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assez marquée et assez harmonieuse; l'instinct musical du peuple et des poètes populaires leur inspira de rendre plus sensible la valeur rythmique du vers en y ajoutant l'assonance finale ou la rime. L'origine tant discutée de la rime est certainement dans la poésie populaire. Qu'est-ce, en effet, que la rime? Une conséquence naturelle de la prédominance de l'accent. La fin de chaque vers étant accentuée, de cette similitude d'accentuation est résultée la ressemblance des mots de la fin, car cette ressemblance des mots a pour principe la ressemblance des sons.

Un second progrès compléta le premier et donna plus de précision et de puissance à la versification nouvelle on fixa à l'accent, outre sa place à la dernière syllabe, une autre place dans l'intérieur des vers, et on obtint ainsi une cadence bien plus marquée; c'est cet accent qui forme ce qu'on appelle la césure; les différentes places qu'il occupa déterminèrent les diverses formes du même vers.

Dans la poésie classique, la rime eût été un défaut plutôt qu'une beauté. En fixant l'attention sur certaines syllabes au détriment de l'ensemble, elle aurait troublé l'harmonie créée par l'agencement varié des longues et des brèves. C'est seulement à l'époque de la décadence qu'elle s'est montrée dans la poésie populaire avec le nouveau principe de versification. Les Florides d'Apulée, au deuxième siècle, contiennent, il est vrai, des tirades rimées; mais il n'y faut voir, sans doute, qu'un amusement de rhéteur ou une figure de style, comme l'accumulation. Dans la dernière Instruction de Commodien, écrite vers 270, tous les vers se terminent en o la rime est alors un ornement arbitraire, et non un élément essentiel de la versification. Elle semble plus obligatoire dans les hymnes du quatrième siècle: voyez les hymnes de saint Ambroise, celle de saint Hilaire sur l'Epiphanie, celle du pape Damase1 en l'honneur de sainte Agathe et le psaume abécédaire de saint Augustin contre les Donatistes. Ce psaume, où tous les vers se terminent en e, où les

1. Saint Hilaire est mort en 368; le pape Damase en 384. Le Psaume abécédaire, ainsi nommé parce qu'il se compose de vingt-quatre couplets dont chacun commence par une lettre de l'alphabet.

syllabes sont exactement comptées, où les hémistiches sont égaux et réguliers, annonce un système complet de versification tout différent de la métrique ancienne. Au cinquième siècle, Coelius Sedulius recherche avec soin les consonances. Certaines pièces de Fortunat 2 prouvent qu'on leur accordait, même dans les poésies restées fidèles à la prosodie savante, une certaine valeur rythmique. La rime léonine paraît pour la première fois, au sixième siècle, dans le Commonitorium fidelibus d'Orientius, et dans le poème de Marcus à la louange de saint Benoît, vers 610. Saint Boniface, au huitième siècle, parle des rimes de ses vers comme d'une partie intégrante de leur rythme; la rime s'associe, dans le poème de Béda sur l'Année, à la numération des syllabes et à la distinction des hémistiches. Les trois strophes de l'ode latine sur Rome, dont la notation musicale semble antérieure au septième siècle, sont rimées, et chaque strophe est monorime*. Qu'on parcoure les poésies populaires latines, les pièces liturgiques, et même les compositions d'apparence plus savante, antérieures au dixième siècle, quels qu'en soient le sujet et le caractère, odes, chansons, satires, par exemple, le chant sur la bataille de Fontenoy (841), le chant noté sur la mort de l'abbé Hug, fils de Charlemagne (844), le chant des soldats de l'empereur Louis II (871); tout est rimé.

La rime se prête à de nombreuses combinaisons dont on connaît la variété. La poésie chantée admet, en outre, certains agencements de rimes disposées dans un ordre déterminé, avec ou sans refrain: ce sont les couplets et les strophes. Du quatrième au dixième siècle, la poésie populaire latine et la poésie liturgique nous offrent d'abondants exemples de toutes ces combinaisons de la rime. Les strophes des hymnes de saint Hilaire et de saint Ambroise sont déjà monorimes; elles forment des quatrains octosyllabiques sur une même consonance qui varie à chaque quatrain. La chanson

1. Auteur d'un poème en cinq livres, intitulé Paschale carmen ou de Christi miraculis.

2. Venantius Fortunatus, né en 530, mourut en 609. Il fut évêque de Poitiers.

3. Saint Boniface vivait vers 730, et Béda mourut en 735. 4. Voir du Méril, Poésies populaires latines, etc., p. 239.

AUBERTIN.

VERSIFIC. FRANC.

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que les femmes de Meaux chantaiennt en choeur, au septième siècle, pour célébrer la victoire de Clotaire II sur les Saxons et l'efficace intervention de l'évêque Faron, était aussi monorime, peut-être d'un bout à l'autre1; dans l'Eloge de Rome, qui paraît être du même temps, chaque strophe compte six vers de douze syllabes sur une seule rime; chaque vers est coupé en deux hémistiches égaux comme ceux de nos alexandrins. L'hymne de sainte Agathe, composée par le pape Damase, au quatrième siècle, est en rimes plates; chaque strophe a quatre vers qui riment deux à deux : Stirpe decens, elegans specie, Sed magis actibus atque fide; Terrea prospera nil reputans, Jussa Dei sibi corde ligans.

