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Le fameux secret de tout le monde que divulgua au dernier siècle le livre médiocre et prétentieux d'Helvétius, c'était, on le sait, la règle complaisante du plaisir, substituée aux principes du spiritualisme, chrétien, le devoir et le sacrifice. Il faut le dire à l'honneur de notre

1. Nous mettons un grand prix à ce que personne ne se méprenne sur la pensée fondamentale et l'intention de cette Étude. Aussi sincèrement et aussi profondément qu'un autre, nous aimons l'humanité, et nous croyons que le progrès de la civilisation consiste à étendre de plus en plus ce sentiment dans les âmes. Mais nous voyons avec peine que, dans certaines écoles contemporaines, cet amour légitime et sacré soit compromis par une sorte de culte déclamatoire et délirant. La plupart des religions nouvelles qui abondent autour de Lous ne sont pas autre chose que l'idolâtrie de l'homme. Il est plus que temps de combattre cette forme nouvelle de l'athéisme, l'athéisme humanitaire. Nous l'avons essayé en généralisant autant que possible notre critique, pour la rendre plus libre par sa généralité même.

époque, cette morale renouvelée d'Épicure est généralement répudiée, au moins dans son expression franche et crue. Nous y faisons plus de façons qu'Helvétius. Aucun publiciste d'un certain ordre n'oserait prêter ni sa plume ni son nom à la théorie discréditée de l'égoïsme individuel. Il y a progrès dans la pudeur publique, sinon dans la conscience intime et dans la pratique. Mais nous ne croyons pas nous tromper en affirmant, malgré ces vertueuses apparences, que le sensualisme est plus vivace que jamais. Il a pris un déguisement splendide, il s'est revêtu de l'opulent décor de la phrase, leurre éternel avec lequel on prend les sots; il a changé sa langue, dont la clarté trahissait trop aisément l'impudeur de sa doctrine; il a surchargé son jargon des vives enluminures d'un lyrisme exalté; il a poussé l'audace jusqu'à dérober au mysticisme chrétien ses termes les plus sacrés; il s'est fait quasi-religieux et nébuleusement sublime; il s'est enveloppé de la majesté de grandes formules prétentiensement obscures: ajoutons enfin qu'il a réussi à tromper quelques âmes généreuses en modifiant légèrement son mot d'ordre. Nous verrons plus tard que la métamorphose est seulement dans le mot, non dans la chose. Il n'en est pas moins incontestable que le principe de l'école a semblé s'élever en se généralisant, et que plus d'une intelligence honnête a pu être sincèrement la dupe de cette tactique habile. Ce n'est plus l'individu qu'on adore, c'est l'espèce qu'on déifie. Le culte du plaisir est devenu la religion de l'Humanité, le culte de l'Idée. Grâce à cette transformation heureuse, nous voyons prospérer autour de nous, dans les livres et dans les journaux, une école nouvelle de penseurs, une secte plutôt, et certes, si l'on devait mesurer la vitalité d'une doctrine au bruit qu'elle fait dans le monde, il faudrait

bien augurer des destinées du nouveau culte. Jamais on n'a entouré un autel d'hommages aussi bruyants, ni sa crifié devant une idole autant d'holocaustes. Il est vrai que tous ces sacrifices ne coûtent pas cher : les nouveaux prophètes n'ont jusqu'à présent immolé que des phrases. Nous avons dit : les nouveaux prophètes, et ce n'est pas là une figure. Les théoriciens du dogme humanitaire sont moins des philosophes que des illuminés ; c'est toute une légion de Moïses apocryphes qui se lève au milieu du siècle.

Ici, c'est un froid déclamateur qui déclare ouverte la succession du christianisme, et qui, impassible comme un officier ministériel, dresse solennellement l'acte mortuaire des vieilles superstitions. Là, c'est le mathématicien de la théodicée nouvelle qui démontre par A+B la déchéance de Jésus-Christ. Ailleurs, c'est un énergumène qui, sur la tombe de la religion défunte, prononce dans un style frénétique l'oraison funèbre du passé, l'apocalypse de l'avenir. Glaciale emphase ou ténébreux délire, qu'importe? Le but est le même au règne du Christ substituer le règne de l'Idée, non pas comme une doctrine philosophique sujette à la critique, mais comme une formule religieuse dont il faut, bon gré mal gré, que la pauvre espèce humaine subisse le joug. Je le répète, à les entendre, ce ne sont pas des hommes; car les hommes peuvent faillir: ce sont les organes prédestinés d'une révélation inédite, et, pour parler leur langage audacieusement plagiaire d'une langue consacrée, Dieu s'est fait homme en eux. Ambitions naïvement sublimes! Rien n'était fait jusqu'à ce jour, le monde roulait dans les ténèbres, la superstition étendait sur l'homme son linceul; la terre retournait à grand train vers le chaos. Un livre paraît. Voyez, il est modeste d'as

