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prit, ne doit pas être obtenu sans souci du reste; l'esprit, comme l'oreille, a sa délicatesse et veut être ménagé. Or, il y a des finales qui, tout en donnant satisfaction à l'oreille, choquent l'esprit par de trop fortes différences de signification, d'étymologie et d'orthographe, ou par d'extrêmes négligences, par un air de vulgaire facilité; un goût épuré les réprouve, malgré leur sonorité correcte, et l'on a raison de les proscrire. Ainsi s'expliquent les interdictions suivantes.

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Malgré la ressemblance des consonances, le singulier ne rime pas avec le pluriel dans les noms, dans les adjectifs ou dans les verbes, ni la seconde personne des verbes avec un autre mot qui ne prend pas d's à la fin. Par conséquent, arme, larmes; dard, étendarts; tes charmes, il alarme; pardon, cédons, sont des rimes vicieuses. En général, un mot sans s finale ne rime pas avec un mot terminé par une s, un z ou un x: témoin, moins; accord, corps; lieu, mieux; vers, découvert, sont de fausses rimes; mais l'on fera bien rimer doux avec nous, ordonnés avec entrainez. Le t, le d et le c, ou autres lettres placées à la fin d'un mot empêchent la rime avec un mot qui n'aurait pas une de ces lettres, bien qu'elles ne se prononcent absolument point: ne faites done pas rimer or et sort, toi et toit, fer et souffert, loin et point, vou et veut, tyran et rang, Apollon et long, son et sont, etc. A plus forte raison des désinences en é ou és ne rimeraient pas avec er ou ers changé et verger, vengés et bergers seraient de

détestables rimes1. >>

Remarquons, toutefois, que c à la fin d'un mot, et g à la fin d'un autre mot, ne troublent point la rime; on peut en dire autant de d et t: pourquoi? parce que c et g, consonnes presque semblables, d'une origine souvent la même, se prononcèrent pendant longtemps de la même façon à la fin des mots, et parce que t et d, à cette même place finale, se sont longtemps confondus et ont été pris l'un pour l'autre. Ainsi talent ne rime pas avec milan, mais il rime avec grand, qui s'écrivait autrefois grant; toit, qui ne rime pas avec toi, rime avec froid et doigt; long, qui ne rime pas avec plomb,

1. Quicherat, p. 35-37.

rime avec tronc; rang, qui ne rime pas avec tyran, ni avec parent, rime avec sang et flanc. Dans certains mots, la rime, inexacte au singulier, devient juste au pluriel fers et soufferts, tyrans et expirants, rangs et parents peuvent rimer ensemble; ces mêmes mots, au singulier, seraient de mauvaises rimes. Comment s'explique cette dérogation à la règle en faveur du pluriel? La raison, sans doute, en est que l's du pluriel ajoute une ressemblance à ces finales et atténue ainsi la différence qui existe entre elles au singulier. Racine a donc pu dire:

Par quel charme, oubliant tant de tourments soufferts,
Pouvez-vous consentir à rentrer dans ses fers?

(Andromaque, I, 1.)

L'ancienne prononciation faisait sonner, à la fin d'un certain nombre de mots, des consonnes qui sont aujourd'hui muettes, comme nous venons de le dire à propos du c et du g; d'un autre côté l'usage ancien rendait muettes des finales, comme l, f, s, t, x, z, qui se font entendre aujourd'hui; aussi trouvons-nous dans nos vieux poètes, et même encore au dix-septième siècle, bien des rimes qui nous semblent fausses, mais qui l'étaient moins alors et se faisaient accepter d'un public accommodant. Sans avoir l'excuse de ces variations du langage et de l'orthographe, beaucoup de poètes dans les temps classiques et dans nos temps modernes, se sont affranchis de la rigueur des préceptes formulés plus haut: la comédie et les genres légers surtout se permettent de fréquentes licences. La Fontaine fait rimer encor avec fort et accord, Jupiter avec désert, fer avec sert, artisan avec opposant, faon avec content, talon avec long. Dans Molière, bouchon rime avec je t'en réponds, nœud avec jeu, seing avec main, prévenus avec Vénus, assis avec six, phébus avec écus, etc.

Les licences ne sont pas moins fortes, ni moins nombreuses au dix-neuvième siècle. Dans Augier, Ponsard, A. de Musset, V. Hugo, on trouve des rimes telles que celles-ci : nœud et peut, soi et soit, lui et fruit, hiver et vert, tapi et tapis, tourné et nez, remords et mort, etc. Le cas où l'on répugne le moins à négliger et tenir

pour nulles les consonnes finales muettes, est celui où elles sont précédées de voyelles nasales: on fait rimer couramment témoin et point, commun et emprunt, lien et vient, tien et tient, insolent et sang, méchant et champ1.

Il reste une dernière classe de rimes dont la consonance est régulière et qui cependant sont proscrites comme trop faciles ou trop banales. Elles observent les règles de la versification, mais elles pèchent contre cette loi fondamentale de la composition poétique qui condamne la négligence et la vulgarité. Elles ne sont pas dignes d'entrer dans une œuvre d'art. Par application de ce principe, un mot ne doit pas rimer avec lui-même. Ce ne serait, en effet, que le redoublement d'une rime unique. Mais quand deux mots, semblables par l'orthographe, diffèrent par le sens, ils peuvent rimer entre eux. Pas et point, particules négatives, riment bien avec pas et point substantifs.

