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plaisait à se rendre utile aux autres, comme on se plaît à un exercice agréable et salutaire. Toute la finesse, toute l'activité d'esprit que l'on emploie ordinairement à faire sa propre fortune, il l'em-. ployait à obliger le premier venu, souvent même il se permettait de passer la mesure nécessaire; une intrigue bien compliquée, lorsqu'il la croyait propre à le conduire à ce but, prêtait un nouvel intérêt au plaisir qu'il avait de rendre service. Timide et maladroit pour son propre compte, il, ne l'était jamais pour celui des autres. Est-il bon ? est-il méchant ? c'est le titre d'une petite comédie où il voulut se peindre lui-même. Il avait, en effet, plus de douceur que de véritable bonté, quelquefois la malice et le courroux d'un enfant, mais surtout un fond de bonhomie inépuisable.

C'est de la meilleure foi du monde qu'il se sentait porté à aimer tous ses semblables, jusqu'à ce qu'il eût de fortes raisons de les mépriser ou de les hair; lorsqu'il avait même de trop justes motifs de s'en plaindre, il courait encore grand risque de l'oublier. Il fallait bien que cela fût ainsi, puisque toutes les fois qu'il se croyait sérieusement engagé à s'en souvenir, il s'était imposé la loi d'en prendre note sur des tablettes qu'il avait consacrées à cet usage; mais ces tablettes demeuraient cachées dans un coin de son secrétaire, et la fantaisie de consulter ce singulier dépôt le tourmentait rarement. Je ne l'ai vu y recourir qu'une seule fois pour me raconter

les torts qu'avait eus avec lui le malheureux JeanJacques.

M. Diderot conversait bien moins avec les hommes qu'il ne conversait avec ses propres idées. Défenseur passionné du matérialisme, on peut dire qu'il n'en était pas moins l'idéaliste le plus décidé quant à sa manière de sentir et d'exister; il l'était malgré lui par l'ascendant invincible de son caractère et de son imagination. Le plus grand attrait qu'eût pour lui la société où il vivait habituellement, c'est qu'elle était le seul théâtre où son génie pût se livrer à sa fougue naturelle et se déployer tout entier. Lorsque l'âge eut refroidi sa tête, la société parut lui devenir assez indifférente, souvent même il y trouvait plus de peine que de plaisir, et rentrait avec délice dans sa retraite. Ses livres, qui servirent de prétexte aux bienfaits de Catherine II, et dont elle lui avait assuré la jouissance avec tant de grâce et de bonté; ses livres, quelques promenades solitaires, une causerie très-intime, surtout celle de sa fille, devinrent alors ses délassemens les plus doux. Cette fille, si tendrement chérie et si digne de l'être, fut jusqu'au dernier moment le charme et la consolation de sa vie; elle lui a fait supporter avec une patience, avec une douceur inaltérable, les longues douleurs et le pénible ennui d'une maladie dont il avait prévu depuis long-temps le terme sans crainte et sans faiblesse.

TOME III.

2 H

VERS au Rossignol.

Qne ta voix est triste et plaintive!
Tendre oiseau, dis-mois tes regrets;
Est-ce une amante fugitive
Que tu pleures dans ces forêts ?

Hélas! nous gémirons ensemble ...
Chantre des nuits et de l'amour,
Un même destin nous rassemble
Dans ces bois reculés du jour.

Comme toi je cherche un asile
A mes solitaires douleurs,
Je fuis comme toi d'une ville
Où je n'ose verser des pleurs ;

Où mes yeux, chargés de tristesse,
Ne trouvent que des yeux sereins ;
Où le plaisir me dit sans cesse:
"Quand finiront tes noirs' chagrins ?"

Des cœurs heureux, des insensibles
Que la ville soit le séjour!

Forêts, sous vos ombres paisibles

Cachez l'infortune et l'amour!

Echappé de ma servitude,
Impatient de soupirer,

Cher oiseau, dans ta solitude

Je viens t'écouter et pleurer.

Ta voix....elle irrite ma peine.

Laisse à mon cœur ces longs soupirs.

Un rapide essor te ramène

Près de l'objet de tes désirs.

Des vastes cieux qui vous séparent

Ton aile franchit les déserts;

Mais en vain tous mes vœux s'égarent,

Et se fatiguent dans les airs.

Hélas! sous ces mêmes ombrages
Toujours mes pas sont arrêtés,
Et toujours ces mêmes rivages
De mes larmes sont humectés.

Si comme toi j'avais des ailes,
Bientôt mes pleurs seraient taris;
Bientôt par des routes nouvelles
J'aurais volé vers Lycoris.

On a donné, le mardi 3 octobre, sur le théâtre Italien, la première représentation de Féodor et Lisinka, ou Novogorod sauvée, drame en trois actes et en prose de M. Desforges, l'auteur de Tom-Jones à Londres, de la Femme jalouse, de l'Epreuve villageoise, etc.

C'est une anecdote rapportée, il y a quelques années, dans les papiers publics, qui a fourni le fond de ce nouveau drame.

"Deux jeunes gens de Novogorod-la-Grande s'aimaient, et comme leurs pères étaient mal ensemble, les yeux seuls avaient parlé. L'amant désespéré tomba dans une langueur mortelle, et, prêt à quitter la vie, se traîna jusqu'à la maison de sa maîtresse. Il obtint de sa gouvernante la faveur de lui apporter son dernier soupir. Le père survint; on cacha le jeune homme sous des matelas roulés, à la manière russe, au fond de la chambre. Le père s'y assit sans le savoir, et sortit ensuite. Après son départ on s'empressa de faire sortir le malheureux amant; il n'était plus. L'embarras fut au moins aussi grand que la douleur. Après beau

coup de combats, un esclave cru fidèle fut appelé, on lui exposa le fait. Son imagination alla plus loin, et supposant que l'amant mort avait été heureux, il voulut l'être aussi pour prix du service qu'on lui demandait. La malheureuse victime évanouie se trouva, à son affreux réveil, l'esclave de son esclave. Il la traînait les nuits, pendant le sommeil de son père, dans les tavernes où il avait coutume de s'enivrer, et l'or de l'infortunée servait à payer ses infâmes débauches. Une nuit, entre autres, il alla jusqu'à vouloir la livrer à ses compagnons d'esclavage et de désordres. L'infortunée alors retrouve tout son courage, s'arme d'un flambeau, et, profitant de leur brutale ivresse, met le feu à la cabane de bois, repaire impur de ces malheureux ; ils périssent tous dans les flammes. De là l'héroïne courageuse et intéressante courut à Pétersbourg, se jeta aux pieds de Catharine II, dont le nom seul dit tout. Cette auguste souveraine lui pardonna, et la fit mettre, de son consentement, dans un monastère, où probablement elle est encore."

Cette pièce, grâce à la nature même du sujet ou au talent de l'auteur, a paru plus froide encore qu'elle n'est atroce, et ce n'est pas peu dire sans doute; on n'y a pas trouvé très-heureusement une seule situation qui produise son effet.

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