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de Paris, qui, peu de temps avant son trépas héroïque, écrivait ces nobles paroles avec l'autorité d'une grande âme « Nous avons enseigné et nous enseignons encore qu'il n'y a pas de vérité qui ne repose en dernière analyse. sur un assentiment intérieur, et que toutes celles qui forment la foi commune du genre humain peuvent être acquises et justifiées par le raisonnement. »

C'est la doctrine même de l'Église. L'opinion contraire, celle qui refuse tout droit à la raison, s'est produite, il faut le dire, sous des auspices fâcheux pour l'orthodoxie. C'est Luther qui déclare que toutes les sciences spéculatives sont des péchés et des erreurs. C'est Calvin qui assure que toutes les facultés de l'homme étant viciées ne peuvent produire que le mal et le mensonge. Ce sont quelques sectaires extrêmes du jansénisme qui ont écrit que sans la grâce l'homme ne peut s'élever à la connaissance même naturelle de Dieu. Irons-nous plus loin, et rappellerons-nous l'illustre erreur de ce grand esprit violemment dévié, Lamennais, qui, dans l'excès de ses premières convictions, avait tenté cette entreprise impossible d'édifier la foi sur la base ruineuse d'un pyrrhonisme extrême, et de désespérer la raison d'elle-même pour la précipiter de viye force, irrésolue et brisée, dans le sein de la foi? Tels sont les antécédents directs de l'école contemporaine, vivant et militant de nos jours, et qui, sous prétexte de défendre la religion, la compromet par son fanatisme. Pour cette école, intrépide dans l'étrange, il n'y a plus, il ne peut plus y avoir de distinction entre les vérités de l'ordre naturel et les vérités de l'ordre surnaturel. Il n'y a qu'un ordre et qu'une sphère d'idées, de principes et de croyances; le surnaturel est partout. Cette école, qu'il faut bien désigner par le nom bizarre qu'elle s'est donné elle-même, c'est l'école du traditionalisme. Son principe, emprunté

à M. de Bonald, est que l'esprit de l'homme ne vit que par la tradition, qu'il ne reçoit toutes ses idées que par la société et par son enseignement, à l'aide du langage, et que la raison individuelle, placée en dehors de la tradition, ne concevrait aucune idée, fût-ce de l'ordre sensible, en un mot, qu'elle n'existerait pas. Voilà qui est clair : la révélation n'est plus le miracle de la parole divine, du Verbe descendu sur la terre pour transmettre à l'homme des vérités d'un ordre supérieur, inaccessible à la raison. Non, la révélation est un fait quotidien, perpétuel, qui se répète, depuis les premiers jours du monde, chaque fois qu'un mot, un seul mot est prononcé. Ce mot, dépositaire de l'idée, est l'écho direct de Dieu. La parole vient créer la pensée, non pas métaphysiquement, mais à la lettre et en toute rigueur. Sans parole point de pensée, sans révélation point de parole. Dieu, à l'origine, révéla le langage et le livra aux générations; le langage se transmit à travers les siècles, apportant à chaque intelligence le tribut mystérieux de l'idée. Ainsi s'explique, pour cette école, le grand fait, si stérilement débattu par les philosophes, de l'origine des idées. Cette origine est dans la parole, et la parole est directemer. révélée de Dieu.

N'allez pas croire qu'il n'y ait qu'un intérêt psychologique dans cette question. La philosophie et la théologie tout entière y sont en jeu. C'est la vieille machine de guerre du scepticisme, relevée en l'honneur de la foi. Si nous n'avons aucune idée, même une idée sensible, sans le secours du langage, si la parole est vraiment le tout de l'homme, si notre raison n'est par elle-même qu'une capacité inerte et vide, tout est dit. L'intelligence, condamnée au doute, périt ou se précipite dans la foi. On convertit ainsi les âmes par le doute, on les ramène par le désespoir, en leur montrant que par elles-mêmes, par leur énergie propre, elles

ne peuvent rien concevoir, elles n'existent pas. La philosophie est frappée à mort. La véritable théologie, celle des Pères, de saint Thomas et de Bossuet, périt du même coup. Tout le système de la démonstration chrétienne est renversé. Il n'y a plus qu'un seul argument, et toute la théologie devra reposer sur cet argument unique : en dehors de la révélation, le doute absolu, je dirai plus, le pur néant. Choisissez, ou le doute ou la foi, nous disent ces théologiens d'un nouveau genre. La révélation vous déborde de toutes parts. Vous ne pouvez rien concevoir que par l'intermédiaire miraculeux de Dieu. Si vous ne pouvez penser même aux objets extérieurs qui vous entourent, que par la grâce du mot qui est une révélation immédiate de Dieu, comment refuserez-vous de croire à la révélation des dogmes? Ne rien croire ou plutôt ne rien penser, ou croire à tout, voilà le dilemme. Le surnatu

rel est partout, disions-nous tout à l'heure. Nous avions tort; il n'y a plus de surnaturel. Qui dit surnaturel suppose, par contraste, un ordre naturel qui n'existe plus dans la nouvelle théologie. Là où tout est surnaturel, tout cesse de l'être.