Sedulius, au cinquième siècle, croise les rimes:

Hymnis venite dulcibus;
Omnes canamus subditum
Christi triumpho Tartarum
Qui nos redemit venditus 2.

Ainsi s'est développée, depuis l'époque des invasions barbares jusqu'au dixième siècle, cette poésie latine rythmique, affranchie des règles de la versification savante, et fondée sur une prosodie nouvelle. Par ses origines, elle se rattache directement, comme on l'a vu, à la poésie populaire des Romains, aussi ancienne que Rome elle-même : elle lui a emprunté sa forme et son rythme. On a pu y reconnaître les caractères distinctifs, les éléments essentiels et les lois de ce qui sera bientôt le vers moderne. Que restait-il à faire pour créer le vers français ? Il restait à créer la langue, à substituer des mots français aux mots latins. Lorsqu'au dixième siècle la langue romane des Gaules fut assez formée pour exprimer des idées avec précision et des sentiments avec force et avec grâce, on assembla des mots romans, au lieu de mots latins, selon les règles

1. Vie de saint Faron, par Hildegarius. (Dom Bouquet, t. III, p. 505.) La victoire est de 622. -- Voir l'Histoire de la littérature au moyen âge, t. Ier, p. 238 (2 édition). Eugène Belin.

2. E. du Méril, p. 118, 112, 146.

connues et les rythmes consacrés; l'art était le même; les habitudes, les procédés, la mélodie, rien ne changeait; la matière seule, c'est-à-dire la langue, était différente. << La versification romane, dit M. L. Havet, est une variété de la versification latine rythmique. Les vers de Dante ou de Chrestien de Troyes sont des vers rythmiques latins, faits avec des mots italiens ou français. » L'examen des plus anciens monuments de la poésie française confirmera ces observations.

CHAPITRE II

Première apparition du vers français.

Epoque probable où l'on a commencé à composer des vers dans le roman des Gaules. Conjecture de M. Gaston Paris qui la fixe au huitième siècle. Les plus anciens monuments de notre poésie; la cantilène de Sainte Eulalie, la Passion du Christ, la Vie de saint Léger, la Vie de saint Alexis. Caractères de la versification dans ces poèmes primitifs. Les mérites du style. Comment, et sur quels modèles, se sont formés l'octosyllabe, le décasyllabe et l'alexandrin?

Dans le haut moyen âge, à l'époque où le roman remplaçait le latin rustique dans le parler de l'ancienne Gaule, c'est-à-dire vers la fin des temps mérovingiens, i existait déjà, selon toute vraisemblance, quelques essais de poésie populaire en langue romane, les uns, d'inspiration profane; les autres, d'origine ecclésiastique. Par l'effet même de l'évolution qui transformait le langage courant, ces ébauches primitives se substituèrent peu à peu à la poésie latine rythmique ou, du moins, se produisant à côté de cette poésie latine consacrée par l'Eglise, la prirent pour modèle. On se souvient que, dans la première moitié du neuvième siècle, les capitulaires de Charlemagne et les conciles de 813 et de 851 ordonnèrent aux évêques de prêcher en roman et de traduire, à l'usage du peuple, les homélies

1. Page 240.

des Pères tel fut l'humble début de l'éloquence de la chaire en langue française. La poésie romane, qui était appelée, elle aussi, à de si hauts destins, eut vers le même temps des commencements très modestes; car c'est alors, sans doute, et en s'inspirant du même esprit, que l'Eglise adopta, par une semblable innovation, l'usage du roman dans les chants pieux qu'elle mêlait aux cérémonies du culte ou qu'elle répandait parmi les foules pour les instruire et les édifier. De là, ces cantilènes sacrées, ces vies des saints mises en vers assonancés dont nous possédons de si anciens monuments. Outre cette poésie, d'origine ecclésiastique, il y en avait une autre, d'un caractère tout différent, qui nous est connue seulement par les fréquents témoignages de l'histoire; elle comprenait les chants guerriers, les cantilènes héroïques, d'où sont sorties un peu plus tard les chansons de gestes: là aussi le roman commençait à évincer le latin et le tudesque, et il y faut probablement ajouter ces improvisations plus ou moins grossières, chansons satiriques, chansons de plaisir ou de tristesse, dont se satisfait, en tout temps et en tout pays, la gaieté ou la passion des multitudes.

Selon M. G. Paris, le vers roman aurait paru en Gaule dès le huitième siècle. « La versification française, ditil, a pour caractère essentiel de substituer le mouvement ïambique (v-) au mouvement trochaïque (-v); nous le disons au sens rythmique, bien entendu. Ce changement a dû s'opérer en même temps que la langue perdait toutes les ultièmes atones, sauf l'a, ayant déjà, à quelques exceptions près, perdu les pénultièmes atones, c'est-à-dire vers le huitième siècle. Tous les vers français, à mon avis, remontent à cette période1. ›

Ce qui nous frappe dans les textes si heureusement retrouvés et si doctement publiés de notre plus ancienne poésie religieuse en français, surtout dans la Vie de saint Léger, qui est du dixième siècle, et dans celle de saint Alexis, qui appartient au siècle suivant, c'est l'allure facile et sûre du style, une précision et même assez souvent une fermeté d'expression déjà sensible, Ja justesse du rythme, le soin de la cadence, l'exacte

1. Romania (1884), p. 625.

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