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dites-le-moi; quelle serait ma joie alors! il m'aimera alors! mais vous ne me le direz pas; déjà l'instant est passé; déjà vous me haïssez..-En achevant ces mots elle fondit en larmes. J'essayai de la calmer par les plus tendres expressions d'intérêt ; 'mais dans ce moment un cor retentit dans la forêt; à ce son un tremblement universel la saisit; les battemens de son cœur soulevaient sa robe; elle échappa de mes mains, et s'enfuyant avec une rapidité surnaturelle: Félicitez-moi, s'écria-t-elle, félicitez-moi, à mon émotion, à mon saisissement! je le sens, je le crois, l'instant de la délivrance est arrivé; c'est aujourd'hui, c'est aujourd'hui,

LA Folle de Saint-Joseph, par M. le chevalier de Grave.

Il était deux heures du matin, le réverbère suspendu au milieu de la cour commençait à s'éteindre; je me retirais du côté de mon appartement, lorsque je crus entendre quelque bruit au bas du grand escalier; je criai deux fois, qui êtes-vous? que faites-vous là? Une voix douce et touchante me répondit: C'est moi, vous voyez bien que je

l'attends.

Comme je n'étais pas celui qu'on attendait, j'allais continuer mon chemin lorsque la même voix me dit: Ecoutez donc, venez, et ne faites pas de bruit. Je m'approchai, et près de la dernière marche, derrière le pilier, j'aperçus une

femme vêtue de noir, une ceinture blanche et les cheveux épars.

Ecoutez, me dit-elle en me prenant la main, je ne vous fais pas de mal; eh bien, ne m'en faites pas. Je n'ai rien dérangé à votre escalier ; je suis dans un petit coin, on ne peut m'y voir; cela ne nuit à personne. Qu'il ne le sache jamais; bientôt il descendra, je le verrai et je m'en irai.

A chaque mot ma surprise augmentait. Je cherchais en vain ce qui pourrait me faire reconnaître cette infortunée; sa voix m'était aussi inconnue que ce qu'il m'était possible d'apercevoir de son extérieur. Elle continuait de me parler; mais ses idées se confondaient, et je ne voyais plus que le désordre de sa tête et les peines de son

cœur.

Je l'interrompis et j'essayai de la ramener à notre situation. Si quelqu'un vous avait vue avant moi sur l'escalier!...Ah! me dit-elle, je vois bien que vous n'êtes pas au fait; il n'y a que lui qui soit quelqu'un, et tout le reste n'est rien; et quand il s'en va il ne fait pas comme vous, il n'écoute pas ce qu'il entend; il n'entend que celle qui est là haut. Autrefois c'était moi... aujourd'hui c'est elle; mais cela ne durera pas.. En disant cela, elle tirait un médaillon de son sein qu'elle serrait avec force.

Dans ce moment nous entendîmes une porte s'ouvrir, et un laquais, tenant une lumière au haut

de la rampe, me fit distinguer un jeune homme qui descendait légèrement.

Appuyée près de moi, sa malheureuse victime tremblait de tout son corps; à peine nous eut-il dépassés que ses forces achevèrent de l'abandonner, elle tomba sur les dernières marches près du pilier qui nous cachait. Je voulais appeler du secours, la crainte de la compromettre me retint; je la pris dans mes bras; elle était sans connaissance; j'avais un flacon de sel d'Angleterre, je le lui fis respirer. Elle parut se ranimer un peu; je tenais ses deux mains dans une des miennes, de l'autre je soutenais sa tête. A mesure qu'elle revenait à elle ses nerfs lui faisaient éprouver des tressaillemens convulsifs. Deux fois je l'entendis soupirer; sa poitrine était oppressée; les sons qu'elle croyait former s'éteignaient par la douleur. Entin, après quelques momens d'un silence que je n'osais interrompre: Ecoutez, me dit-elle, je le sens bien, j'aurais dû vous prévenir. L'accident qui vient de m'arriver vous aura inquiété; car vous êtes bon et vous avez eu peur, et je ne m'en étonne pas; j'étais comme vous, j'avais peur aussi quand cela m'arrivait; je croyais que j'allais mourir ; j'en étais au désespoir: cela m'aurait ôté le seul moyen de le voir, et c'est tout ce qui me reste; mais j'ai découvert que je ne peux mourir. Tout à l'heure, quand il a passé, je me suis quittée pour aller à lui; s'il mourait je mourrais aussi; mais sans cela c'est impossible: on ne meurt que là où l'on vit,

