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n'est pas là un scepticisme grossier, sans doute; ce n'est pas même, à proprement parler, du scepticisme. Il n'en est pas moins incontestable que de pareilles tendances d'esprit ne vont à rien moins qu'à répandre le trouble et la défiance dans la pensée humaine, et à l'amener insensiblement à une sorte de découragement. Si, dans toutes les grandes questions philosophiques ou religieuses sur lesquelles nous sommes appelés à prendre une décision formelle, je sens que je ne puis atteindre qu'à des vérités incomplètes et flottantes, qui ne sont vraies que dans la mesure de ma nature bornée, et qui cesseront de l'être demain pour une science plus avancée, cela ne suffit pas à l'impérieux besoin de mon âme, et je rejette loin de moi, avec mépris, ces solutions incertaines qui ne font qu'irriter mon désir et torturer ma raison. Il faut à ma pensée un point fixe quelque part, pour qu'elle puisse soulever le grand problème de sa nature et de sa destinée.

Notons, en passant, les tendances d'une école à la fois. nouvelle et rétrograde, qui prétend relier la pensée moderne à celle du XVIe siècle, et que nous examinerons à propos du livre de M. Lanfrey. Le premier dogme, le seul qui soit parfaitement clair dans cette doctrine, c'est encore le mépris absolu de la métaphysique, c'est l'élimination définitive de toute question relative à la nature de l'âme et à l'existence de Dieu. Or, comme nous essaierons de le montrer avec quelque précision dans notre étude sur ce singulier petit livre, le mépris des questions métaphysiques n'est pas autre chose qu'un matérialisme qui ne s'avoue pas, ou qu'un scepticisme dissimulé. S'abstenir en pareille matière, ce n'est pas nier, sans doute; mais les conséquences sont presque les mêmes. La neutralité, c'est le doute; et remarquez que, par la force des choses, le doute incline toujours du côté de la négation.

Il nous resterait à signaler, dans cette revue sommaire des sectes et des tendances hostiles au spiritualisme, un auteur que nous savons apprécier hautement dans les parties originales et vraiment élevées de son talent, mais dont nous chercherions en vain à dissimuler les alliances équivoques avec certaines doctrines sensualistes: nous voulons parler de M. Jean Reynaud et de son livre récent, Terre et Ciel, autour duquel se sont groupés, comme autour d'un symbole philosophique, quelques esprits distingués et chimériques. Évidemment, ce n'est pas en quelques lignes que nous prétendons juger un ouvrage aussi considérable. Notre intention est seulement de marquer, en passant, les impressions assez incertaines que laisse la lecture du livre. Nous y reviendrons avec plus de détails ailleurs.

S'il suffisait pour être spiritualiste d'une certaine aspiration au grand, de la générosité des sentiments, d'un effort sincère vers l'idéal, Terre et Ciel appartiendrait incontestablement à la catégorie des œuvres spiritualistes. Il n'est que juste d'y reconnaître une pensée large et naturellement élevée, une généreuse sincérité de nobles émotions, une sympathie ardente pour les misères de l'humanité, et sur tout cela quelque chose comme un souffle puissant qui vous enlève aux désirs subalternes et aux préoccupations de l'égoïsme. Chez M. Jean Reynaud, le sentiment est spiritualiste, la pensée ne l'est pas. J'ai peur que sa doctrine, résumée dans ce qu'elle a d'essentiel, ne soit guère qu'un naturalisme poétique ou bien encore qu'un panthéisme brillant. Je sais qu'en énonçant une pareille opinion, je m'expose à m'aliéner beaucoup de lecteurs qui ont lu l'ouvrage de M. Reynaud avec candeur et qui ont cédé au charme, sans discuter leur plaisir et sans voir autre chose, dans ce livre, que beaucoup de poésie et de science répandues sur les dogmes austères du Christianisme. Je sais que

M. Reynaud lui-même s'imagine sincèrement que son système n'est pas autre chose qu'une sorte de Christianisme agrandi, ou plutôt adapté, dans ses formes mobiles, au niveau de la science et de la civilisation moderne. J'honore l'intention, mais je la tiens pour ce qu'elle est, une bonne intention. Il y a le fait à côté de l'intention, et non-seulement, dans le fait, le système de Terre et Ciel n'est plus qu'un Christianisme chimérique, tant les dissidences et les hérésies abondent, mais il ne se maintient pas dans les limites et dans la mesure plus large du spiritualisme. En faut-il quelques preuves? Je n'en donnerai que deux ou trois, mais qui me semblent péremptoires.

