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d'un travail pédantesque. Ce double caractère est surtout manifeste à l'époque d'épuisement et de décadence, c'est-à-dire au quinzième siècle; c'est là qu'on peut voir s'étaler le luxe puéril des rimes batelées, fratrisées, annexées, concatenées, couronnées, rétrogrades, équivoques, et tout le fatras de logogriphes et d'acrostiches accumulés dans l'Art de dicter d'Eustache Deschamps, et dans la Science de rhétorique d'Henri de Croy. L'Art poétique français de Thomas Sibillet a recueilli et résumé toutes ces inventions en 1548: qu'il nous suffise de donner une idée de la scolastique des lourds beaux esprits qui avaient remplacé les naïfs trouvères de l'époque féodale, et qui s'intitulaient pompeusement << les grands Rhétoricqueurs ». Chercher des phrases nouvelles, a dit un critique moderne, c'est manquer d'idées torturer le vers pour en tirer des combinaisons de syllabes, c'est trahir l'absolue stérilité du génie poétique. On va voir par quelle fécondité d'inepties prétentieuses les rimeurs de ce temps-là suppléaient à l'absence d'idées et à la pauvreté de l'inspi

ration.

La rime riche s'appelait (on ne sait trop pourquoi) rime léonine, qu'il ne faut pas confondre avec la rime intérieure des vers léonins; elle comprenait, d'ordinaire, les deux dernières syllabes. L'assonance, abandonnée, dit Sibillet, aux poètes de village, s'appelait rime de goret. La rime que nous appelons « suffisante >> était simplement « la rime ». Venaient ensuite de nombreuses catégories de rimes extraordinaires où le moyen âge poétique avait mis tout le génie de sa décrépitude. La rime concatenée répétait au commencement d'une strophe le vers final de la strophe précédente la pièce entière ne formait ainsi qu'une seule chaîne. La rime annexée reprenait au commencement d'un vers la dernière syllabe du vers précédent; la rime fratrisée reprenait un mot entier :

Par trop aimer mon pauvre cœur lamente:
Mente qui veut, touchant moi je dis voir (vrai).

(Jean MAROT.)

1. L'Art de dicter et faire chansons, par Eustache Deschamps, est de 1392 environ; l'Art et science de rhétorique, par Henri de Croy, est de 1493 ce sont deux prosodies en prose.

La rime couronnée terminait le vers par deux consonances pareilles. Le vers à double couronne avait deux consonances pareilles à la césure aussi bien qu'à la rime :

Rime couronnée :

La blanche colombelle, belle.

Rime à double couronne :

Molinet n'est sans bruit, ne sans nom non.

(MOLINET.)

La rime emperière, c'est-à-dire impériale, voulait à la fin du vers trois consonances pareilles. « Cette espèce de couronnée, dit Sibillet, est dite « emperière » parce qu'elle a triple couronne » :

Prenez en gré mee imparfaits, faits, faits.

(In.)

On appelait rime équivoque ou équivoquée celle où la dernière et même les dernières syllabes d'un vers étaient reprises à la fin du vers suivant dans un sens différent, souvent avec une toute autre orthographe :

En m'ébattant je fais rondeaux en rime,

Et en rimant bien souvent je m'enrime (je m'enrhume);
Bref, c'est pitié d'entre vous rimailleurs,

Car vous trouvez assez de rime ailleurs.

C'est la rime calembour.

(Clément MAROT.)

La rime batelée faisait rimer la fin d'un vers avec la césure du vers suivant :

Pour ne tomber au damnable décours (chute),
En nos jours courts, aux bibliens discours
Avoir recours le temps nous admoneste1.

Ce qu'on appelle rime léonine dans les vers latins du moyen âge s'appelait, en vers français, rime renforcée. Dans les vers ainsi rimés, il y a deux consonances sem

1. Annonce ou Cry du mystère des Actes des apôtres, à Paris le 16 décembre 1510. (Frères Parfait, t. II, p. 348.)

blables, l'une au milieu, l'autre à la fin. Témoin cette épître de Lyon Jamet à Clément Marot :

Mais voirement, ami Clément,

Tout clairement dis-moi comment
Tant et pourquoi tu te tiens coi
D'écrire à moi qui suis à toi?...

Il y avait aussi des vers où les césures rimaient entre elles, deux par deux, comme les finales de chaque vers :

Chacun doit regarder, selon droit de nature,
Son propre bien garder, ou trop se dénature.

Le vers possédait ainsi deux rimes différentes, l'une au milieu, l'autre à la fin; les rimes du milieu correspondaient entre elles, et non avec celles de la fin, ce qui équivalait à couper les grands vers d'une même pièce en une suite de petits vers distincts. Ces rimes s'appelaient rimes brisées.