et ce n'est pas en moi, c'est en lui que j'existe. Il y a quelque temps j'étais folle, oui, bien folle; et cela ne vous étonnera pas, c'était alors qu'il commençait à monter cet escalier. J'ai fait tout ce qu'on peut faire dans le désespoir, tout; les moyens ont manqué, et c'était tout simple, je ne pouvais pas mourir. Maintenant ma raison est revenue, tout va et vient, elle de même... Elle est dans ce médaillon, vous la voyez, c'est un portrait; mais ce n'est pas celui de mon ami. A quoi bon? il est bien, lui, et ne peut pas être mieux; il n'y a rien à faire, rien à changer. Si vous saviez de qui est ce portrait! C'est celui de celle qui est là haut. La cruelle ! que de mal elle m'a fait depuis qu'elle s'est approchée de mon cœur! Il y était content, il y était heureux; elle a tout dérangé, tout brisé, tout détruit. Tourmentée de l'excès de ma douleur, je courais partout, le jour, la nuit. Une fois il m'arriva d'entrer seule dans la chambre de mon ami; hélas! il ne l'était plus; je vis ce portrait sur sa table, je le pris et me sauvai... En achevant ces mots, elle se mit à rire, puis elle me parla de promenades, de calèches et de chevaux, et je vis encore une fois ses pensées se confondre. Après quelques instans elle cessa de parler. Alors je m'approchai d'elle et lui dis: Pourquoi gardezvous avec autant de soin le portrait de la méchante femme qui est là haut?-Quoi! reprit-elle, vous ne le savez pas ? c'est ma seule espérance; tous les jours je le prends et le mets à côté de mon mi

roir; et j'arrange mes traits comme les siens; déjà je commence à lui ressembler un peu, et bientôt avec du travail je lui ressemblerai tout-à-fait; alors j'irai voir mon ami, il sera content de moi et n'aura plus besoin d'aller chez celle qui est là haut; car, excepté cela, je suis sûre que je lui plais davantage. Voyez à quoi tient le bonheur, à quelques traits. qui ont cessé d'être arrangés à sa fantaisie? Que ne le disait-il? j'aurais fait ce que je fais actuellement, et il n'aurait pas été obligé de s'adresser à une étrangère; c'était bien aisé, il nous aurait évité bien des peines; mais sans doute il n'y a pas pensé. Tous les soirs je viens sur cet escalier; il ne descend jamais qu'après que l'horloge a sonné deux heures. Alors, comme je n'y vois pas, je compte les battemens de mon coeur; depuis que j'ai commencé à ressembler au portrait j'ai compté quelques battemens de moins; mais il est tard, il faut que je me retire. Adieu. Je la conduisis jusqu'à la porte de la rue; lorsque nous fûmes passés elle tourna à gauche; je fis quelques pas avec elle. Ses yeux se fixèrent sur la ligne de lumière que les réverbères formaient devant nous : Vous voyez toutes ces lampes, me dit-elle, eh bien, la suite des générations des hommes se succède de même; elles sont de même agitées par les vents, un feu sensible les anime, une égale distance les sépare, elles n'existent qu'autant qu'elles se consument; et l'enfant qui les allume ne sait pas plus ce qu'il fait que le hasard qui les éteint. Après

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