Qui ne voit, du premier coup, l'étroite parenté du traditionalisme et de la doctrine condamnée dans l'Essai sur l'indifférence? Il faut bien que les partisans exagérés de la tradition en prennent leur parti. Ils ne font que répéter dans un style affaibli, quoique violent encore, les erreurs exposées autrefois avec une véhémence sublime par M. de Lamennais. On récuse ce terrible père parce qu'on prétend être orthodoxe malgré l'orthodoxie. Peine perdue. Il n'est pas un seul esprit cultivé qui ne voie qu'il y a, entre la doctrine condamnée par l'Église et celle qui ne l'est pas encore, l'épaisseur d'un mot. M. de Lamennais disait le témoignage de la raison générale où nos contemporains

disent la tradition. Mais qu'est-ce que la tradition qui nous apporte ainsi toutes nos idées religieuses, morales, intellectuelles et même sensibles? N'est-ce pas le témoignage. universel, la raison collective de l'humanité? Et la raison universelle, qu'était-ce selon M. de Lamennais? Lui-même nous le dit : « Elle est la dépositaire des vérités que l'homme reçut de Dieu à l'origine, et qu'elle conserve et transmet par la parole. » Entre la raison ainsi définie et la tradition, où est la différence? On a donc mille fois raison de confondre dans la même réfutation la doctrine de M. de Lamennais et celle de M. de Bonald ressuscitée par les modernes détracteurs de la raison. Au fond de ces deux doctrines il y a le même principe: l'incapacité absolue de l'intelligence humaine, la nécessité d'être sceptique si l'on n'est pas catholique, et catholique à la façon dont l'entendent ces dialecticiens emportés, l'alternative inévitable entre un pyrrhonisme extrême et une foi aveugle.

On sait que déjà depuis quelque temps, l'autorité ecclésiastique, interprète de la règle et organe du bon sens, s'émeut de ces singularités de doctrine. Espérons qu'elle repoussera hautement et définitivement cette théologie arrogante, qui n'est que l'écho intempestif du Lamennisme oublié, et qu'elle n'oubliera pas que de tout temps l'Église a fait une sorte de traité d'alliance entre ses plus grands docteurs et cette famille d'intelligences sublimes se perpétuant d'âge en âge et se transmettant, à travers les siècles, depuis Platon jusqu'à Descartes, le trésor agrandi des doctrines spiritualistes. Saint Augustin, n'est-ce pas Platon devenu chrétien, et Bossuet ne représente-t-il pas le cartésianisme dans l'épiscopat?

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Le véritable spiritualisme se tient à une égale distance. de ce double écueil, l'infatuation qui produit la démence, et le désespoir qui produit le doute. Et pour faire en deux mots notre profession de foi philosophique, nous ne croyons ni à l'infaillibilité absolue de la raison, ni à son incapacité. Ni courtisan, ni détracteur, nous ne la flatterons pas, mais nous prouverons, en toute occasion, que nous savons la défendre. Nous croyons que l'esprit humain est une grande chose, si grande qu'il n'y a que Dieu qui soit au-dessus. Mais nous croyons aussi que cet esprit ne doit pas excéder ses bornes. S'il y a des vérités dans le cercle desquelles la raison s'exerce avec une puissante et féconde liberté, nous reconnaissons qu'il y a des points où commence pour elle l'éblouissement, et qu'une théorie complète de la raison comprend à la fois la question de sa portée légitime et celle de ses limites. Qu'elle n'aille pas au delà, qu'elle se garde bien de se donner à elle-même le vertige des abîmes. Mais il reste encore un bien vaste champ à explorer, une grande œuvre à faire, même sans aborder l'impossible et sans aller tenter les chimères.

Aucune époque plus que la nôtre n'a eu besoin qu'on lui donnât sous toutes les formes les grandes et saines vérités qui sont l'aliment de l'âme. Au milieu de ces agitations effrénées de l'industrie, le sens du divin est en péril. On ne gagnerait rien à nier l'évidence, et le mal s'aggrave à vouloir s'ignorer obstinément. Le sens du divin en péril, c'est la règle morale qui fléchit dans les âmes, c'est le niveau de l'idéal qui baisse dans l'art, c'est le principe désintéressé des grandes affections qui s'énerve dans les consciences, c'est la dignité qui s'affaisse, la volonté libre

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