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voir examiné à son aise, il le renvoyait sans façon, et faisait prier la personne devant laquelle le plat était placé de lui en servir.

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Colardeau avait été de ses amis, mais il ne le voyait plus qu'assez rarement. Ayant appris qu'il était à toute extrémité, il vole chez lui, et le trouvant encore en état d'écouter ce qu'on lui disait : Je suis désespéré de vous voir si malade, lui dit-il, et j'aurais pourtant une grâce à vous demander, c'est d'entendre la lecture de mon Homme Personnel.-Songez donc, mon ami, lui répondit Colardeau, que je n'ai plus que quelques heures à vivre.-Hélas! oui; mais c'est justement pourquoi je serais bien aise de savoir encore ce que vous pensez de ma pièce...... Il insista au point que le mourant fut forcé de consentir, et après l'avoir écouté jusqu'au bout sars rien dire, il manque à votre caractère un trait bien précieux, lui dit Colardeau. Vous me l'allez dire?-Oui, lui répliquat-il en riant, c'est de forcer un ami qui se meurt à entendre encore la lecture d'une comédie en cinq actes.....Eh! ce même homme si étrangement égoïste dans ce moment, la veille de sa mort ayant reçu la visite du marquis de Villevieille, lui dit tranquillement Mes médecins disent que je suis mieux; je sens trop à l'excès de mes douleurs que je n'en puis revenir; mais ce n'est point de cela qu'il faut s'occuper, laissez-moi jouir du plaisir de vous voir, et donnez-moi des nouvelles de l'Opéra... Paraissant oublier ainsi son état et ses souffrances,

il ne lui parla plus que d'Iphigénie, et des succès de mademoiselle Dozon, dont les talens dans ce rôle l'avaient singulièrement intéressé.

Avec l'esprit vif et très-preste à la répartie, il ne se permettait guère un trait qui pût affliger quelqu'un; on ne connaît de lui aucune épigramme amère; mais lorsqu'il avait dit un mot qu'il croyait plaisant, armé d'une lorgnette, l'un de ses gros yeux blancs ne manquait jamais de faire le tour de l'assemblée pour recueillir les suffrages. Un jour, M. de Menticour, dont le sang-froid était si mordant, voyant cette lorgnette fixée sur lui, le démonta bien cruellement en lui disant d'un air tranquille et poli: Monsieur Barthe, je ne ris pas. C'est une leçon qu'il ne put jamais pardonner; il s'en est vengé en faisant, dans la Mère Jalouse, un portrait de M. de Monticour, qui n'est malin que parce qu'il ressemble,

Les torts les plus réels de M. Barthe n'étaient

jamais que de l'emportement, de l'inquiétude ou de la tracasserie, sans fiel et sans méchanceté. Il s'était marié; mais on comprend aisément que sa femme ne put vivre long-temps avec lui. Lorsqu'il fut question de s'en séparer, elle découvrit qu'il avait mis la plus grande partie de sa dot en rente viagère sur sa tête à lui; ce n'était que par une suite de l'habitude qu'il avait de ne jamais songer qu'à sa propre personne. On ne lui eut pas plutôt fait sentir l'injustice d'une pareille distraction qu'il s'empressa de la réparer de la meilleure grâce du monde.

Ses premiers essais de poësie ont été, je ne

sais pourquoi, des Héroïdes et des Eglogues. Dans le temps qu'il avait la fantaisie de s'occuper d'un genre si peu fait pour le caractère de son esprit et de son talent, Dorat l'aperçut un soir tout seul devant le grand bassin du Luxembourg, frappant du pied et se tordant les bras comme un furieux. Il s'approche de lui, Eh! qu'avez-vous donc, mon ami?-J'enrage; voilà près d'une heure que je suis ici à lorgner la lune. Vous savez tout ce qu'elle inspire à ces diables d'Allemands; eh bien! à moi, pas la plus petite chose; je reste plus froid, plus stupide que la pierre, et je m'enrhume. Que le diable emporte la lune et tous ses poëtes dont la tendresse me confond!

