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les âmes. Il rencontre aujourd'hui un auxiliaire puissant, l'esprit d'industrie, gloire et péril de notre génération, et cette alliance fait sa force. Il n'attaque pas de front ces grandes vérités, qui sont la substance du spiritualisme, l'immatérialité de l'âme et l'existence de Dieu. Il se contente de les ajourner comme des problèmes inutiles et de persuader à l'intelligence humaine qu'elle épuiserait ses forces et perdrait son temps à les discuter encore, après tant de siècles de controverses stériles. En même temps il lui montre ce monde tumultueux des phénomènes dans lequel s'agitent ses véritables intérêts, dans lequel se détermine sa destinée présente, la seule à laquelle on puisse croire. Et pourtant, il faut bien le dire, ce serait le dernier terme de la déchéance de l'humanité, que ce triomphe. de la civilisation matérielle du bien-être et de l'industrie sur la civilisation morale du spiritualisme chrétien, du désintéressement et de la pensée.

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Si le tableau que nous avons tracé des idées et des tendances matérialistes de notre époque est autre chose qu'une exagération grossière et sans portée parce qu'elle serait sans mesure, si la situation que nous avons montrée est la situation vraie, je demanderai aux adversaires de la philosophie spiritualiste, à ceux qu'inspire un zèle sincère, mais égaré, pour les intérêts de la foi, si le moment est bien choisi pour attaquer cette philosophie dans les âmes. Est-il habile, est-il prudent de discréditer le spiritualisme philosophique, qui est l'ennemi né de toutes les idées et de toutes les tendances sensuelles ou sceptiques? Parlons un

autre langage que celui de l'habileté ou de la prudence. La philosophie a son droit d'exister. Elle n'est pas autre chose que le libre exercice de la raison. Si la philosophie est l'exercice même de la raison, si la raison ne nous a pas été donnée par le jeu dérisoire d'un ironique destin, si elle a sa place à côté des plus incontestables facultés de l'intelligence, à côté du sentiment religieux et de la foi, à quoi peut-elle plus légitimement s'appliquer qu'à l'établissement de ces grandes et fortes vérités, fondement naturel sur lequel viendront s'élever les dogmes de la religion positive? Les principes du spiritualisme ne sont-ils pas aussi les vérités élémentaires de la foi retrouvée par les seules forces de la raison? Le spiritualisme philosophique est autre chose que la religion, car il s'enferme dans la sphère des choses naturelles; mais dans cette sphère, qui est la sienne, loin de contredire la foi, il en est l'allié le plus sincère. Et comme, à notre époque, une polémique passionnée a réussi plus d'une fois à pervertir les idées les plus simples et à troubler jusqu'à l'évidence, qu'on nous permette de donner en quelques lignes le résumé le plus élémentaire des principes sur lesquels tous les philosophes spiritualistes sont d'accord. On verra s'il y a là un seul motif raisonnable de défiance. On verra si tant de haines sont légitimes et si, dans cette guerre peu courtoise dont la philosophie contemporaine a été l'objet, il n'y a pas eu plus d'injures que de bonnes raisons, et moins de réflexion que de préjugé.

Le spiritualisme traite de certaines matières qui lui sont communes avec la théologie, comme l'existence et les attributs de Dieu, la doctrine de la Providence, celle du devoir, la nature et la destinée de l'âme. Où peut être, en ces matières, l'objet d'une inquiétude sérieuse pour la conscience la plus timorée? Si les solutions de la philosophie

naturelle sont conformes à celles de la philosophie révélée, qu'importe que les méthodes diffèrent? Or, qui ne sait que le spiritualisme met son honneur à retrouver dans les dernières profondeurs de l'âme la notion vitale de Dieu? Il l'analyse, il la dégage rayonnante des ombres industrieusement amassées par le scepticisme. Il affirme et démontre que l'âme n'a rien du corps, où elle vit comme une hôtesse invisible et sacrée, qu'elle a son existence propre, ses lois spéciales, sa destinée distincte; que si la condition même de son existence l'attache par des liens nécessaires au corps, ces liens créent une relation, non une servitude. Le spiritualisme porte ses vues au delà du temps; par ses pressentiments il s'empare de l'éternité. Il rêve pour l'âme des horizons infinis, des grandeurs ineffables ou de terribles expiations. Et s'il ne pénètre que d'un regard confus le mystère de cette existence future, il en affirme du moins l'incontestable réalité au nom même de la justice de Dieu, dont chacun est ici-bas le débiteur par le crime ou le créancier par la vertu. Enfin il s'efforce, en vue de cette destinée immortelle, de régler sur le grand principe du devoir tout le détail de l'existence de l'homme et jusqu'au dernier battement de son cœur. Il fonde sa morale, non pas seulement sur la règle austère de la stricte équité, sur cette justice stoïcienne qui maintient le droit au sein des sociétés, mais aussi sur cette loi vraiment divine de la charité chrétienne qui agrandit l'âme par l'amour et qui élève l'amour jusqu'au sacrifice. Évidemment, dans cet exposé élémentaire des principes les plus généraux, nous n'avons prétendu que marquer les grandes lignes et comme le cadre très large dans lequel se meuvent les théories individuelles avec cette liberté qui est le caractère propre et l'honneur de la raison. Mais enfin, on en conviendra sans peine, dans toutes ces doctrines il n'y a rien qui puisse

