez deux opinions en présence, soyez juste envers l'une et envers l'autre. Cela ne veut pas dire qu'il faille rester indifférent et, comme il arrive aux sceptiques et aux sophistes, plaider le pour et le contre; mais les raisons, de part et d'autre, doivent être produites dans toute leur force. Les difficultés ne seront ni dissimulées ni éludées. Il est trop facile de triompher de cette façon; mieux faudrait parler seul et faire un monologue.

La discussion doit être calme et polie. L'ironie socratique est permise dans certains cas, mais elle s'allie à l'urbanité et même à la bienveillance. Qu'on rappelle ici les caractères par lesquels Cicéron lui-même distingue l'entretien philosophique de la discussion oratoire: Mollis est oratio philosophorum... Nihil iratum habet, nihil invidum. Loquuntur philosophi cum doctis, quorum sedare animos malunt quam mutare. (Orat., XIX.)

3o L'entretien doit se terminer par une conclusion. Il n'est pas toujours nécessaire qu'elle soit formulée d'une manière précise, mais elle doit être clairement indiquée. Il faut aussi qu'elle soit présentée de façon à ne pas blesser celui des interlocuteurs dont on a critiqué ou réfuté les opinions.

4o Le dialogue, au lieu d'offrir une controverse, a-t-il un but spécialement didactique, on fera bien de se rappeler ce que dit à ce sujet Marmontel :

<< Si le dialogue est moins une dispute qu'une leçon, l'un des deux interlocuteurs peut être ignorant; mais il doit l'être avec esprit; son erreur ne doit pas être lourde, ni sa curiosité niaise. Les Mondes de Fontenelle sont un modèle en ce genre. Il y a peut-être un peu de manière; mais

cette manière ingénieuse n'est celle ni de Pluche ni de Bouhours.

Les leçons en dialogues ont deux grands avantages, l'attrait et la clarté; mais elles ont un défaut, la longueur. Il serait donc à souhaiter que l'on réservât cette forme d'instruction pour les sujets épineux et confus, qui exigent des développements et dans lesquels l'intelligence et la raison. veulent être conduites à travers des difficultés successivement résolues, du doute à la persuasion, de l'obscurité à l'évidence. » (Élém. de litt., art. DIALOGUE.)

Les caractères du dialogue sont le naturel, l'aisance, la facilité. La contrainte doit en être bannie, ainsi que la sécheresse, le ton dogmatique, l'affectation du bel esprit, la pédanterie. Mais la familiarité, la banalité et la vulgarité ne seront pas moins évitées. Que le tour soit aisé et libre, le langage d'autant plus soigné, exempt de négligences qu'il doit être plus éloigné de toute recherche.

Celui qui entreprend de composer un dialogue et d'y faire figurer des personnages ou des auteurs connus, doit s'être familiarisé non-seulement avec leurs idées et leurs opinions, mais avec leur caractère, leur tour d'esprit et même avec le langage ou le style qui leur est propre. Aussi est-il téméraire de se hasarder à faire parler des personnages comme Platon, Aristote, Descartes, Leibnitz. Il vaut mieux faire figurer leurs sectateurs et leurs disciples.

QUESTIONS

ᎠᎬ

PHILOSOPHIE

SECTION PREMIÈRE

PHILOSOPHIE

QUESTION I.

La Philosophie est-elle une science?

DISSERTATION.

La philosophie, dit-on, n'est pas une science. Elle n'offre qu'un amas d'opinions contradictoires, de spéculations vaines, d'hypothèses et de systèmes sur des questions qui dépassent la portée de la raison humaine. Dans les autres sciences, il y a des faits et des vérités que personne ne contredit, et le nombre s'en accroît tous les jours. Ici, rien de pareil: tout est contesté; les problèmes, sans cesse agités, n'obtiennent pas de solution définitive. Aucun progrès n'est visible; l'esprit paraît tourner dans le même cercle. Quatre ou cinq systèmes, depuis l'origine, occupent la scène, et, à peine rajeunis, se renouvellent sans cesse, sans qu'aucun puisse remplacer les autres et les fasse disparaître. Les méthodes, aussi bien que les résultats, sont objet de controverse; on est toujours en quête de la voie à suivre. Le point de départ n'est pas mieux fixé que le terme à atteindre, et les bases de la science elles-mêmes sont attaquées. Peut-on donner le nom de science à cet ensemble de conceptions

imaginaires et d'opinions divergentes? Si l'histoire de ces systèmes a quelque intérêt, ce ne peut être que comme offrant le tableau des écarts et des variations de la pensée humaine. Il n'y a de sciences que les sciences exactes et positives, celles qui étudient les phénomènes de la nature et découvrent leurs lois.

Ainsi parlent les adversaires de la philosophie. Le reproche est grave; il l'est d'autant plus, qu'il paraît conforme à l'opinion la plus généralement répandue, même parmi les gens d'esprit; le sens commun n'y contredit pas et semble être du même avis. Pourtant, ce peut n'être qu'un préjugé, et, pour savoir si ce jugement est fondé, c'est à la raison ellemême que l'on doit s'adresser.

Pour décider cette question, il faut d'abord fixer le sens des termes. Qu'est-ce qu'une science? Qu'est-ce que la philosophie? Celle-ci, bien comprise, peut-elle remplir les conditions d'une véritable science? Si l'on n'a sur ces points des idées nettes et précises, il est clair qu'on ne peut s'entendre; il y a plus, on prononce des mots sans en connaître la portée.

La science est la connaissance raisonnée de vérités certaines liées entre elles et rattachées à des principes. Cette définition, la plus généralement adoptée, doit satisfaire tout esprit non prévenu, même le plus sévère. Les sciences mathématiques et physiques nous offrent ces caractères, bien que, dans ces dernières, la liaison des vérités soit loin d'être aussi bien établie et aussi rigoureuse que dans les premières. Quoi qu'il en soit, deux choses constituent la science 1o la clarté rationnelle des vérités et leur certitude, 2o leur liaison ou leur enchaînement logique à l'aide de principes. Tout le monde convient de ces conditions. Il est admis aussi que l'élément vraiment scientifique, c'est l'élément général, la loi ou le principe. « Il n'y a pas de science de l'individuel et de ce qui passe, » a dit Bacon après Aristote.

Tels sont les caractères de la science. Ceux-ci du moins sont essentiels. On peut en ajouter d'autres, mais ils sont accessoires et seraient ici superflus. On doit même s'en défier, comme d'éléments étrangers, introduits dans la dé

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