La rime senée1 avait lieu lorsque dans un vers ou une suite de vers tous les mots commençaient par la même lettre. On lisait, autrefois, sur la porte du cimetière de Saint-Séverin, à Paris, une inscription, dit Quicherat, qui était composée dans ce système :

Passant, penses-tu pas passer par ce passage
Où pensant j'ai passé?

Si tu n'y penses pas, passant, tu n'es pas sage;
Cár, en n'y pensant pas, tu te verras passé.

Nous ne prolongerons pas cette énumération. Nous laisserons de côté « les rimes rétrogrades, les rimes inverses, les rimes disjointes, les vers par contradiction, les vers à réponse, les vers décroissants, les vers monosyllabiques », et ceux qui se terminent, pendant toute une pièce, par la même lettre. La Pléiade, au seizième siècle, rejeta ces « espiceries » du moyen âge, comme elle les appelait dédaigneusement, mais elle eut le tort d'y substituer des innovations malheureuses, telles que les vers baïfins, dont il sera question ailleurs. C'est dans la première moitié du siècle suivant que

1. Senée, c'est-à-dire ingénieuse, pleine d'esprit. Du mot sen qui se retrouve dans le composé forsené (hors de sens).

s'établirent les règles particulières qui ont donné au vers français une forme constante, que des chefsd'œuvre ont consacrée.

CHAPITRE II

La césure, l'hémistiche et l'enjambement. La doctrine classique et ses adversaires.

Définition de la césure et de l'hémistiche. Examen critique de la loi du repos de l'hémistiche et de la césure fixe. Résumé des règles particulières et des exceptions. Différences essentielles entre la césure du vers français et la césure des vers grecs et latins. De l'enjambement aux principales époques de notre histoire littéraire.

Les nouvelles écoles poétiques qui se sont succédé en France depuis 1830 jusqu'à nos jours non seulement ont respecté la rime, cet élément si essentiel du vers français, mais elles se sont appliquées à lui donner plus de force et d'éclat. Leur préférence pour la rime riche va presque jusqu'à condamner l'emploi de la rime suffisante, qui ne leur suffit plus. C'est ce que le précédent chapitre nous a fait connaître. Il s'en faut qu'elles aient traité aussi favorablement ce qui est la base de toute versification comme de toute musique, le rythme et ses lois. Des innovations successives, de plus en plus hardies, ne tendent à rien moins qu'à le détruire, par la suppression de la césure obligatoire au milieu du vers, et par la liberté laissée à l'enjambement. On peut même dire que si elles attachent tant d'importance à marquer le relief de la rime, c'est parce qu'elles sentent la nécessité de demander à la sonorité des désinences un moyen de réparer ou d'atténuer le trouble et l'affaiblissement de la cadence du vers, résultat le plus certain de la nouvelle poétique.

Etablissons d'abord, avec toutes les particularités de leurs applications, les deux règles classiques sur la césure et sur l'enjambement. Nous signalerons ensuite,

en les appréciant, les tentatives faites dans le cours du siècle pour changer la structure intérieure du vers et pour substituer aux lois générales de la versification le régime nouveau de la liberté personnelle du poète.

§ Ier

La césure fixe et obligatoire. - Le repos de l'hémistiche. Examen critique de cette loi fon

damentale du vers français.

Ces deux mots, hémistiche et césure, ne sont pas entièrement synonymes. La césure est le temps d'arrêt, plus ou moins marqué, et quelquefois plus apparent que réel, qui semble couper par un léger repos de la voix et de l'esprit le mouvement du vers, sous la condition de s'accorder avec le sens et l'allure naturelle de la pensée que le vers exprime. Ce mot, d'origine latine, est un emprunt fait à la prosodie antique par la prosodie française 1. Boileau en a donné une définition bien connue, qu'il faut savoir comprendre, et dont on ne doit pas exagérer la rigueur :

Que toujours, dans vos vers, le sens coupant les mots
Suspende l'hémistiche, en marque le repos.

(Art poet., ch. Ier, v. 105.)

Cette coupure intérieure, qui suspend l'hémistiche, a pour caractère distinctif d'être fixe et obligatoire : elle doit occuper la même place dans les vers de même espèce, c'est-à-dire après un nombre déterminé de syllabes dont la dernière est accentuée. Tous les vers ne sont pas soumis à l'obligation d'une césure invariable; cette loi s'applique uniquement aux vers qui comptent plus de huit syllabes; les autres en sont affranchis par leur brièveté même. Dans l'alexandrin, la césure obligatoire se place toujours après la sixième syllabe accentuée, et comme elle sépare le vers en deux parties égales, on l'appelle césure de l'hémistiche, mot

1. Cæsura, coupure. Du verbe cædere, couper.

AUBERTIN. VERSIFIC, FRANC.

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