La seule de ses pièces dè Théâtre qui ait eu un grand succès, ce sont les Fausses Infidélités; c'est un fonds très-léger, mais dont il a tiré le parti le plus heureux; le dialogue en est tout à-la-fois naturel et plein d'esprit ; la double confidence des deux amans qui se croient trahis en même temps par leurs maîtresses forme une scène dont les développemens sont neufs et d'un comique excellent. Il y a du mérite et dans la Mère Jalouse et dans l'Homme Personnel, des scènes bien conçues et des détails charmans. Les défauts qui ont nui le plus au succès de ces deux ouvrages tiennent au choix du sujet; le caractère des principaux personnages est plus odieux qu'il n'est comique, et l'auteur n'a pas eu l'art de les entourer assez heureusement pour en faire ressortir le ridicule, ou par des contrastes piquants, ou par l'effet même

TOME III.

Y

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des situations. Il est dommage que la décence de nos mœurs de Théâtre ne permette guère la repré sentation de l'Ami du Mari; c'est un tableau qui nous a toujours paru plein de finesse et de vérité. Les pièces fugitives de M. Barthe ont une touche quelquefois un peu sèche, mais une manière spirituelle qui leur est propre, de la précision, du mouvement, et une sorte d'originalité qui n'est point dépourvue de grâce et de goût. Le plus soigné de tous ses ouvrages, à en juger du moins par les lectures particulières que nous en avons entendues, c'est sou Art d'aimer (1), ou plutôt son Art de séduire, la versification de ce Poëme est tout à-la-fois plus brillante et plus moelleuse: on y trouve tous les tons, de l'esprit très-moderne, une poésie digne d'Ovide, de la philosophie de Ninon et quelquefois des traits de la sensibilité la plus délicate et la plus touchante; nous n'en citerons qu'un seul exemple tiré d'un épisode sur les amours de Laure et de Pétrarque; l'amour qu'elle inspira, dit-il, en parlant de cette amante tout à-la-fois si tendre et si sévère.

L'amour qu'elle inspira fut sa seule faveur.

C'est à M. Thomas que M. Barthe a ordonné de remettre tous ses manuscrits; il est à désirer que

(1) M. de Choisy, après la lecture de ce Poëme, avait adressé à M. Barthe des vers où il l'appelait vainqueur de Bernard et d'Ovide. Ah! vainqueur! lui dit M. Barthe, cela est trop fort, beaucoup trop fort; j'exige que vous changiez cela.-Eh bien, puisque vous le voulez absolument, je mettrai rival....-On parle d'autre chose, M. Barthe, après quelques momens de recueillement se rapproche de lui et lui dit affectueusement: Vainqueur est plus harmonieur.

sa santé, toujours assez languissante, ne prive pas trop long-temps le public de ceux qu'il croira dignes d'honorer la mémoire de son ami.

La Paysanne Pervertie ou les Dangers de la ville, ou Histoire d'Ursule R***, faite sur les véritables lettres des personnages. Huit parties, en quatre volumes in-12, avec gravures. Il ne faut pas confondre cette Paysanne du sieur Rétif avec celle du sieur N...., petit auteur, ainsi que l'a dit trèsnaivement le sieur Rétif, petit auteur sans imagination, sans connaissance de la condition des paysans ni de celle du monde, et dont le Roman n'est qu'un misérable assemblage de lettres sans sel, sans but, sans style, d'une morale niaise, et auquel or aurait pu donner tout autre titre que celui de la Paysanne si l'on avait voulu.

Il n'y a pas moyen de reprocher les mêmes torts au sieur Rétif de La Bretonne; la nouvelle production de ce génie inépuisable remplit parfaitement toute l'étendue de son titre. C'est à la lettre le complément de son Paysan Perverti; on y voit reparaître Ursule, son frère Edmond, M. Gaudet, madame Parangon, le Marquis, la Marquise, Zéphirine, etc. et le caractère de tous ces personnages eşt merveilleusement bien soutenu ce sont les peintures les plus vives des séductions du vice et du libertinage mis en contraste avec les mœurs les plus simples, les plus pures, les plus patriarchales, et les suites les plus effrayantes d'une vie déréglée. Il y

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