alarmer les scrupules les plus vifs, rien qui puisse troubler la paix des âmes. Sur quelle foi sincère cette philosophie de l'esprit peut-elle jeter l'ombre même passagère d'un doute? Mais comment cela? Avant d'adorer Dieu, ne faut-il pas le connaître? Je ramène tout le débat à cette alternative d'une éclatante simplicité Est-il bon, oui ou non, d'avoir la conviction raisonnée de l'existence de Dieu et de la spiritualité de l'âme? Ces deux vérités sont-elles, ou non, le point de départ d'une foi réfléchie? Encore une fois le spiritualisme ainsi entendu ne peut avoir qu'une espèce d'adversaires, et nous avons l'air, vraiment, de dire plus qu'une naïveté en disant que ce sont les matérialistes.

Il s'est pourtant rencontré, de nos jours, des spiritualistes chrétiens qui ont fait profession d'humilier à outrance le spiritualisme philosophique et la raison. C'est une mauvaise école pour l'homme que le mépris de l'homme. Cette école du mépris, nous l'avons vue fleurir de nos jours; nous l'avons vue fouler aux pieds les trésors de la pensée humaine; nous avons entendu ses sarcasmes passionnés contre la philosophie. Spectateur désolé de ces triomphes injurieux, nous nous sommes demandé souvent pour qui en était la gloire, pour qui le profit. Que gagne-t-on à ces victoires néfastes? Croit-on faire de cette. manière les affaires de la religion? Croit-on, quand on aura désespéré la raison, en faire une conquête plus facile pour la foi? Est-ce donc honorer la foi que de lui livrer, non pas l'esprit humain dans sa vigueur native, mais le cadavre mutilé de l'esprit? C'est une manière au moins étrange de comprendre la dignité de la cause que l'on défend. Tout juge impartial conviendra sans peine avec nous que ces apologistes d'un nouveau genre manquent le but en le dépassant. Au lieu de convertir par force, il leur

arrive trop souvent et bien malgré eux de pervertir. Les méthodes violentes n'ont pas d'autre résultat; elles révoltent les âmes qu'il s'agirait de persuader.

On craint les empiétements de la raison. Est-ce un motif pour l'anéantir? Qu'on la combatte si elle excède sa mesure, si elle se déclare de sa propre autorité infaillible, et si, exagérant follement sa valeur et ses droits, elle va se perdre dans les illusions des spiritualités déréglées, dans les rêves d'un panthéisme effréné. Qu'on rappelle à la philosophie qu'elle a des droits comme elle a des devoirs. Elle peut, elle doit s'exercer dans ses limites naturelles, qui sont précisément celles de la raison. Elle ne doit pas les franchir. Ni infatuation insensée, ni abdication pusillanime, voilà sa double règle. Qu'elle sache ne pas excéder ses bornes. Qu'elle ne prétende pas, par ses seules forces, refaire le monde entier et refondre Dieu, pour ainsi dire, comme ces Hégéliens, ces alchimistes de l'absolu, qui, au fond de leur creuset philosophique, n'ont plus trouvé qu'une chimère et le néant. Mais qu'elle n'aille pas non plus, désespérée, abdiquer son rôle et son initiative dans le monde. Le péril est aussi grand pour la raison de se dégrader et de se mutiler elle-même que de se diviniser dans les nuages. Si l'apothéose est une folie, le suicide est un crime. On fait le vide dans l'intelligence humaine. Ce n'est pas la foi qui viendra remplir ce vide, ce sera le doute qui viendra s'emparer de l'âme et la troubler. La foi suppose un assentiment intérieur, une soumission raisonnable. Où trouverez-vous place pour cet assentiment dans l'intelligence ainsi dévastée, quand la raison aura succombé dans cette lutte pieusement sacrilége que l'on ose soutenir contre l'œuvre même de Dieu ? Ces ennemis systématiques de la raison, ces niveleurs acharnés de toute philosophie font les affaires du scepticisme. Le fanatisme

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