pect, sinon de titre et de prétention. Qui s'en douterait? Cette brochure, c'est le berceau d'un monde; tout l'avenir y est en germe, résumé dans quelques feuillets. Gloire aux nouveaux prophètes! L'humanité respire: le monde allait périr, l'Idée a sauvé le monde.

Nous ne connaissons rien de plus pompeusement faux, rien de plus grandiose dans la niaiserie que ce mot, l'Idée : l'Idée prise dans un sens absolu, sans un mot qui l'explique ou la précise. Les lyriques en prose font grand usage de ce mot sonore et vague. N'essayez pas de le définir, candides initiés; toute définition risquerait d'être une profanation. Il y a là je ne sais quelle idole éternellement mystérieuse et sacrée par son mystère même. Mais nous qui avons peu de souci du sacrilége, osons voir clair dans le nuage et dissiper ces pieuses ténèbres industrieusement amassées pour cacher sous l'idole l'absence de la divinité. L'Idée sauvera le monde ! ayons foi à l'Idée! mais à laquelle, je vous prie? à l'idée de M. Considérant ou à celle de M. Louis Blanc? Seraitce par hasard l'idée de M. Pierre Leroux? Mais que dira M. Cabet? d'autant que d'autres et en grand nombre ont des droits égaux à la paternité de la déesse nouvelle, et que, s'il s'agit d'idées, on serait mal venu à ne pas tenir compte de M. de Girardin ou de M. Auguste Comte, de M. Pelletan, ou encore de M. Proudhon, dont l'idée souveraine consiste à n'en admettre aucune. Assurément le mot Idée est choisi avec habileté pour rallier tout le monde, puisqu'il ne dit absolument rien. La divinité étant anonyme n'en est que plus puissante; le dogme étant mystérieux n'en est que plus sacré; la foi n'engageant à rien n'en a que plus d'adeptes, et tout le monde y gagne, puisque tout le monde est d'accord, jusqu'au moment où il faudra s'entendre. Mais ce qu'il y a de

constant et d'uniforme chez tous ces hiérophantes de l'idée, c'est la haine contre la religion et le spiritualisme, entendu au sens ordinaire, au sens de Descartes et de Bossuet; c'est la prétention avouée de mettre sur l'autel un nouveau Dieu, et d'autres systèmes dans la raison de l'homme. Le vieux christianisme a fait son temps; utile à son heure, il doit céder la scène du monde à des doctrines plus complètes. De son côté, l'antique spiritualisme de Platon et de Descartes meurt d'impuissance au milieu d'un siècle indifférent. Les temps nouveaux ont d'autres besoins, d'autres exigences; ils réclament un idéal de science qui sera un culte, un idéal de culte qui sera une science: il leur faut des prêtres qui soient des philosophes et des philosophes qui soient des prêtres. Telle est, comme on dit, la formule de l'absolu.

C'est là ce que nous entendons, c'est là ce que nous lisons chaque jour. Cette doctrine court les rues, chaque jour elle conquiert une popularité plus bruyante. On le voit, la critique de Strauss a fait son œuvre, et, des deux côtés du Rhin, les résultats ont marché vite. Nous avons eu, nous avons, nous aussi, des Bauer, des Feuerbach, des Stirner. L'esprit lancé dans cette voie, où s'arrêtera-t-il? Quel chemin n'a-t-il pas fait déjà? Une fois qu'il fut bien constaté que l'existence individuelle de Jésus-Christ était un mythe; quand il fut avéré, de par l'érudition d'outre-Rhin, qu'il y avait deux personnages bien distincts, l'un réel, l'autre légendaire, le Galiléen Téchoua et le Christ évangélique, œuvre fantastique de l'imagination des peuples; que la religion chrétienne n'était qu'une superstition surannée, quand elle n'était pas un fanatisme homicide; que le dogme sublime d'où est sorti le monde moderne était un événement naturel dans l'histoire des idées; qu'il était temps enfin qu'il

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