D'abord je suis en défiance bien naturelle contre ce principe de la corporéité nécessaire des étres, qui est une des bases de la doctrine. M. Reynaud relègue parmi les chimères l'idée de la spiritualité. Il déclare ne pas concevoir la possibilité d'un esprit pur, la corporéité lui semblant l'achèvement nécessaire des âmes. Ce principe est tellement absolu qu'il s'applique à Dieu comme à l'homme, et voilà Dieu tombant dans les formes sensibles, non pas, comme le veut le Christianisme, par l'effet d'un sacrifice volontaire et d'un libre choix, mais par la fatalité inexorable de la nature. De là une conséquence naturelle c'est qu'il ne faut pas aller chercher, dans les rêves d'un idéalisme insensé, un autre séjour, une autre patrie que la création matérielle pour les âmes et pour Dieu. La création n'a de bornes ni dans le temps ni dans l'espace. La vie circule éternellement dans l'immensité de l'univers sous l'impulsion du Dieu trinaire et pour un progrès à l'infini. Ces espaces sans fin, ce cosme incommensurable, c'est proprement le ciel, et c'est ainsi, selon M. Reynaud, que la parole humaine ne s'est pas trompée lorsque, par un merveilleux consentement de toutes les langues, elle a donné le même

nom au séjour de l'immortalité et à cette région étoilée qui resplendit mystérieusement sur nos têtes. Ce ciel est peuplé; tous ces mondes ne sont qu'un seul monde donné en libre pratique au genre humain comme à tous les autres vivants de l'univers. Cette terre elle-même que nous foulons sous nos pieds, cette terre roule dans le ciel, est un des éléments du ciel, et nous constitue en résidence dans le ciel. Si l'on pressait bien M. Reynaud sur ce point délicat, je pense qu'il ne serait pas difficile de lui arracher cet aveu que Dieu n'est pas autre chose que l'âme du monde, que le monde est nécessaire à Dieu comme Dieu est nécessaire au monde, puisque le monde matériel est précisément en Dieu le principe de corporéité nécessaire à tous les êtres, et qu'enfin toutes les âmes ne sont qu'une émanation directe de l'âme divine, comme tous les corps ne sont qu'une parcelle détachée de la matière infinie. D'une pareille doctrine au panthéisme, la nuance m'échappe. L'immortalité, cette vie immatérielle, ce monde meilleur que notre cœur pressent, et dont tout notre être s'empare d'avance par un désir ardent, l'immortalité ne sera pas ce que s'imagine un spiritualisme abstrait. Ce ne sera ni plus ni moins que l'émigration de nos âmes dans les étoiles, dans tous ces mondes que recèle le firmament dans ses profondeurs sans fin. La psychologie de M. Reynaud est essentiellement astronomique tout ce qu'il peut nous promettre, comme terme suprême de nos efforts, comme prix de notre volonté purifiée, c'est une immortalité matérielle dans le firmament. L'organisme humain ira sans doute se perfectionnant et se subtilisant sans cesse, d'étape en étape, dans ce grand voyage de l'âme à travers l'immensité. Il n'arrivera jamais que le corps soit détruit et laisse à l'âme cette liberté immatérielle qui ne serait, pour M. Reynaud, qu'un pur néant.

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On pourrait multiplier les preuves analogues. A quoi bon? une encore, et ce sera assez. Tous les mondes superposés les uns aux autres dans l'infini matériel de la création ne sont pas autre chose que de vastes purgatoires subordonnés entre eux selon une certaine hiérarchie. La terre est aussi un purgatoire, supérieur aux uns, inférieur aux autres. Mais sous l'influence du progrès universel et infini, tout s'améliore insensiblement, et il est naturel de concevoir qu'un jour arrivera où ce purgatoire perfectionné deviendra un véritable paradis. Voilà l'âge d'or ramené dans notre monde par un progrès inévitable. Dès lors le ciel, même dans son sens fabuleux, le ciel sera sur la terre, et le paradis terrestre redeviendra une réalité. Ny a-t-il pas dans cette chimère d'une terre paradisiaque et d'un monde transfiguré par le progrès, n'y a-t-il pas là une réminiscence du système de Fourier, et cette affinité évidente n'est-elle pas une preuve suffisante qu'à travers ces poétiques rêveries de M. Reynaud et ces agréables chimères de l'imagination secondée par la science, se glisse une sorte de mysticisme humanitaire, plein de séductions sensuelles? Le spiritualisme est à la surface; c'est même lui qui est le plus apparent et qui nous attire à la lecture de ce livre, comme par un charme irrésistible. Mais sous cette surface ornée et brillante, il circule, n'en doutez pas, un courant de sensualisme.

Toutes ces écoles et toutes ces tendances existent, se propagent, se développent autour de nous. Notre esquisse est bien incomplète dans sa rapidité; mais, dans sa mesure, elle suffira sans doute à éveiller quelques inquiétudes dans les âmes. Elle suffira à montrer un des grands dangers du siècle, là où il est, dans une philosophie négative ou sensuelle. Jamais peut-être, même au siècle dernier, le matérialisme n'a fait de si puissants efforts pour dominer

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