Les accommodements ne font rien en ce point;
De si mortels affronts ne se réparent point.

(Le Cid, II, 111.)

Votre dueil est fini, rien n'arrête vos pas;
Vous êtes seul, enfin, et ne me parlez pas.

(Bérénice, II, IV.)

Le participe parti rime bien avec parti, substantif; livre, volume (librum, rime avec livre, poids (libram); le substantif nue (nuée, nubem), rime avec le participe nue (nudam). C'est ce qu'on appelle la rime des homonymes; cette rime est autorisée.

Sont regardés comme des mots semblables ceux qui se terminent par l'addition des mêmes monosyllabes, tels que je, ci, là, etc. De pareilles rimes, à peine tolérées à titre d'exceptions dans les genres voisins de la prose, sont, partout ailleurs, taxées de négligence et réprouvées :

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Est-ce que j'écris mal? Et leur ressemblerais-je?

Je ne dis pas cela. Mais enfin, lui disais-je...

1. Tobler, p. 151-154. tion de Molière, p. 154.

(Misanthrope, I, 11.)

Quicherat, p. 370-378. Souriau, la Versifica

Mais quand ces locutions terminées par les suffixes je, ci, là, etc., correspondent à des finales de consonance semblable, qui sont dépourvues de suffixes, la rime est correcte, car on ne peut plus lui reprocher de faire rimer le suffixe avec lui-même, comme dans la citation précédente. On peut approuver les deux rimes suivantes :

Cet homme en mon esprit restait comme un prodige,
Et, parlant à mon père : O mon père, lui dis-je.....

(V. HUGO, Feuilles d'automne, I, Souvenir d'enfance.)

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Les adverbes et les pronoms démonstratifs, voici, voilà, ceci, cela, ici et là riment très mal entre eux. Ces mots expriment une idée trop peu précise, et c'est pourquoi ils ne peuvent fournir que de pauvres rimes; leur désinence prend le caractère vague et banal de l'expression elle-même.

D'autres interdictions complètent celles que nous venons d'énumérer et se justifient par les mêmes raisons. Un substantif ne peut rimer avec le verbe qui en est formé, car il rimerait en quelque sorte avec lui-même. Ainsi les rimes suivantes seraient défectueuses arme, il s'arme; le calme, il se calme; offense, il offense, etc. Un mot ne peut rimer avec son composé, ni deux composés ne riment bien ensemble quand il y a une évidente analogie dans leur acception. Ordre et désordre; conduire et introduire; jeter et rejeter; voir, revoir, prévoir; mortel et immortel; content et mécontent, etc., seraient des rimes inadmissibles. «Non seulement des mots qui expriment des idées tout à fait analogues, comme malheur et douleur, ne sauraient rimer ensemble, mais les mots qui expriment deux idées exactement opposées l'une à l'autre, comme bonheur et malheur, chrétien et païen, seraient de mauvaises rimes, car la première condition de la rime, pour ne pas fatiguer et endormir, est d'éveiller quelque surprise, et rien n'est si près de l'idée d'une chose que l'idée de son contraire. C'est pour la même raison qu'on doit éviter les rimes avilies par leur banalité, telles que gloire et victoire, lauriers et guerriers, etc. 1»

1. De Banville, p. 76.

Selon cette même règle, on a blâmé la rime d'ami avec ennemi, de jours avec toujours, de dieu avec adieu.

La rime du mot simple avec ses composés, et de ceux-ci entre eux, est licite quand chacun de ces mots se distingue du mot correspondant par une signification dont la différence est bien marquée. On peut donc faire rimer front et affront, penser et dispenser, prix et mépris, etc. Pour les mots composés qui sont dérivés du grec et dont l'élément final est exactement le même, la rime est permise, car leur forme et leur origine les classent dans les exceptions. Boileau fait rimer épilogue avec prologue, hypothèque avec bibliothèque1.

En résumé, la loi générale, que nous venons d'examiner dans la variété de ses applications, pose en principe que la ressemblance des lettres et de l'orthographe ne suffit pas et qu'il faut avant tout satisfaire l'oreille par l'identité des consonances. Mais il est certains cas particuliers, que nous avons énumérés, où la rime, tout en remplissant cette condition nécessaire, doit être rejetée parce qu'elle ne répond pas aux justes exigences de l'esprit et du goût. Nous sommes ainsi conduits à expliquer la seconde loi principale et à traiter l'importante question de la légitimité des consonances.

§ III

Seconde loi fondamentale de la rime.- La qualité sonore des désinences. Les conditions d'une bonne rime.-Consonances qui semblent suffisantes et qui ne le sont pas.

«La langue française, dit M. Tobler, rend la rime. très facile; mais comme l'homophonie, assez souvent, se réduirait à fort peu de chose, si l'on s'en tenait strictement à la règle de la rime suffisante, il est des cas déterminés où la rime riche doit être exigée, parce qu'alors elle est seule suffisante. » En d'autres termes, par l'effet du peu de sonorité de notre langue, il est cer

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